De Bruxelles à Tripoli: Barrack Rima transforme la souffrance en poésie

Sophie Soukias
© BRUZZ
04/02/2021

Vitrine des littératures arabes et diasporiques à Bruxelles, Lagrange Points devient également un repère d'arts graphiques. Une excellente nouvelle que l'on doit, entre autres, à Barrack Rima. Le bédéaste belgo-libanais vient de sortir Dans le taxi, un voyage en escarpins dans le Tripoli de son enfance. "Aujourd'hui, je sais pourquoi j'ai quitté le Liban."

Rue des Tanneurs. Un matin d'hiver. Une lumière douce s'invite à travers les grandes baies vitrées du Lagrange Points, éclairant les trésors de ce petit coin de paradis littéraire à Bruxelles. Des livres issus du monde arabe (en langue arabe mais aussi en français, anglais et néerlandais), des revues et des posters soigneusement encadrés. De rares pièces artisanales : des tote bags cousus main, de somptueux jeux d'échecs et de tawla (backgammon) en provenance de Damas ou encore des reproductions de figurines retrouvées dans la cité antique de Palmyre, signées par la famille Almoutlak – originaire de Palmyre, dispersée par la guerre et réunie aujourd'hui à Bruxelles.

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| Oscillant entre Bruxelles et Beyrouth, féminin et masculin, BD et cinéma, Barrack Rima incarne la multiplicité des identités qui nous façonnent.

Les tapis soyeux, les plantes grasses et les chaises vintage veloutées achèvent de faire de cette librairie – et coffee bar, lieu de rencontres et de concerts, hors confinement – un repère intensément chaleureux de la scène littéraire et culturelle du monde arabe. "Un endroit comme celui-ci manquait à Bruxelles. À Paris, il y a l'Institut du Monde Arabe et des librairies spécialisées. À Bruxelles, on trouve beaucoup de librairies religieuses mais pas de lieu portant la culture arabe dans sa dimension laïque et contemporaine", dit Barrack Rima en prenant place sur une confortable chaise de style Louis XVI.

Parti du Liban pour étudier les beaux-arts et le cinéma en Belgique, le bédéaste est installé depuis bientôt trente ans à Bruxelles (de 1998 à 2003, il colorait d'un strip hebdomadaire les pages de Brussel Deze Week, l'ancêtre du BRUZZ magazine : "C'est comme ça que j'ai commencé à apprendre le néerlandais").

Lancé en 2019 par Feras Abo Dabboseh, politologue originaire de Damas ayant complété ses études à Liège et à Bruxelles, le Book Store Café Lagrange Points s'est d'abord concentré sur la littérature, la philosophie et la poésie avant de s'étendre, fin 2020, aux arts graphiques grâce à une collaboration avec Barrack Rima et le bédéaste égyptien Shennawy.

En résulte le coin "Imprimé/Gedrukt – Focus on Graphic Arts" : deux grandes tables recouvertes de BD pour adultes et pour enfants, des livres graphiques et des revues mais aussi des affiches et impressions réalisées par des artistes du Liban, d'Égypte, de Tunisie et de la diaspora, égayant les murs de la librairie et sa vitrine.

« Chacun de nous rêve pour l’humanité entière »

Barrack Rima

"On a fait venir des articles de France mais le gros du stock vient de Beyrouth", dit Rima qui, afin de s'épargner les frais de poste et le casse-tête des douanes, n'a pas hésité à s'en remettre au fameux système B des "valises". "J'ai envoyé une amie et ma compagne à Beyrouth, elles sont revenues avec 120 kg de livres !"

AU-DELÀ DES MILLE ET UNE NUITS
Sur la table centrale, reposent les magazines et les anthologies de Samandal ("Salamandre" en arabe). Un collectif dédié aux nouvelles formes de bande dessinée libanaises et internationales basé à Beyrouth, et dont Barrack Rima fait activement partie depuis 2010. "On voulait montrer que les arts graphiques, ça n'est pas seulement une culture ancienne des Mille et une Nuits. Il y a des choses modernes et novatrices qui se font. Samandal va au-delà de la BD, on s'intéresse aux productions alternatives et aux expérimentations du langage", dit Rima.

"Une scène assez bouillonnante existe depuis dix-quinze ans. Elle tire ses influences de tous les horizons, que ce soit l'école franco-belge, les Américains, les Latino-Américains ou les mangas." Une émulation qui s'est entre-temps frayé un chemin jusqu'aux grands festivals internationaux dédiés aux arts graphiques comme Angoulême (Samandal y reçoit le Prix de la BD alternative en 2019), Lyon, Erlangen ou encore Lucerne.

Édités par la maison marseillaise Alifbata ("ABC" en arabe), spécialisée dans les livres graphiques du monde arabe, les créations de Barrack Rima s'inscrivent résolument dans la nouvelle énergie dessinée qui souffle sur le monde arabe et sa diaspora. Après une trilogie consacrée à Beyrouth – trois ouvrages éponymes témoignant de la relation complexe, tantôt fantasmée, tantôt douloureuse, que l'artiste entretient avec la capitale libanaise en constante mutation – l'artiste bruxellois est de retour avec Dans le taxi, un nouveau roman graphique en noir et blanc. Toujours situé en territoire libanais mais cette fois dans la ville où il est né, en 1972 : Tripoli.

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"Avec l’âge, il devient possible d’aborder des choses douloureuses de l’enfance", dit Barrack Rima.

Si Dans le taxi a pour décor la deuxième ville du Liban (située au Nord, à une quinzaine de kilomètres à peine de la frontière syrienne) et si la richesse de son histoire et de son patrimoine, ses blessures de guerre et d'après-guerre, ses utopies et ses désillusions, sont joliment évoquées par le dessinateur, Tripoli est avant tout une excuse invoquée par Barrack Rima pour accéder au territoire brumeux de ses souvenirs d'enfance. Retourner à Tripoli, c'est croquer dans une madeleine de Proust au goût à la fois tendre et amer, quand il n'est pas carrément écœurant.

"Je pense qu'il y a une certaine maturité qui arrive avec l'âge qui fait que cela devient possible d'aborder des choses qui sont liées à son enfance", dit l'artiste, âgé aujourd'hui de 48 ans. "Parce qu'il s'agit de choses douloureuses et qu'auparavant, je n'avais pas la force de le faire." Ces plaies, pas tout à fait cicatrisées, Barrack Rima les enduit d'un savant mélange d'autobiographie et d'autofiction. "Je ne suis pas obligé de raconter la vérité. Il y a aussi des choses que je ne veux pas raconter car elles font trop de peine."

TAXI ET INCONSCIENT COLLECTIFS
Dès les premières cases de Dans le taxi, l'auteur sème le doute en prétendant être né sur la banquette arrière d'un taxi collectif. Ce début poétique dont il convoque toute la puissance narrative donne le ton de l'histoire qu'il s'apprête à raconter. Un récit reposant autant sur des souvenirs avérés que sur des rêves – histoires irréelles basées sur des expériences réelles – qu'il a soigneusement retranscrits pendant une dizaine d'années. "J'ai des carnets avec des milliers de pages de rêves", dit Barrack Rima qui explique suivre une analyse avec un spécialiste jungien.

"Au début, j'ai entamé ce travail pour moi-même mais j'ai ensuite compris que retranscrire mes rêves en dessins permettait un travail de transformation. Je sortais de l'anecdote personnelle pour m'ouvrir à un public de lecteurs. Si on creuse les couches successives d'interprétation des rêves, on arrive à des images qui concernent tout le monde. Jung appelle ça l'inconscient collectif. Chacun de nous rêve pour l'humanité entière"

Barrack Rima

| Les romans graphiques de Barrack Rima s’inscrivent résolument dans la nouvelle énergie dessinée qui souffle sur le monde arabe et sa diaspora.

Si Barrack Rima n'est pas vraiment né dans un taxi collectif – "Je suis né dans un hôpital comme la plupart des gens (rires)", cet espace symbolique ne pouvait servir de meilleur réceptacle aux rêves dessinés de l'auteur. "Au Liban, le taxi collectif est un espace public qui avance", dit l'artiste. "On fait un bout de chemin ensemble. Comme c'est petit, les gens ont tendance à papoter et le conducteur a l'habitude de se mêler des discussions. C'est comme un petit salon qui obéit à des règles propres."

Installé à l'avant du taxi, à côté du chauffeur, Barrack Rima observe les passagers défiler. Des inconnus, des parents, des amants, … Grosses lunettes rondes, salopette et talons hauts, le petit Barrack Rima – un enfant d'une dizaine d'années – fait à son tour irruption dans le véhicule, sous le regard horrifié de son père, installé de l'autre côté de la banquette. "J'ai besoin de photographies pour dessiner. Alors j'ai demandé à ma fille de poser pour moi. Je lui ai donné des lunettes et elle a mis les chaussures de sa maman. Elle me ressemble beaucoup quand j'étais jeune", dit Rima.

Mais l'auteur tel qu'il est dessiné dans le taxi n'est pas seulement un observateur passif des allées et venues qui rythment son trajet. Barrack Rima se fait aussi le commentateur des échanges qui se déroulent sous ses yeux, quand il n'entre pas lui-même en dialogue avec les personnages qui peuplent le véhicule. "Et toi, pourquoi veux-tu partir ?", demande-t-il à une passagère bien décidée à quitter le Liban. Et la dame de répondre : "Parce que j'étouffe".

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« Je mets en scène des éléments de ma vie pour en faire des symboles. Cela permet peut-être de résoudre certaines choses », dit Barrack Rima.

"Dans mon cas, je suis parti pour des raisons à la fois conscientes et inconscientes", répond Barrack Rima lorsque nous lui retournons la question. "J'ai quitté le Liban un mois avant la fin de la guerre. Il n'y avait pas d'horizons pour les jeunes. Et puis, il y a eu une toute petite éclaircie au début des années nonante où on avait l'impression que tout était possible. On était mus par une volonté de reconstruire, de faire des choses, de faire de l'art. Ça a duré deux-trois ans et puis la situation est devenue étouffante."

Rapidement, le pays bascule dans la corruption et la mauvaise gestion. "Rien ne fonctionnait, il fallait avoir des pistons pour s'en sortir, l'eau et l'électricité se sont mises à couper tout le temps, les gens devenaient méchants, … Il y avait une forme d'individualisme exacerbé nourri par les chefs de guerre, parce que ça les arrange de diviser les gens."

"Aujourd'hui la question n'est plus de savoir si on étouffe au Liban. Aujourd'hui, c'est la catastrophe", s'attriste Rima en évoquant un pays au bord de l'implosion, brisé par une crise économique, le coronavirus et la gigantesque explosion au Port de Beyrouth.

TRANSFORMER LA SOUFFRANCE
"Dans les années nonante, j'ai hésité à me réinstaller au Liban. Mais aujourd'hui, je comprends que si je ne l'ai pas fait, c'est parce qu'il m'était impossible de vivre ma sexualité dans ce pays", poursuit l'artiste. Cette douleur longtemps enfouie se faufile en escarpins à travers les planches de Dans le taxi. Plutôt que de s'apitoyer sur son sort, Barrack Rima fait ce qu'il sait faire de mieux : "Transformer la souffrance en bandes dessinées, en amour et en poésie".

Dans le taxi magique monté de toutes pièces par l'auteur, se joue le spectacle de la vie, de sa vie. Jouant les narrateurs, il décompose et recompose son histoire. La met en boîte, comme au théâtre et au cinéma, pour mieux se la réapproprier. L'assemblage n'est pas seulement un acte narratif. Les cases qui s'enchaînent dans le roman graphique sont le fruit de merveilleux collages, mêlant les textures et les supports, comme de vieilles photographies tout droit sorties des années quatre-vingt.

Avant je traversais Bruxelles en robe et avec du vernis, et je m'en foutais

Barrack Rima

"Je mets en scène des éléments de ma vie pour en faire des symboles. Cela permet peut-être de résoudre certaines choses", dit l'artiste, passionné de théâtre, ayant d'ailleurs travaillé comme assistant et vidéaste pour des metteurs en scène bruxellois comme Rahim Elasri. Sur la petite table à café en bois qui sépare nos deux chaises, Barrack Rima déballe les originaux de Dans le taxi, laissant voir son minutieux jeu d'encres et de découpes. Sur sa main gauche, on remarque un ongle verni d'une couche de bleu foncé.

" Il m'arrive encore quelques fois de me travestir, pour jouer avec ma fille, par exemple. Il y a eu une période où je traversais Bruxelles habillé en robe et avec du vernis. Et je m'en foutais. Depuis, que je suis papa, j'ai beaucoup moins le temps", dit Barrack Rima. "Je ne suis pas une personne trans et me travestir n'est pas une identité que je revendique. Mettre une robe et du vernis vient d'un désir de jouer et de développer le masculin et le féminin. Pour moi, le plus important est de pouvoir vivre pleinement sa sexualité." Après une période hétérosexuelle suivie de relations homosexuelles, Barrack Rima sait aujourd'hui qu'il est bi. "Ce qui compte, c'est de vivre l'expérience qui se présente avec amour et bonheur."

Oscillant entre Bruxelles et Beyrouth, féminin et masculin, BD et cinéma, l'artiste incarne la multiplicité des identités qui nous façonnent. "J'ai été tiraillé entre deux pôles avant de comprendre qu'il est possible de vivre cette ambivalence paisiblement", dit Rima. "Très longtemps j'ai rêvé ce mouvement de va-et-vient qui finit par devenir circulaire. Aujourd'hui, je comprends de quoi il s'agit." Cette image puissante et libératrice hante La Sieste du Matin, le prochain roman graphique de Barrack Rima. Un ouvrage entièrement dédié aux récits produits par l'inconscient de l'auteur. "Les rêves m'ont permis de comprendre énormément de choses"

1739 BARACK RIMA DANSLETAXI CORR LOW-1

DANS LE TAXI Alifbata, 96™p., 18™€

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