Interview

Erell Hemmer entre père et mer : ‘Le deuil te vient en vagues’

Kurt Snoekx
© BRUZZ
29/09/2021

Le 10 juin 2012, Erell Hemmer devenait fille sans père. De cette « première nuit de deuil » découle, à travers chagrin, colère, chaleur et confrontation, une mémoire vivante de photos, gravures et textes. Pourquoi suis-je incapable d’aller sur la tombe de mon père ? est un voyage poétique, brillant et plein d’espoir, entre père et mer.

« C’était à 18h un dimanche. Il y a cinq ans, jour pour jour. Ma première nuit de deuil », figure au cœur de Pourquoi suis-je incapable d’aller sur la tombe de mon père ? C’est une note de 2017 d’Erell Hemmer, alors fille bretonne, aujourd’hui photographe bruxelloise. « J’avais vingt ans, et du jour au lendemain, tout s’est effondré. » D’un seul coup, sans préavis, Erell Hemmer devenait fille sans père.

« Dans ces moments, quand on perd quelqu’un, on traverse des émotions hyper puissantes, qui peuvent toutes se mélanger, partir et revenir, comme des phases. Il y a la tristesse, le chagrin, la colère – parce que ce n’est pas normal, ce n’est pas juste. Tu te renfermes. Tu es énervée contre tout. Les autres, toi-même. Parce qu’il y a toujours une sorte de culpabilité. Et dès que ça va un peu mieux et que tu ris, ça devient soudain angoissant. Et puis, il y a la colère, car tu as oublié la douleur dans un moment d’inattention. »

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« J’ai terminé ce livre neuf ans après la mort de mon père. Et ça va mieux évidemment, tu reconstruis ta vie. Mais après, ces émotions, ces blessures, c’est toute la vie. Le deuil te vient en vagues. »

SORTIR DE L’EAU
Ces vagues traversent Erell Hemmer depuis son plus jeune âge. Née au Havre, ayant grandi en Bretagne en tant que fille du marin, capitaine et expert maritime François Hemmer, la mer exerce sur elle une attraction irrésistible. « Elle me manque, ici à Bruxelles », acquiesce-t-elle. « La mer est tellement de choses. Elle change tout le temps. Elle fait partie de moi. »

La mer est tellement de choses. Elle change tout le temps. Elle fait partie de moi

Erell Hemmer

« En 2017, j’ai fait un voyage en Amérique latine. Toute seule. Rien que mon sac à dos, mon appareil photo et moi. Arrivée au Chili avec mon billet de retour pour quatre mois plus tard, j’étais terrifiée. Dans une sorte de premier réflexe, je suis allée directement de Santiago à Pichilemu, une ville au bord de la mer. J’y suis restée trois jours, dans une auberge près de la plage, et j’y ai trouvé la paix. »

Les photos de ce voyage – un deuxième chapitre dans le rite du deuil, sur la route vers la résilience – font partie de Pourquoi suis-je incapable d’aller sur la tombe de mon père ? « Le premier chapitre était l’exposition de mon travail de fin d’études au 75 au Musée Juif en 2016. Sans vraiment m’en rendre compte, j’ai fait de la mort de mon père le sujet de mon projet, les secousses que sa mort à provoquées en moi. Dans ce premier chapitre, j’étais encore sous l’eau, pour ainsi dire, et je me débattais encore avec ce qui s’était passé. Les réactions chaleureuses m’ont ensuite motivée à poursuivre le projet. »

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« Mon voyage en Amérique latine a été le deuxième chapitre, dans lequel je suis revenue à la surface, je me suis ouverte au monde. Et puis il y a eu mon voyage en Indonésie, où je suis restée dix mois, dans le cadre d’une résidence. Dans ce troisième chapitre, je me suis vue grandir, m’émanciper, guérir. C’est là que je suis vraiment sortie de l’eau. Cette évolution, ce voyage initiatique de cinq ans m’a permis de me défaire de la culpabilité, de comprendre que la perte, la mort, le deuil ne sont plus tabous, que je peux assumer mes faiblesses, et que je ne suis plus dans cette tristesse qui m’empêche de vivre. Ce livre contient tout cela. »

FLUIDE
Pourquoi suis-je incapable d’aller sur la tombe de mon père ? rend justice au flux et au reflux des émotions. Au silence, au vide, au manque et à la recherche d’une langue qui exprime l’indicible. « Journal de deuil, le livre que Roland Barthes a consacré à sa défunte mère, a été une sorte de déclic. Chaque jour, il notait une phrase, une émotion. De façon très précise et précieuse. Ce livre m’a fait prendre conscience que je ne suis pas seule, que j’ai le droit de parler de mes émotions. J’ai commencé à écrire moi-même des petites choses, à prendre des photos, de vides, de paysages, de la mer, des arbres, des natures mortes, des gens de dos... De loin, en observant, jamais de face. »

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Le livre d’Erell Hemmer ne capture pas l’âme – de son père, du deuil – de face, mais en prenant de la distance, en abandonnant la linéarité et la chronologie, et en passant du personnel à l’universel. En étant mobile. Entre révéler et dissimuler, entre se taire et parler, entre se volatiliser et devenir tangible. Pourquoi suis-je incapable d’aller sur la tombe de mon père ? est fluide, multiforme. En intégrant non seulement des photos d’Erell Hemmer, mais aussi des photos et des diapositives de son père, et des textes d’elle, de son père et de La lumière de Bouchka, un livre pour enfants sur une fille qui perd son père et qui est envahie par la colère et le chagrin et perd la notion du temps et de l’espace.

Cette tombe, cet endroit froid où le monde veut que reposent nos morts, n’est pas mon père. Je le retrouve dans ce qui m’entoure

Erell Hemmer

« Toutes ces choses m’ont beaucoup parlé. D’autant plus que Bouchka était le petit nom que mon père m’avait donné. Je suis tombée par hasard sur ce livre en faisant des recherches pour ce projet. Tant de choses ont émergé. Ces diapositives qu’il annotait en turquoise, les photos de ses voyages, de son service militaire, de son travail lorsqu’il était expert maritime et faisait des recherches sur des épaves. Et puis il y a le petit texte qu’il a écrit dans un cahier à dix-sept ans, alors qu’il venait de devenir marin, dans lequel il explique très poétiquement qu’il l’avait choisi avec soin pour lui confier ses pensées. »

FLUX ET REFLUX
« À part cet extrait, ce cahier est resté vide. C’est beau, non ? » Erell Hemmer sourit. Ce sont ces petites traces auxquelles l’œil reste accroché, qui marquent l’âme. Comme l’image placée horizontalement d’un arbre vivant, dans lequel transparaît l’être humain abattu. Comme les algues qui recouvrent le paysage telles des gravures, ou les buissons recouverts qui représentent la protection, mais aussi la métamorphose, la recherche d’une forme. Pourquoi suis-je incapable d’aller sur la tombe de mon père ? est du même acabit, un moule liquide dans lequel le deuil, ce paradoxe entre oubli et souvenir, vient se déposer. « Je me souviens quand mon père rentrait à la maison après une mission à l’étranger et m’impliquait dans ce petit rituel qui résonne encore aujourd’hui : ‘Tiens, mon appareil photo, Bouchka, il reste deux photos sur la pellicule. C’est toi qui décides ce que tu veux en faire.’ Et moi, en tant qu’enfant de huit ans, je sortais invariablement mon Playmobil. » (Rires)

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Pourquoi suis-je incapable d’aller sur la tombe de mon père ? est comme une vague qui déferle continuellement sur les pieds, laissant des traces dans le sable. « Le titre est une question que je me suis souvent posée », raconte Erell Hemmer. « Une question qui n’en était pas une, je m’en suis rendu compte après cinq ans. Parce que je connais la réponse. Cette tombe, cet endroit froid où le monde veut que reposent nos morts, n’est pas mon père. Je le retrouve dans ce qui m’entoure. Là où je trouve le silence, derrière mon appareil photo – un moyen format argentique – où je suis obligée de prendre mon temps, de me concentrer, de me recueillir. » Entre l’éternel flux et reflux.

ERELL HEMMER : POURQUOI SUIS-JE INCAPABLE D’ALLER SUR LA TOMBE DE MON PÈRE ?
Livre :
80 + 28 p., 35€, Macaronibook, Instagram : @macaronibook
Lancement : 5/10, 18.00, La Nombreuse, Instagram : @lanombreuse
Erell Hemmer : Instagram : @erellhemmer

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