1755 hamza Halloubi
© Ivan Put | "Comment peindre le portrait de quelqu'un sans visage?", se demande Hamza Halloubi en posant devant l'une de ses installations au centre d'arts Argos.

Kunstenfestivaldesarts: Hamza Halloubi donne une voix aux 'perdants' de l'Histoire

Sophie Soukias
© BRUZZ
28/05/2021

Les artistes du Kunstenfestivaldesarts continuent à faire vibrer la ville. Parmi ceux-ci, le Bruxellois Hamza Halloubi, dont l'exposition chez Argos invoque la poésie pour modifier la destinée des "perdants" de l'Histoire. Focus sur les sources d'inspiration d'un artiste hautement inspirant.

Qui raconte les histoires et quels sont les récits qui nous parviennent ? Artiste bruxellois originaire de Tanger, Hamza Halloubi s'est fait un nom à l'international avec des peintures et de courts formats vidéo dont le dispositif, d'apparence simple et spontanée, dégage une intense poésie empreinte d'une gravité, tout aussi profonde. Tant l'artiste est conscient de la brutalité des mécanismes qui régissent le monde des humains. Dans You left me my lips, and they shape words, even in silence, son nouveau travail, accompagnant le Kunstenfestivaldesarts, Hamza Halloubi pose son regard concerné sur les vies broyées par ces rouages, se faisant l'écho de toutes ces voix déformées, quand elles ne furent pas carrément réduites au silence.

Ainsi du destin de Cherifa. Fréquentant dans les années quarante le cercle des intellectuels occidentaux installés à Tanger, elle devient l'amante de la romancière et dramaturge américaine Jane Bowles, épouse du compositeur et écrivain Paul Bowles. C'est avec Cherifa que Jane partagera les dernières années de sa vie. "En dehors des écrits de Jane elle-même et quelques écrivains américains, il ne subsiste aucune trace de Cherifa, si ce n'est 2 ou 3 photos où elle est représentée avec un voile intégral", dit Hamza Halloubi. "La littérature produite par les écrivains installés à Tanger la décrit comme une femme très méchante, faisant souffrir Jane. Elle est représentée comme une sorcière et accusée d'avoir administré du poison à Jane. Seulement, quand on lit la très belle biographie de Jane Bowles (Une femme accompagnée, signé Dillon Millicent), on comprend la subjectivité de ces propos."

1755 CABIN Une femme accompagnee
"Jane Bowles. Une femme accompagnée" de Dillon Millicent.

Figée dans une version unilatérale des faits, Cherifa est condamnée à rester aux yeux de l'Histoire le démon d'une écrivaine américaine à la vie mouvementée. Rien de plus. Déterminé à modifier la trajectoire de sa destinée posthume, Hamza Halloubi s'efforce de lire entre les lignes. "Je regarde cette histoire avec mon point de vue de Marocain issu de la classe moyenne et j'y découvre la stratégie de protection, très intéressante et peu étudiée, d'une femme analphabète évoluant dans ce groupe d'écrivains américains", dit Halloubi. "Dans cette littérature des années cinquante, que j'aime beaucoup d'ailleurs, les auteur.ice.s n'imaginent pas une seconde que leurs écrits atterriront un jour entre les mains de lecteurs maghrébins. C'est comme les peintres orientalistes qui s'adressent aux Occidentaux."

Les damnés de la terre
Décentrer son regard, c'est ce que n'a cessé de préconiser l'écrivain et penseur américano-palestinien, auteur de l'essai de référence L'Orientalisme, Edward Saïd. Son ouvrage, Réflexions sur l'exil, sert de livre de chevet à Hamza Halloubi depuis le jour où il se l'est procuré. "Lire Edward Saïd a d'autant plus de sens avec ce qui se passe à Gaza en ce moment. C'est quelqu'un qui prenait des risques en affichant ses convictions. Il va choisir de quitter son confort pour rejoindre la défense des groupes minoritaires, ces 'damnés de la terre', comme les appelle Frantz Fanon".

Ces "perdants" de l'Histoire comme lui les nomme, Halloubi tente de les sortir du silence avec les moyens qui sont les siens : l'art. "C'est cette idée que l'on retrouve dans la poésie de l'auteur palestinien Mahmoud Darwich : cette force qui émane de la faiblesse. Malgré tout, la poésie parvient à s'élever contre les machines de guerre et d'oppression." Car dans le travail de Hamza Halloubi, il est aussi et avant tout question d'art. "Comme disait Walter Benjamin, une œuvre littéraire ne peut être politiquement juste que si elle est également juste au sens littéraire."

1755 CABIN Reflexions sur l exil
"Réflexions sur l'exil" de Edward Saïd

"Ma problématique est donc artistique : comment peindre le portrait de quelqu'un qui n'a pas de visage ?" Aux côtés de Cherifa, Hamza Halloubi propose, entre autres installations visuelles exposées au centre d'arts visuels Argos, une deuxième vidéo, se déclinant sous la forme d'un dialogue entre une sculpture congolaise expatriée au Musée d'Afrique centrale à Tervuren et une immigrée congolaise. Encore une fois, la littérature coloniale est la seule à en livrer une description, la seule à produire un discours à son égard. "Les savoirs et la technologie africains entourant la sculpture ont été emportés avec elle. Elle est comme prise en otage."

Nouvelles vagues
Si beaucoup d'objets et de récits ont perdu à jamais leur mode d'emploi originel, de nouvelles créations émergent chaque jour un peu plus pour raconter des histoires décentrées et en laisser des traces. À l'instar du réalisateur algérien Tariq Teguia dont le premier long-métrage sorti en 2006, Rome plutôt que vous fut primé dans de nombreux festivals internationaux. Au beau milieu de la décennie noire algérienne, Zina et Kamel cherchent un "marchand d'espoir" qui pourrait les aider à quitter le territoire. "C'est un film très radical, tourné de manière brute et sobre avec quelques plans très poétiques", dit Halloubi. "Tariq Teguia a beaucoup de choses à dire de notre contemporanéité."

"Sortilèges" de Ala Eddine Slim

Autre réalisateur maghrébin à suivre à la trace : le Tunisien Ala Eddine Slim dont le film Sortilège fut sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs cannoise en 2019. "J'aime ce film surprenant qui mélange conte populaire, science-fiction et pensée mystique. J'en retiens des images sublimes dont un plan séquence magnifique de 15 minutes mettant en scène une course de police à travers la nuit de Tunis."

Des récits puissants, il s'en raconte aussi à la pelle du côté du nouveau cinéma asiatique, dont Hamza Halloubi raffole. Du Chinois Bi Gan et son Kaili Blues (2006) à son compatriote Wang Bing en passant par le Sud-Coréen Hong Sang-soo. "C'est un momentum qui fait que ces voix émergent, comme elles ont émergé en Italie, par exemple, dans les années soixante avec des cinéastes comme Pasolini, Visconti, Rosselini, …", dit Halloubi. "Pour moi, aujourd'hui, c'est là que se trouvent les histoires."

HAMZA HALLOUBI - YOU LEFT ME MY LIPS, AND THEY SHAPE WORDS, EVEN IN SILENCE 29/5 > 18/7, Argos, www.kfda.be

Iets gezien in de stad? Meld het aan onze redactie

Site by wieni