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| Dans sa création sonore documentaire 'Tango Ya Bakoko', Nguizani Mansuela mobilise les souvenirs de jeunesse de onze « grands-parents » congolais.

Nguizani Mansuela: ‘Interrogez vos grands-parents car il y a urgence'

Sophie Soukias
© BRUZZ
16/12/2021

Après avoir enchanté le Zinnema, la création sonore immersive Tango Ya Bakoko, signée Nguizani Mansuela, fait escale au festival Bruxelles/Africapitales. "J'ai souhaité vous placer, tels des enfants, sous l'arbre à palabres pour écouter nos aînés conter l'histoire de la colonisation et de la décolonisation du Kongo belge."

Septembre 2017. Nguizani Mansuela apprend la mort de son père via un sms de son frère en provenance du Congo. À la douleur de la perte se mêle "un immense sentiment de gâchis." Son père vient d'emporter avec lui une partie de la mémoire familiale, des souvenirs qui ne seraient désormais transmis que par voie parcellaire, des histoires qui ne seraient jamais plus racontées de sa bouche. "Le lendemain, mon fils fêtait son troisième anniversaire. Il n'avait jamais vu son koko (grand-père, NDLR) qu'à travers l'écran de mon téléphone intelligent", dit Nguizani Mansuela.

Cette voix singulière qui était celle de son père, fils d'un notable de la Province du Bas-Congo, adolescent au moment de l'indépendance de 1960, n'était pas la seule à s'éteindre. Les anciens quittaient le monde des vivants chaque jour un peu plus nombreux, privant leur descendance de leur témoignage, chacun formant les pièces du puzzle du grand récit collectif : "Il y avait urgence".

Journaliste de formation, artiste sonore et initiatrice du collectif Kimuntu & Nguizani, Nguizani Mansuela décide alors de se lancer dans le projet d'une création sonore placée sous le signe de la mémoire, du partage et de la transmission. "Je suis arrivée de RDC en Belgique à l'âge de presque six ans. J'ai toujours été proche des histoires. J'ai le souvenir d'avoir toujours adoré être dans les parages de ma grand-mère et de mon grand-père. J'ai vécu ma venue en Belgique comme un déracinement et c'est pour cette raison que je n'ai eu de cesse toute ma vie d'aller chercher ces histoires, un peu comme des madeleines de Proust."

TANGO YA BAKOKO - PODCAST - EP1 - "AU COEUR DE L' ALIÉNATION"

Ainsi naissait Tango Ya Bakoko, "À l'époque des grands-parents" en lingala. Découpé en quatre épisodes, le podcast revisite la période coloniale, le tournant historique de l'Indépendance, la décolonisation et pour certain.e.s la construction en Belgique d'une identité déracinée, et finalement le processus de réappropriation de leur histoire que traversent les jeunes générations afropéennes d'aujourd'hui.

Pour se faire, Nguizani Mansuela convoque la mémoire familiale de onze "grands-mères" et "grands-pères" en partenariat avec l'ASBL bruxelloise Le Manguier en Fleurs (proposant des activités aux seniors pour les sortir de l'isolement).

Dans cette création artistico-documentaire, la parole du témoignage n'est pas la seule à se faire entendre. La parole chantée, et plus généralement la musique, dont le rôle social et politique a façonné l'histoire congolaise, jalonne Tango Ya Bakoko. "Et c'est ce que j'adore quand je suis au Pays. Quand je suis dans notre montagne à Matadi en dessous du manguier de Maman et que l'on chante."

Aux souvenirs des anciens se mêlent trois voix "expertes" : Nadia Nsayi, politologue, autrice du livre Dochter van de dekolonisatie et depuis peu collaboratrice pour la programmation culturelle de l'AfricaMuseum, l'anthropologue Carol Sacré et Georgina Dibua, coordinatrice de l'ASBL Bakushinta, pour la valorisation des cultures congolaises. "Il ne s'agissait pas de faire un cours ex cathedra mais de leur demander de me raconter cette histoire à l'aune de leur identité et de leurs propres prises de conscience", dit Nguizani Mansuela.

ÇA FROTTE ET ÇA PIQUE
"Je veux réhabiliter le récit de vie comme élément scientifique dans la recherche historique sur le Congo. La parole de nos ancêtres a trop souvent été confisquée par d'autres", dit l'artiste sonore. "Mon choix s'est porté sur le lien intime qui peut s'établir entre ces voix et les auditeur.rice.s. Des voix qu'elles et ils n'ont pas l'habitude d'entendre dans le débat sur le Congo, son indépendance et sa place dans le monde. On ne peut transmettre qu'à partir du moment où l'on s'est extrait du regard dominant. Je me réapproprie le narratif et, que vous le vouliez ou non, ça gratte, ça frotte et ça pique."

« La parole de nos ancêtres a trop souvent été confisquée par d’autres »

Nguizani Mansuela

Car en donnant une présence à ces voix absentes, l'artiste entend bien venir gratouiller le discours sur la colonisation et la décolonisation qui a longtemps dominé les imaginaires. Qu'il s'agisse de démystifier la mission civilisatrice et sanitaire ayant justifié l'œuvre coloniale, de convoquer les souvenirs des violences perpétrées contre les populations assujetties ou de mettre en lumière les mécanismes de résistance de ces mêmes populations – "C'est ma manière de dire aux jeunes : vous pensez que tout a commencé avec Black Lives Matter mais nous nous sommes toujours battus". Le tout à travers l'apparente banalité de souvenirs du quotidien : l'école, la chicotte (le fouet), le couvre-feu, la "ville" pour les blancs et la "cité" pour les "indigènes", …

Si certains souvenirs se croisent, ils ne se ressemblent pas pour autant, tant les expériences varient selon que l'on vienne de la ville ou de la campagne, que l'on soit une fille ou un garçon, noir ou métis, que l'on soit l'enfant d'un instituteur ou d'un militant politique, né ou pas de parents dit "évolués" (terme employé par les colons pour qualifier les Congolais considérés comme "assimilés" à leur culture et bénéficiant à ce titre d'un certain nombre d'avantages).

Ainsi Tango Ya Bakoko n'a de cesse de tordre le cou au narratif hégémonique. Même lorsqu'il s'agit de raconter le tournant historique de l'Indépendance. "Papa Félicien Mawoko se souvient que pas grand monde savait ce que signifiait le mot 'indépendance'. Vous avez tout dans cette phrase", dit Nguizani Mansuela, qui confie au passage être intimement persuadée que c'est parce qu'elle est elle-même Congolaise que les aînés à qui elle tend le micro se sont confiés comme ils ne se seraient jamais dévoilés "devant une journaliste blanche".

TANGO YA BAKOKO - PODCAST - EP2 - "(R)EVOLUTION"

"Je leur disais : c'est notre moment, il nous appartient. Ici, vous êtes face à votre enfant qui a besoin de recueillir votre parole parce que vous allez disparaître", dit Nguizani Mansuela. "Quand je l'enregistre, Papa Valentin Kayila me dit 'Madame' mais lorsque je mets sur pause, il me dit 'Ma fille'."

DO IT YOURSELF
"Papa Valentin, c'est une bibliothèque vivante, il a lui-même écrit beaucoup de choses", poursuit l'artiste sonore. "Il est en train de partir tout doucement et c'est pour cela qu'on est en train de recueillir sa parole, son souffle."

À la question de la sauvegarde des témoignages vient s'ajouter celle de la conservation des écrits et des images. Lettres, correspondances, journaux de bords, albums de famille et toutes autres archives capables de témoigner du passé. "On y travaille", répond Nguizani Mansuela.

Face à l'effritement de la mémoire, la créatrice sonore invite à voir le lancement de son podcast comme le début d'un mouvement beaucoup plus large de collecte des souvenirs. "L'idée, c'est de dire que ce que j'ai fait avec mes aînés, vous pouvez le faire aussi. Un enregistreur, c'est un dispositif léger, ça coûte 600 euros et ça vous amène partout. Que vous soyez en Belgique ou en Afrique, allez dans vos villages et dans vos familles, fouillez vos caves et greniers, interrogez les gens qui sont en train de partir, ne serait-ce qu'avec votre téléphone portable. Car il y a urgence."

Tango Ya Bakoko, c'est une création à écouter sur YouTube mais aussi une exposition itinérante mêlant installation sonore et photographies (des portraits des "grands-parents" en question signés Leila Lahbi M) inaugurée au Zinnema avant de faire escale aux Halles de Schaerbeek dans le cadre du festival Bruxelles/Africapitales.

Pour sa part, Nguizani Mansuela estime avoir rempli sa mission documentaire en Belgique et travaille en ce moment au volet "made in RDC" de Tango Ya Bakoko. "Émotionnellement, ça a été très intense mais je pense qu'on a réussi un tour de force magnifique, malgré l'adversité."

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