Festival Congolisation: les héritiers

Sophie Soukias
© BRUZZ
14/01/2020

Rendez-vous enthousiasmant de la mi-janvier, le festival Congolisation a coutume de célébrer la scène artistique afrodescendante aux alentours de la date d'anniversaire de la mort de Patrice Lumumba, figure incontournable de la décolonisation du Congo. Alors que, parallèlement, de nombreux pays d'Afrique noire s'apprêtent à souffler leurs soixante bougies d'indépendance, BRUZZ s'est entretenu avec trois artistes invités dont le travail s'inscrit (in)directement dans l'héritage des luttes d'émancipation.

DOPE SAINT JUDE

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En tant qu'artiste, vous sentez-vous particulièrement portée par les combats décoloniaux des années soixante en Afrique noire ?
Dope Saint Jude : Comme je suis née bien après les années soixante, c'est surtout l'idée de décolonisation qui résonne en moi. Aujourd'hui, la décolonisation prend d'autres formes. On se bat pour reconnaître l'importance de l'histoire et des récits africains comme des formes légitimes. Aujourd'hui, la décolonisation s'exprime dans la vie de tous les jours, à travers des collections de mode qui ne sont plus nécessairement occidentalisées ou par des musiques ancrées en Afrique et célébrant l'africanité.

Quelles sont les figures de la lutte anti-apartheid qui vous inspirent le plus ?
Dope Saint Jude : Mes deux inspirations principales sont Steve Biko et Winnie Mandela. Biko, parce qu'il a parlé de s'aimer soi-même et d'aimer chez soi le fait d'être noir, d'être soi-même sans s'excuser de l'être, et d'être fier. Winnie Mandela est une femme extrêmement forte qui a porté le mouvement de libération sur ses épaules et qui n'a pas reçu la reconnaissance qu'elle méritait.

Est-il important que l'histoire de tels leaders soit transmise aux nouvelles générations ?
Dope Saint Jude : Les jeunes générations doivent être au courant de ces combats parce que c'est la seule manière d'empêcher que l'histoire se répète. Cela étant dit, je pense que les jeunes artistes africains n'ont pas à porter tout le temps sur leurs épaules le poids des luttes décoloniales. Ils doivent pouvoir avoir la liberté d'aller vers l'avant et de créer un nouveau monde. La musique africaine doit pouvoir aussi être célébrée pour sa pure beauté et sa valeur de divertissement, au même titre que la musique occidentale, dont on n'attend pas qu'elle soit politisée. De mon côté, je me situe entre ces deux idées : je rends hommage au passé, tout en regardant vers le futur.

Salué par la critique internationale, le hip-hop puissant et novateur de Dope Saint Jude fait le tour de la planète. Les concerts énergiques de la rappeuse et productrice originaire d'Afrique du Sud ont la réputation d'enflammer les foules. (18/1, 20.00, concert de clôture au KVS BOL)


DEOGRACIAS KIHALU

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En quoi la figure de Patrice Lumumba vous inspire-t-elle en tant qu'artiste ?
Deogracias Kihalu :
La liberté et le courage que Lumumba incarne inspirent aujourd'hui de nombreux artistes congolais mais aussi, plus généralement, africains. Mon travail artistique fait écho à cette liberté lorsque je cherche à toucher des points sensibles, à aborder des tabous comme la réparation, les atrocités commises au Congo et le devoir de mémoire. Au Congo, le sujet n'est pas tabou comme en Belgique, mais il est relégué aux oubliettes de l'histoire, parce qu'une grande partie de la population n'est pas scolarisée. Voilà pourquoi il importe aujourd'hui que des "petits Lumumba" agissent au sein de la société.

Dites-nous-en plus sur ces "petits Lumumba".
Kihalu : Un petit Lumumba, c'est un artiste qui n'a pas froid aux yeux et qui ne craint pas d'aborder des sujets qui dérangent. C'est un artiste qui se bat pour exhiber et imposer son point de vue au public et à la scène artistique. Aujourd'hui, il y a beaucoup d'artistes au Congo qui touchent aux questions décoloniales, mais malheureusement leurs œuvres sont exposées dans des milieux fréquentés essentiellement par les expatriés. Leur art ne parvient pas à atteindre la population congolaise.

L'art peut-il contribuer à compenser un certain manque de visibilité des combats décoloniaux au sein des manuels d'histoire et des musées ?
Kihalu : Oui, l'art peut vraiment contribuer à plus de visibilité. De nombreuses personnes vont désapprouver ce que je vais dire, mais je trouve, personnellement, que les monuments coloniaux à Bruxelles, comme les statues de Léopold II, doivent rester dans la ville, parce qu'à ce jour, ce sont les seuls éléments qui rappellent les faits qui ont été commis au Congo. Sans ces monuments, c'est le vide intégral et l'histoire est invisible. Tant qu'il n'y aura pas de nouvelles créations artistiques pour venir porter un regard critique sur ces statues, je suis d'avis qu'elles doivent rester là où elles sont.

Artiste congolais fraîchement installé en Belgique, Deogracias Kihalu expose lors du festival sa série Les spectres de la colonie. A travers des photomontages, il révèle comment le passé colonial continue de hanter notre présent (à voir au KVS BRAZZA dans le cadre de l'expo Afro-diaspo-arts).


NADINE BABOY

1690 Nadine Baboy

En quoi la figure de Lumumba vous inspire-t-elle en tant qu'artiste ?
Nadine Baboy : Lumumba était un héros et quand les héros dérangent, on les assassine. Je pense qu'il existe un parallèle entre cette histoire et ce qui se passe pour les artistes aujourd'hui en Belgique. En tant qu'artistes, nous avons le pouvoir révolutionnaire de nous exprimer sur les dysfonctionnements de la société. En coupant le budget pour la culture de soixante pourcent, les pouvoirs flamands s'arrangent pour faire taire ces héros. Si les artistes considérés comme faisant partie d'une minorité, dont je fais partie, vont être les premiers à souffrir de ces mesures, tous les artistes sont concernés. Nous sommes les membres d'un seul corps.

L'art peut-il contribuer à compenser un certain manque de visibilité des combats décoloniaux au sein des manuels d'histoire et des musées ?
Baboy : Être artiste, c'est pouvoir raconter son histoire. Mon solo Terre Riche (présenté en 2016, NDLR) abordait la question des convoitises dont fait l'objet le Congo. Il était question du chaos organisé et de la manière dont on fait taire les voix dérangeantes. Cette pièce avait pour but de faire exister une histoire qui n'est pas racontée dans les médias et qui est absente des manuels d'histoire. Un dicton m'a accompagné tout au long du processus créatif : tant que les lions ne raconteront pas leur histoire, le récit se fera toujours à la gloire du chasseur.

Est-il important que l'histoire de figures telles que Patrice Lumumba soit transmise aux nouvelles générations ?
Baboy : Je pense qu'il est important que les jeunes puissent connaître le combat de Lumumba qui, à l'époque, fut complètement diabolisé par les médias belges. Lumumba était présenté comme un ennemi à abattre et il faut que les jeunes puissent comprendre aujourd'hui que Lumumba n'était pas porté par un esprit belliqueux mais par une volonté de paix et d'affirmation de son identité. Il voulait pouvoir se réapproprier son pays et réunir les Congolais dans la construction de ce pays.

Couronnée du Brussels Bijou en 2017 pour sa création Désintégration culturelle, Nadine Baboy brasse les disciplines artistiques et les styles au sein de ces mêmes disciplines. En résultent des créations hybrides qui font écho à son identité multiple (17/1, 20.30, KVS BOX, dans le cadre de la Carte blanche Moya Michael).

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