Le Canine Collectif déshabille le plaisir féminin: 'Le sexe n'est pas un trou noir'

Sophie Soukias
© BRUZZ
03/04/2023
© Saskia Vanderstichele

Après le succès de la pièce de théâtre La Théorie du Y et le carton de la websérie éponyme déclinée en trois saisons, Caroline Taillet, Léone François et Violette de Leu sont de retour sur les planches avec Orgasme(s). Un spectacle qui s’aventure au bout du plaisir féminin sans rougir et surtout sans s’excuser.

Qu'est-ce que le Canine Collectif?

— Né en 2014, il héberge 11 acteur.ice.s et créateur.ice.s qui se sont réunis à leur sortie de l’IAD. Tous les membres ne participent pas nécessairement à chaque projet

— En 2015, Caroline Taillet crée pour le collectif le spectacle La Théorie du Y, dans lequel jouent Violette de Leu et Léone François. La pièce aborde la thématique de la bisexualité. Elle sera jouée plus de 120 fois, notamment pendant le festival OFF d’Avignon

— En 2017, Caroline Taillet s’associe à Martin Landmeters pour adapter La Théorie du Y en websérie. Le succès est immédiat. La série bénéficie d’une belle reconnaissance internationale

— En 2019, le collectif dans son entièreté monte Régis, un spectacle qui questionne la notion d’intrusion

Dans La Théorie du Y, pièce de théâtre et puis série télé imaginée par Caroline Taillet, le Canine Collectif se posait la question de savoir s’il était possible de tomber amoureux sans se demander si c’est d’un homme ou d’une femme. Dans Orgasme(s), le même collectif se demande pourquoi si peu de femmes atteignent l’orgasme et pourquoi personne ne semble être au courant.
Face à ce constat très dommageable pour les femmes mais aussi pour les hommes, Caroline Taillet, Violette de Leu et Léone François fusionnent derrière le personnage-marionnette de Lisa, jeune trentenaire hétérosexuelle qui, malgré une sexualité active, n’a jamais atteint le nirvana.

Échouée dans un bungalow habité par l’esprit de sa grand-tante un peu sorcière, Lisa affronte les démons qui entravent son plaisir, portée par les témoignages d’autres femmes ayant fait ce trajet avant elle. Certaines sont restées en couple sans explorer la jouissance sexuelle de peur de déplaire, d’autres ont été victimes de violences sexuelles, d’autres encore ont mis des années à assumer leur orientation sexuelle. « On espère que ce spectacle va libérer la parole. Pour que les femmes qui désirent jouir y parviennent.»

Avant d’arriver à Bruxelles, votre spectacle a été joué dans divers lieux culturels du Brabant Wallon. Cette tournée a-t-elle été bien accueillie ?
Violette de Leu : On sent que c’est vraiment touchy.
Caroline Taillet : On a fait des bords de scène à Rixensart et à Nivelles et la thématique de la sexualité était peu abordée. C’est comme s’il y avait un besoin de contourner le sujet en parlant d’autre chose : de la mise en scène, des marionnettes. On a aussi fait une séance scolaire l’après-midi avec des ados dont les questions étaient légèrement plus explicites, notamment autour de la scène de l’orgasme où on nous a demandé, par exemple, pourquoi la marionnette se détachait de son corps et qu’elle s’envolait.

Violette de Leu, Caroline Taillet, Léone François
© Saskia Vanderstichele | Violette de Leu, Caroline Taillet et Léone François : « On espère que ce spectacle va libérer la parole. Pour que les femmes qui désirent jouir y parviennent.»

Ce sont les jeunes qu’Orgasme(s) vise en priorité ? Mieux vaut être en harmonie avec son plaisir dès les premières expériences amoureuses.
de Leu : On aimerait toucher ce public-là même si on sent que c’est encore un gros tabou. On se rend compte que le tabou vient avant tout des professeurs. Emmener une classe voir un spectacle qui parle d’orgasme, ça n’est pas évident à assumer.
Taillet : C’est pour cela qu’on essaie de créer un soutien pédagogique. On travaille avec des associations et des plannings familiaux pour aller avant et après dans les classes. Dans toute la tournée qu’on a faite dans le Brabant Wallon, on a eu des demandes de professeurs de Perwez et Nivelles seulement. On a également postulé à un festival de théâtre jeune public très reconnu et l’organisation n’a même pas accepté de venir voir le spectacle pour candidater sous prétexte qu’il n’était pas adapté aux adolescent.e.s. C’est étonnant parce que notre spectacle sur la bisexualité (La Théorie du Y) avait eu une belle réception dans ce même festival et cette visibilité lui avait valu une belle tournée.

L’orgasme féminin est plus tabou que la bisexualité ?
de Leu : Lorsqu’on jouait La Théorie du Y, on constatait beaucoup plus une libération de la parole après le spectacle. Pour Orgasme(s), on sent que c’est gênant et que ça peut mettre mal à l’aise des gens qui viennent en couple.
Taillet : Aujourd’hui, on parle ouvertement d’orientation sexuelle, difficile de se positionner contre la bisexualité sans passer pour quelqu’un d’homophobe. Dans La Théorie du Y, on parlait d’amour et de relations amoureuses, dans Orgasme(s) on traite d’un sujet intime qui risque de susciter des remous au sein du couple. Et c’est le but, quelque part.

« Emmener une classe voir un spectacle qui parle d’orgasmes, ça n’est pas évident à assumer »

Violette le Leu

Vous jetez une bombe en laissant entendre dès le début du spectacle que si une femme n’est pas certaine d’avoir déjà eu un orgasme, c’est qu’elle n’en a jamais eu.
Léone François : Remettre en question sa manière de faire l’amour, c’est questionner plus largement tout notre rapport au patriarcat. Ça chamboule le prisme avec lequel on interagit, avec des conséquences inévitables sur l’intimité. On peut être en couple pendant des années et ne jamais connaître l’orgasme. Et on sait que ça concerne une partie des femmes qui sont assises à côté de leur mari dans la salle. C’est une découverte que l’on a faite nous-mêmes parce qu’on a commencé à en parler et qu’on s’est rendu compte qu’il y avait un tabou même entre nous. En interviewant une grande diversité de femmes pour le spectacle, on a compris qu’il y avait beaucoup plus de femmes que l’on pensait qui n’avaient jamais connu l’orgasme, ou alors très tardivement. On a beaucoup dit que nous n’avions interrogé que des femmes qui avaient un rapport problématique au sexe mais il se fait que ça a été le cas de tous les témoignages qu’on a eus, ça va des petits soucis au viol. La sexualité est complexe.
de Leu : Il s’agit aussi du fait que la majorité des femmes n’ont pas d’orgasme avec la pénétration. Il s’agit donc de déconstruire cette idée reçue. Même pour nous-mêmes à 30 ans, c’est compliqué.
Taillet : On se demande si tout le monde est conscient de ça et on se rend compte qu’on vit dans un microcosme. On lit beaucoup là-dessus, on écoute des podcasts, mais ça reste une bulle qui n’est pas représentative du « vrai » monde.

Vous avez chacune effectué ce travail de déconstruction du plaisir féminin. Comment en ressortez-vous ?
de Leu : C’est très différent pour chacune. Caroline et Léone sont en couple, moi je suis célibataire, donc je dois à chaque fois éduquer les garçons (rires). Tu peux déconstruire beaucoup plus de choses avec ton partenaire de longue date qu’avec quelqu’un que tu ne connais pas, à moins qu’il ne se soit lui-même déjà déconstruit. Vraiment, je trouve que ça n’est pas facile.
François : Ça n’est pas facile en couple non plus. On se retrouve à remettre en question des choses qui sont installées depuis des années.

Comment s’est manifesté le déclic ?
François : C’est parti d’une soirée à boire du rhum à trois en tournée lors de notre précédent spectacle. On a commencé à se confier les unes aux autres.
Taillet : On avait déjà lu des choses à ce sujet et ça s’est affiné quand on a commencé à écrire le dossier du spectacle et à faire des interviews avec une grande variété de femmes.

Seules des femmes témoignent dans votre spectacle ?
Taillet : Au début, on a pensé interviewer aussi des hommes, mais il y avait déjà tellement de choses à dire et à écouter sur le plaisir féminin qu’on s’est dit qu’il fallait peut-être laisser des hommes faire un spectacle sur le plaisir masculin. Pendant les représentations scolaires, le public était majoritairement constitué de garçons et on a vu à quel point ils étaient intéressés. C’est comme s’ils pouvaient regarder par le trou de la serrure et voir les femmes parler ente elles et ce qu’elles se disent.

Les hommes font partie de ce système et ils en sont aussi les victimes ?
de Leu : Oui, évidemment. C’est une pression énorme et il faut en parler. Mais en tant que femmes, ça n’est pas à nous de le faire.
François : Dans le spectacle, il y a une femme trans qui s’exprime et dont le témoignage fait beaucoup de bien. Comme elle a été socialisée en tant que garçon, elle explique la pression qui repose sur les hommes de devoir bander et de devoir durer, par exemple. Ce point de vue nous semblait intéressant car on n’avait pas envie de blâmer les hommes.
Taillet : Une autre parole importante est celle d’une femme qui imagine un monde où les femmes ne jouissent pas et sont parfaitement heureuses. On ne voulait pas présenter l’orgasme comme quelque chose d’incontournable. On peut tout à fait ne pas s’y intéresser mais ça doit rester un choix. Mais si l’envie de jouir y est, on espère pouvoir libérer la parole pour que les femmes qui le désirent y parviennent.

Dans la pièce, Lisa, le personnage principal, trouve l’orgasme dans la solitude.
François : Oui parce que c’est en se connaissant soi-même et son rapport à son propre corps qu’on peut partager son plaisir avec quelqu’un d’autre. Avant tout, il importe d’avoir un regard bienveillant sur soi et son plaisir.
Taillet : Lors des interviews, on a pu aussi mesurer l’ampleur du tabou autour de la masturbation féminine. On a eu envie d’encourager ça, de sortir de la honte.

Orgasme(s)
© Leslie Artamonow | C’est dans le bungalow magique de sa grand-tante décédée que Lisa partira en quête de l’orgasme.

Un autre tabou que vous faites sauter est celui des pulsions sexuelles chez les petites filles.
de Leu : On est brimées très tôt. La honte s’installe dès l’enfance.
François : Une petite fille qui a des guilis dans le bas du ventre, ça met très mal à l’aise le public. Tout ce que l’on montre est une petite fille sur un petit cheval de bois mais évidemment qu’il y a tellement de choses qui se construisent à ce moment-là. C’était d’autant plus important de s’adresser aux jeunes dans ce spectacle car ce n’est pas à 16 ans et un jour que l’on découvre le rapport à la sexualité.
de Leu : On a demandé aux femmes interviewées à quel âge elles avaient ressenti leurs premières sensations de plaisir et c’était très jeune. Et c’est tout à fait naturel.
Taillet : À nouveau, on n’en parle pas dans les écoles. Ça nous semble tellement essentiel de parler de la sexualité pas uniquement sous l’angle des maladies ou du risque de grossesse. Le plaisir c’est beau et positif, et non pas sale, honteux et flippant. Beaucoup de femmes n’ont jamais osé regarder leur sexe dans un miroir.

Ce que Lisa ose faire. À quel moment avez-vous décidé de faire de Lisa une marionnette ?
de Leu : À partir du moment où on a voulu organiser un orgasme sur scène. On avait l’image de ce corps de femme qui s’envole dans une explosion de paillettes, et ça c’est impossible de le faire avec nos corps à nous. C’est comme ça que l’idée de la marionnette est apparue. On voulait s’approprier la beauté du sexe.
Taillet : Le sexe, ça n’est pas un trou noir, c’est lumineux et brillant. La marionnette nous permettait de sortir du théâtre documentaire et d’aller vers la poésie.
François : La pièce est joyeuse. Même si on parle de tabous et de choses difficiles, ça reste une célébration.

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