Peeping Tom : cauchemar au clair de lune

Sophie Soukias
© BRUZZ
09/10/2019

Après Vader et Moeder, la compagnie internationale basée à Bruxelles Peeping Tom continue d’explorer les tréfonds de la filiation avec Kind, le dernier volet de leur trilogie familiale. Une plongée hallucinée et hystérique dans le monde de l’enfance, pas si innocente que ça. Noir, fascinant et savoureusement dérangeant.

Dans un décor nocturne digne de Twin Peaks, cinq performeurs et performeuses se débattent avec l’imagination d’une petite fille (une interprétation grandiose de l’actrice et mezzo-soprano de 55 ans Eurudike De Beul) aux émotions en dents de scie. Rapidement, le conte de fées quasi-muet prend des allures de film d’horreur suffocant. La musique se déchaîne, les cris de terreur percent le ciel lunaire surplombant des falaises menaçantes, trop réelles pour être vraies. Au fur et à mesure que se raconte la comptine cauchemardesque, l’enfance montre son vrai visage.

Dans le dernier chapitre de leur seconde trilogie commencée en 2014, l’Argentine Gabriela Carrizo, qui avait dirigé Moeder, et le Français Franck Chartier, en charge de Vader, signent des retrouvailles monumentales et profondément hantées avec leur dernier rejeton Kind. Poursuivant leur style inclassable (entre danse, théâtre et acrobatie), le couple de chorégraphes ayant transité par les Ballets C de la B et la Needcompany avant de fonder en 2000 leur compagnie mondialement acclamée Peeping Tom et de devenir parents, s’enfonce toujours plus loin dans l’ambiguïté des rapports familiaux et de la nature humaine.

Autant inspirée par les études psychologiques (pulsions, refoulements et transmission transgénérationnelle) que par les imaginaires amplifiés de ses propres performeurs (acteurs et danseurs, hommes et femmes, de divers âges et nationalités), la compagnie à l’identité visuelle toute-puissante emprunte au langage cinématographique (références à Ingmar Bergman et autres, décors hyperréalistes, mouvements en slow motion, etc.) pour emmener le spectateur dans un monde équivoque et perturbant, quand il n’est pas grotesque. Un monde surréaliste où l’enfant se révèle à la fois un redoutable prédateur et une proie ô combien vulnérable.

Un univers intensément désenchanté qui fait sombrement écho à la marche inéluctable du monde. « On s’est demandé quel effet la banalisation de la violence pouvait avoir sur la brutalité innée des enfants, et où tout cela allait nous mener », nous confiaient début juillet Franck Chartier et Gabriela Carrizo, rencontrés à Amsterdam alors que Kind ouvrait le festival international de danse contemporaine Julidans.

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| Couple, parents et chorégraphes de la compagnie Peeping Tom, Gabriela Carrizo et Franck Chartier replongent en enfance pour le dernier volet de leur trilogie consacrée à la famille.

Ce soir, le public a beaucoup ri, notamment lors de scènes plutôt sombres voire dérangeantes, et le spectacle s’est clôturé par une standing-ovation. Aviez-vous anticipé ces réactions ?
Gabriela Carrizo : On ne peut jamais prévoir les rires ou les réactions du public. Ici on se retrouve dans le cas spécifique d’un spectacle sur le thème de l’enfance qui porte beaucoup de violence et de controverse. Quand on est confronté à des situations fortes ou brutales, on ne sait pas comment on va réagir. Rire peut être la manifestation d’un inconfort. Je pense qu’à la fin du spectacle, on a réussi à transmettre quelque chose au spectateur et qu’il a été touché.

Vous vous étiez séparés artistiquement pour les créations de Moeder et Vader, étiez-vous contents de vous retrouver pour Kind ?
Franck Chartier : On aime bien se déséquilibrer et se mettre en situation difficile, c’est comme ça qu’on a décidé de se séparer pour Vader et Moeder. Ce ne fut pas une décision facile à prendre, on était très habitués à travailler à deux et tout à coup on se retrouvait seuls. Au début ça a été une peur terrible: on se retrouvait isolés avec tous les choix et les responsabilités. Quand tu es à deux, tu partages, tu discutes. Petit à petit, on a commencé à se manquer et à la fin, on n’avait qu’une envie, c’était de se remettre à travailler ensemble.

Kind est le point final d’une trilogie familiale qui a vu le jour en 2014. Le résultat est-il proche de ce que vous aviez commencé à entrevoir il y a cinq ans ?
Chartier : Au début, Kind s’inscrivait dans un travail autour de l’héritage. Que lègue-t-on, plus ou moins consciemment, à nos enfants en tant que parents ? On aimait bien le concept du fantôme en psychologie. L’idée qu’un tabou, comme une agression sexuelle par exemple, soit véhiculé sur plusieurs générations. Un tabou naît dans une famille et le fantôme se glisse sous la forme de gestes ou de mots traduisant une angoisse. Le tabou peut ressortir jusqu’à six ou sept générations plus tard. C’est à partir de là qu’on a basculé vers l’idée de la violence inconsciente pour ensuite explorer la banalité de la violence et les névroses qu’on lègue de manière tout à fait aveugle, sans s’en rendre compte. On était surpris de voir à quel point le monde de l’enfance renvoyait non seulement à l’innocence, la joie et les rêves, mais aussi à des mondes noirs et cauchemardesques. On s’est enfermés dans cette violence en cours de création.

L’enfant se lance dans la vie avec une certaine violence, une impulsivité mêlée à une envie de découverte

Gabriela Carrizo

Est-ce que vous vous attendiez à faire une pièce aussi sombre ?
Chartier : On commence toujours en se disant qu’on va faire une pièce drôle et gaie et puis, je ne sais pas pourquoi, on finit par être attirés par le drame (rires).
Carrizo : Les choses cachées, ces choses qui ne se disent pas, sont finalement très humaines. Au départ, on imaginait comme protagoniste un enfant seul qui allait se construire dans la vie sans protection et recevoir la violence de front. On a nourri le personnage de tout ce qui nous habitait mais on a aussi organisé des ateliers avec des enfants entre 8 et 12 ans, que nous avons vus régulièrement. On était très inspirés par un enfant en particulier qui était incroyable. Il y avait en lui une telle violence, une telle envie de jouer avec les armes et les fusils. C’était au moment de la vague de heurts qui accompagnait les élections au Brésil et pendant la campagne de Matteo Salvini en Italie sur les armes à feu. On s’est demandé dans quel contexte socio-politique nos enfants se construisent et quel effet la banalisation de la violence peut avoir sur eux.

Vous étiez hypnotisés par un petit garçon, dites-vous. Mais c’est pourtant Eurudike De Beul, mezzo-soprano et performeuse de 55 ans, qui a été choisie pour incarner ce rôle d’enfant.
Chartier : Il y a une fragilité dans la vision d’une petite fille avec des armes, on avait envie de développer cette contradiction. La proposition est d’ailleurs venue d’Eurudike elle-même et ça a été une révélation. Quand elle se met dans le rôle de la petite fille, je pense qu’elle devient réellement une petite fille dans sa tête. Et en tant que public, on y croit et c’est perturbant. C’est ça la magie du théâtre. On a fait des essais avec de vraies petites filles et garçons mais avec Eurudike, qui est une adulte, on pouvait aller beaucoup plus loin et se permettre d’aborder des thèmes dérangeants. On aimait aussi qu’Eurudike soit ménopausée et qu’elle ne puisse plus avoir d’enfants.
Carrizo : On aime travailler avec des performeurs de tous les âges. On aime confronter des générations et des corps différents.

En tant que parents, on imagine que vous avez été particulièrement inspirés pour Kind.
Chartier : Oui bien sûr, les crises, la violence, tout ça, ... On est passé par là. On s’est beaucoup intéressés à cette violence innée qu’on ne veut pas voir et reconnaître en tant que parents.
Carrizo : On a remarqué que jusqu’à un certain âge, l’enfant n’a pas encore conscience de ce qui est bien ou mal. Il se lance dans la vie avec une certaine violence, une impulsivité mêlée à une envie de découverte.

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Vous montrez aussi la face vulnérable de l’enfant qui est manipulable et sans défense. Vous allez jusqu’à suggérer une scène d’attouchement. Comment cette scène est-elle intervenue dans le processus créatif ?
Chartier : La première fois que la scène a été proposée, ça nous a choqués. C’était surprenant, on ne s’attendait pas à ça. Cette surprise dans l’innocence nous a intéressés, ce jeu qui tout à coup se transforme en attouchement sexuel. On commence à en parler maintenant, avec la vague #meetoo et tout ce qui tourne autour, mais ce sont des choses qui arrivent régulièrement. Pour nous, c’était important que ça puisse être abordé.
Carrizo : On a placé la scène dans un contexte où les gens sont en train de soigner la petite fille, de s’occuper d’elle jusqu’à ce que ça dérape et devienne perturbant. La dernière scène suggère également la perte de l’innocence, le son n’est plus un sifflement d’oiseau mais un sifflement avec une autre connotation, une connotation sexiste avec un effet violent et confrontant.

De nombreuses propositions émanent de vos performeurs. On peut vraiment parler d’une création de groupe ?
Chartier : On en demande beaucoup aux danseurs parce qu’on cherche une certaine vérité du moment sur scène. Au début du processus créatif, on leur donne un thème, ils partent dans le monde extérieur et reviennent avec une idée. Au bout d’un mois, ils ont épuisé toutes leurs idées et se mettent à douter. C’est à ce moment-là qu’ils vont puiser au fond d’eux-mêmes et revenir avec des choses personnelles et familiales. On essaye ensuite d’amplifier ces éléments qui les caractérisent. Par exemple, une des danseuses nous a confié qu’elle ne voulait pas avoir d’enfants dans un monde comme celui-ci. Ça nous a touchés et on a intégré ce questionnement dans le spectacle.

Comment faire pour que les performeurs puissent garder suffisamment de distance avec le spectacle ? Qu’ils puissent se protéger d’eux-mêmes ?
Chartier : Nous sommes en quelque sorte leurs gardiens et nous sommes là pour les guider. Mais c’est sûr que ça n’est pas évident, d’autant plus que la pièce est particulièrement violente. La danse et le théâtre, ça n’est pas comme au cinéma où on shoote une scène et on la met dans la boîte une fois pour toutes. Les performeurs doivent jouer des scènes violentes jour après jour sachant qu’ils incarnent des caractères qu’ils ont eux-mêmes créés. Quelle influence ces personnages ont-ils sur leur vie de tous les jours ? C’est quelque chose qu’on a beaucoup vécu en tant que couple sur scène. On amplifiait nos traits de caractère en répétition et c’était difficile de revenir avec ce passif à la maison, parce qu’on avait encore les souvenirs de ce que nos personnages s’étaient faits l’un à l’autre pendant la journée.

On recherche constamment le doute et la déstabilisation

Franck Chartier

Pour les besoins de la formation d’une seconde équipe, Peeping Tom organisait cet été un nouveau casting à Barcelone et à Bruxelles. Au KVS, pas moins de 2400 personnes se sont présentées pour l’audition. Quels furent vos critères de sélection ?
Chartier : On aime la technicité et la virtuosité. Pour nous c’est essentiel que le mouvement puisse déformer visuellement l’être humain. On aime perturber l’anatomie humaine.
Carrizo : Le performeur doit pouvoir dégager un certain mystère, quelque chose qu’on n’explique pas. On aime les danseurs qui ont su développer leur propre personnalité à travers le mouvement. On voit tout de suite quand un danseur a été formaté par telle ou telle école.

Vous êtes un couple, des parents et des collaborateurs. Comment envisagez-vous votre place au sein de la dynamique Peeping Tom ?
Carrizo : On a une façon très horizontale et familiale de travailler. Les performeurs, comme nous, doivent gérer à la fois leur vie personnelle et professionnelle. On passe beaucoup de temps en tournée et ils sont souvent loin de chez eux. C’est sûr que ça rapproche et que ça crée des liens.
Chartier : Comme le travail fait que les danseurs se donnent constamment à nous, ils montrent parfois une part d’eux-mêmes que leur entourage ne connaît pas et cela peut créer des surprises en les voyant sur scène. Bien sûr qu’on ne dit pas tout et qu’on se protège, mais chez Peeping Tom, il y a quand même une ouverture de parole qui est très grande. On recherche le doute et la déstabilisation constamment. Le doute est source de créativité, mais pour cela il faut pouvoir se protéger, afin de ne pas tomber dans le précipice. Être dans le déséquilibre mais se retenir. Tout ça crée une ambiance familiale.

Peeping Tom aime se mettre en danger. Quel est le nouveau challenge à venir ?
Chartier : On a un nouveau projet d’opéra. C’est un vrai défi pour nous de travailler avec un orchestre live et à partir d’un livret qui est déjà écrit. On a toujours rêvé de partir d’une histoire pour voir ce qu’il est possible d’inventer autour et de gratter dessous. On a conscience de prendre un grand risque, que le public d’opéra n’appréciera peut-être pas la sauce Peeping Tom et vice versa, mais on avait très envie d’accepter le challenge, de se laisser guider par nos désirs.

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