La trilogie terrifiante de Barbet Schroeder

© BRUZZ
13/06/2018

Le moine bouddhiste islamphobe Ashin Wirathu

À quoi ressemble le mal lorsqu’il est filmé en gros plan ? Réponse avec le réalisateur Barbet Schroeder invité à Bozar pour parler de sa Trilogie du Mal dont le dernier volet, une rencontre avec le visage de la terreur bouddhiste Ashin Wirathu, sera présenté en avant-première. Idéalistes s’abstenir.

Tout au long de sa carrière, le cinéaste fascinant et touche-à-tout Barbet Schroeder (76 ans) n’aura eu de cesse d’explorer les tréfonds de l’ambivalence humaine, cette chose troublante qui fait de nous des êtres ni profondément bons, ni profondément mauvais. Profondément désespérants, donc.
Une sadomaso dans Maîtresse (1975), un poète marginal dans Barfly (1987), un meurtrier présumé dans Le Mystère Van Bullöw (1990), une psychopathe dans JF partagerait appartement (1992). Ses personnages de fiction, le réalisateur franco-suisse se refuse à les juger, s’attachant à les connaître, à déshabiller les mécanismes qui pervertissent leur âme.
En 1974, il entame avec Général Idi Amin Dada : Autoportrait une trilogie documentaire dédiée au mal tendant vers l’absolu. Ce mal qui ne peut être commis que par des tyrans sanguinaires, peut-il, lui aussi, revêtir les habits de l’ambiguïté ? C’est ce que le maître du cinéma prouve à travers trois portraits aussi captivants que dérangeants.

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Le dictateur ougandais Idi Amin Dada

Le boucher d’Afrique

Tout commence au début des années septante lorsque Schroeder se met en tête de faire l’(auto)portrait d’Idi Amin Dada, chef autoproclamé de la République d’Ouganda et dont la dictature meurtrière (on lui attribuera entre 100 000 et 300 000 morts) lui vaut le surnom de « Boucher d’Afrique ». Le cinéaste accepte de se mettre « au service » du despote, allant jusqu’à filmer des mises en scène imaginées par Amin Dada. Si Schroeder tend l’oreille à son interlocuteur, c’est avant tout le mystère de ce monstre aux traits sympathiques qu’il tente de percer à jour à travers ses plans rapprochés.

Sûr de lui, Amin Dada prend du plaisir à partager son quotidien de dictateur. Il emmène Schroeder à la rencontre des crocos et des éléphants, de ses soldats s’entraînant en vue de reprendre le Golan à Israël, de ses ministres à qui il jure l’élimination en cas d’insoumission, de ses dix-huit enfants barbotant autour de la piscine de sa villa. « Big Dady » déballe dans la bonne humeur sa ligne politique confuse et opportuniste, soutenant la thèse du complot juif et justifiant la Shoa, s’en prenant à Israël au nom de la cause arabe, dénonçant l’oppression et les souffrances du peuple noir.
C’est sans doute dans ses fous rires, habilement prolongés par la caméra de Schroeder, que le malaise se fait le plus incommodant.

« Après cent ans de colonialisme, Amin Dada ne reflète-t-il pas en partie une image déformée de nous-mêmes ? », se demande Schroeder à la fin de son film. Derrière ses envolées mégalomanes et tyranniques maquillées de bonhomie, le dictateur ougandais incarne un état du monde et ses maux. Chaque époque produit ses démons.

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L'avocat des indéfendables Jacques Vergès

L’avocat de la terreur

Hanté par le personnage d’Amin Dada, Schroeder n’a qu’une envie, celle d’approfondir la part d’ambiguïté que renferme le mal. Le manque de financements lui fera regretter toute sa vie un documentaire manqué sur la période parisienne des Khmers Rouges. Dans les années cinquante, des étudiants cambodgiens prenaient part à l’effervescence anticoloniale qui animait le monde universitaire parisien. Vingt ans plus tard, ils étaient les cadres d'une dictature faite de purges et de massacres. Ou quand l’utopie se transforme en tyrannie.

C’est finalement auprès d’un autre agitateur de ces mêmes luttes du Quartier Latin que Schroeder déniche le deuxième sujet de sa trilogie. Après la Seconde Guerre mondiale, Jacques Vergès milite pour l’Association des étudiants réunionnais, dont il est le leader. Adhérant au parti communiste et fervent anticolonialiste, celui qui deviendra l’avocat français le plus controversé commence sa carrière en défendant les combattants du Front de libération nationale algérien dont Djamila Bouhired condamnée à mort pour attentat à la bombe. C’est toute l’ambivalence de l’acte terroriste que Schroeder examine dans son film L’Avocat de la Terreur. « Le terrorisme commence par des choses admirables comme donner l’indépendance à un pays et, petit à petit, ça devient quelque chose d’autre, quelque chose d’inquiétant », dit le réalisateur qui a répondu à nos questions par email.
Défenseur des opprimés, révolté contre le gouvernement français et ses hypocrisies, dévoué corps et âme à ses clients (dont il lui arrive de tomber amoureux), aventurier sans attaches, l’irrévérencieux Jacques Vergès n’est pas bien différent des hommes et femmes qu’il défend et en qui il cherche son reflet. L’homme déclame sa plaidoirie comme d’autres posent des bombes. Résistant pour certains, crapule aux yeux des autres, l’avocat aux fréquentations douteuses (il n’a jamais caché son amitié avec le dictateur Pol Pot) aura accepté de pactiser avec l’assassin de Lumumba Moïse Tshombé et de défendre les indéfendables Klaus Barbie et Slobodan Miloševic.
Le XXe siècle aura prouvé en suffisance que même les idéologies les mieux intentionnées courent le risque de se gangrener. Vergès en est peut-être l’incarnation.

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Le vénérable W.

Le Hitler birman

Ce constat dérangeant, Schroeder le transpose aux religions dans son documentaire Le Vénérable W. Le dernier de sa Trilogie du Mal, sorti en France en 2017, et dans lequel il part à la rencontre du moine bouddhiste Ashin Wirathu, leader du mouvement nationaliste 969 et du parti Ma Ba Tha, l’homme derrière le nettoyage ethnique des Birmans Rohingyas. « Toutes les religions ont à l’origine de très bons côtés qui élèvent et inspirent l’homme mais toutes finissent par se pervertir assez rapidement », dit Schroeder. Toutes les religions même la religion du pacifisme. Les nobles préceptes bouddhistes déclamés par l’actrice française Bulle Ogier tout au long du film se heurtent comme des cailloux sur un pare-brise à la machine génocidaire infernale.
« Un génocide est sans doute ce qui se rapproche du mal le plus absolu », dit Schroeder. « Au contraire des journalistes qui sont presque toujours là pour l’attaquer, Wirathu sentait que j’essayais de comprendre ». Alors que le moine extrémiste déverse sa haine en confiance, gratifiant la caméra d’un sourire et osant même le rire (le parallèle avec Amin Dada est effrayant), le spectateur découvre, images à l’appui, les étapes d’un massacre en devenir. L’émergence d’un leader professant que la race de son peuple est en danger, l’incitation au boycott des commerces musulmans, les pogroms, les maisons brûlées, la propagande de choc (via des clips musicaux, Facebook et You Tube), l’absence de réaction des autorités du pays et de la communauté internationale, les financements douteux.
« Alors que je le filmais, je n’ai rien laissé transparaître de l’horreur qui m’a saisi en voyant en Wirathu ce qui s’était passé en Allemagne dans les années trente, mais aussi en Europe et aux États-Unis aujourd’hui ». L’habit ne fait pas le moine. L’expression n’aura jamais eu autant de sens. « À quoi ressemblerait votre Trilogie du Bien ? », demandons-nous à Schroeder. « Ça serait beaucoup plus difficile. On finirait peut-être par redécouvrir la naissance du mal ».

> Barbet Schroeder : la trilogie du mal. 17 > 19/6, 20.00, Bozar
> Le vénérable W. 18/6 > 3/7, Bozar

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