Alain Platel: pessimiste dans la joie

Gilles Bechet
© Agenda Magazine
21/02/2014

Tauberbach (« Bach des sourds ») parle du monde d’aujourd’hui à travers le personnage d’Estamira, une femme schizophrène qui a choisi de vivre, heureuse, dans une décharge à proximité de Rio de Janeiro. La force et l’émotion du spectacle d’Alain Platel reposent sur la complicité entre les danseurs et la comédienne Elsie de Brauw, tous portés par la musique de Bach. Lorsque Elsie de Brauw, comédienne du NTGent, lui a proposé de créer un spectacle ensemble, le chorégraphe Alain Platel a pensé au personnage d’Estamira, une femme schizophrène vivant dans une décharge aux environs de Rio de Janeiro qu’il avait découverte dans un documentaire de Marcos Prado. Il y a associé des cantates de Bach chantées par un chœur de sourds. Deux visions d’une beauté bâtarde que Platel réunit dans un spectacle entre danse et théâtre. Du chaos d’un dépotoir émerge un acte de transgression qui est aussi une intense ode à la vie. En avant-première bruxelloise, Alain Platel propose Tauberbach au 140, avant de revenir au KVS et à Gand en avril.

Qu’est-ce qui vous a intéressé chez Estamira ?
Alain Platel : C’est une des danseuses qui m’avait donné ce documentaire. J’ai toujours eu envie d’en faire quelque chose. Ce qui m’a d’abord attiré chez Estamira, c’est sa manière de donner des commentaires sur le monde. Elle avait des enfants et vivait dans la classe moyenne et elle a décidé d’aller vivre dans cette décharge parce qu’elle avait l’impression que c’était seulement là qu’elle pouvait vivre la vraie vie.

Y avez-vous tout de suite vu de la nourriture pour un spectacle ?
Platel : Cette histoire était d’abord une inspiration. Pendant un moment, on n’était pas certains qu’elle apparaîtrait dans le spectacle. C’est seulement après un mois et demi de répétitions qu’on a senti qu’on allait l’utiliser. C’est toujours comme ça qu’on travaille : on commence par chercher sans savoir où l’on va.

Ce que vous cherchez, c’est la beauté ?
Platel : Oui, mais je la cherche dans des endroits où on n’a pas l’impression de pouvoir la trouver. La beauté qui m’attire est celle qui se niche dans des lieux qui ne cherchent pas à séduire mais qui sont des lieux de vie.

Avec Tauberbach, vous revenez à Bach, c’est la beauté qui naît de la saleté ?
Platel : En plus du documentaire, je traînais avec moi un album, Tauberbach, le projet du musicien Artur Zmijewsky qui avait fait chanter du Bach par des sourds accompagnés d’un orchestre professionnel. C’est un son très particulier, qui m’a fasciné. On a senti qu’on pouvait lier ces deux mondes qui n’avaient a priori rien en commun, celui d’Estamira et celui de Tauberbach. C’est une rencontre qui pour moi a du sens parce que je me suis toujours opposé à cette vision de Bach comme une musique géniale, mathématique, parfaite et un peu désincarnée. Pour moi, c’est d’abord une musique très émotionnelle et je l’ai toujours travaillée dans ce sens.

Vous décrivez votre travail comme de la danse bâtarde. La beauté qui naît du chaos ?
Platel : Je travaille avec des danseurs aux origines très différentes. Certains sont professionnels, d’autres pas. Je demande à chacun de travailler avec ce qu’il est. Pendant les répétitions, il y a un mélange d’expériences très fort et le résultat n’est jamais très clair en termes de style. C’est ça qui le rend beau.

Comment articulez-vous le travail du mouvement avec la musique ?
Platel : C’est un travail particulier, très difficile à décrire. Parfois la danse suit la musique de manière très littérale, parfois la musique est une inspiration pour créer quelque chose qui n’a rien à voir. Il n’y a pas de logique, on se laisse guider par l’émotion, par ce qui nous touche.

Qu’est-ce qui vous a amené à faire chanter vos danseurs ?
Platel : Dans un processus de travail, tout est possible. Il y a plein de propositions de la part des danseurs et de ma part. Depuis un certain temps, j’avais envie de faire chanter des non professionnels sur le plateau. J’ai donc demandé à Steven Prengels, le directeur musical, de leur apprendre à chanter quelques airs de Bach et un extrait de Così fan tutte de Mozart. C’est plus tard dans le montage que ça a pris du sens. Rien n’est calculé. Quand je commence à travailler, on essaie beaucoup de choses, que plus tard on décide de garder ou pas. Pendant les répétitions, on va aussi voir des films, des expositions, on mange ensemble... On a aussi été visiter un centre pour handicapés mentaux. C’est par les impros qu’il y a des images, des sons et des mouvements individuels ou collectifs qui sont proposés sur le plateau. C’est en les travaillant qu’on voit ce que ça apporte. J’ai l’impression qu’un spectacle, c’est comme un grand secret qui se révèle petit à petit. Il n’y a pas de formule, pas de scénario. C’est vraiment une aventure où l’on découvre ce que ça raconte.

Ce spectacle est-il une vison du monde ? Plutôt pessimiste ou optimiste ?
Platel : Il n’y a pas d’intention. Dès qu’on manie ce genre d’images, on peut les interpréter d’une manière ou d’une autre. Personnellement, la marche du monde me rend profondément triste, mais j’adore la vie. Il y a comme une contradiction : ce constat pessimiste me pousse à travailler dans la joie.

Comme Estamira, vous inventez un langage ?
Platel : Dès qu’il y a des mots dans un spectacle de danse, on a l’impression que cela exprime des notions importantes. C’est donc un exercice très difficile. Le fait qu’Estamira utilise un langage très bizarre pour communiquer avec ce qu’elle appelle les corps astraux m’a tout de suite fasciné. J’ai aussi demandé à Steven Prengels de travailler ça avec les danseurs. Ça amène une réflexion sur le langage en miroir avec le travail sur le corps.

ALAIN PLATEL: TAUBERBACH • 26 & 27/2, 20.30, €12/20, Théâtre 140, avenue E. Plaskylaan 140, Schaarbeek/Schaerbeek, 02-733.97.08, www.theatre140.be

Fijn dat je wil reageren. Wie reageert, gaat akkoord met onze huisregels. Hoe reageren via Disqus? Een woordje uitleg.

Read more about: Podium

Iets gezien in de stad? Meld het aan onze redactie

Site by wieni