Ann Veronica Janssens: « Toujours repartir à zéro »

Estelle Spoto
© Agenda Magazine
04/06/2014

(© Ivan Put)

La Galerie Micheline Szwajcer change d’air. D’Anvers à Bruxelles, d’un white cube au sol en béton gris à l’étage d’une maison de maître avec parquet marqueté et plafond à moulures. Son exposition inaugurale dans ce nouvel espace est consacrée à Ann Veronica Janssens, une des artistes bruxelloises à la plus grande envergure internationale, qui n’avait plus exposé en solo dans sa propre ville depuis 2011. Petite visite des lieux avec une plasticienne qui n’a de cesse de questionner, avec poésie, finesse et inventivité, la sculpture, la picturalité, l’expérience de l’espace et la perception elle-même.

Aux étages du dessus et du dessous, c’est un concert quasiment ininterrompu de coups de marteaux, de foreuses et de ponceuses. Au premier, l’étage occupé par la galerie Micheline Szwajcer, l’ambiance est beaucoup plus calme. Le gros des travaux semble fini, même si certains murs doivent encore être repeints. Dans la plus grande pièce, les œuvres d’Ann Veronica Janssens attendent d’être déballées et installées : les formes de plâtre qui se grefferont aux murs, soigneusement revêtues de film à bulles, les barres de verre, enfermées dans leur coffre de bois, les paillettes, comme un amas de sable volcanique presque liquide, encore dans leur sac...
(Untitled, 2014 - Courtesy Galerie Micheline Szwajcer & Ann Veronica Janssens)

Loin des installations denses et immersives présentées au Wiels en 2009, Ann Veronica Janssens veut cette fois se faire discrète. « L’idée pour cette première exposition dans ce nouveau lieu, c’est de donner à voir l’espace lui-même, qui a son histoire et son influence, de laisser glisser le regard », explique-t-elle. « C’est une sorte de cohabitation. Dans mon travail, il y a toujours cette idée d’essayer d’ouvrir sur d’autres espaces, de permettre une autre visibilité de l’espace. Ici, je voulais être assez en retrait, avec des interventions plus légères ».

Comme de l’encre figée
Dans ce même esprit de sobriété, les pièces présentées se déclinent essentiellement en noir et blanc, dans un jeu de contrastes entre matité et brillance, transparence et opacité. « J’ai beaucoup travaillé la couleur l’année dernière : l’intervention dans la chapelle de Grignan, l’exposition Dynamo au Grand Palais, les brouillards colorés à la galerie Kamel Mennour à Paris... La couleur va probablement réapparaître dans les prochains mois mais là, j’avais besoin de revenir à autre chose ».
Le blanc, c’est celui du plâtre, qui modifiera les murs sur quelques centimètres à peine d’épaisseur, à travers des formes géométriques basiques. Le noir, c’est celui de minuscules paillettes d’aspect minéral et d’une poutre de verre opaque. Un noir particulièrement profond et absorbant, « comme de l’encre figée », précise l’artiste. « Le verre est un matériau que j’utilise depuis quelques années en grande épaisseur. Je l’ai expérimenté pour une installation pérenne à la chapelle Saint-Vincent à Grignan (Drôme provençale) : des monolithes en verre coloré épais de 10 centimètres ancrés à la place des vitraux, avec de l’air qui passe tout autour. En fonction du mouvement du soleil, certaines couleurs dominent, d’autres disparaissent... Le matin par exemple, le chœur, rose, est plus irradiant alors que les autres couleurs sont en sourdine. C’est vraiment comme de la peinture, mais sans toucher aux murs. Ici, une des barres de verre est noire. La lumière ne la traverse pas, elle glisse dessus. Il y aura aussi une seconde barre, rose ».

Expérimentations
Pour réaliser ces poutres de verre, Ann Veronica Janssens a embrigadé plusieurs ingénieurs et un atelier tchèque spécialiste de l’« anaglass » et a repoussé avec eux le matériau dans ses derniers retranchements. « Pour eux, c’est aussi un défi. Mais il faut lâcher prise et accepter qu’il y ait des accidents. À Grignan, le verre de la rosace a éclaté deux heures après qu’on l’ait installé. Il a fallu comprendre pourquoi alors qu’on avait fait tellement de recherches au préalable ».
Même si elle est éclipsée par la simplicité du résultat proposé, la recherche autour des matériaux constitue une partie essentielle du travail de l’artiste. De projet en projet, ils courent comme des fils qu’Ann Veronica Janssens suit inlassablement, avec le désir d’aller toujours plus loin. Les paillettes, elle les a utilisées une première fois, en version colorée, pour sa dernière exposition chez Micheline Szwajcer, en 2011. « En quantité infime, infinitésimale, sur une surface de parpaings en béton. Une façon d’aborder la question de la lumière de façon très indicielle ». Le plâtre, lui, était au cœur de l’installation Espace infini à Ypres, au sein de l’exposition collective Lost Past 2002-1914. Ici, à Bruxelles, le verre revient sous une seconde forme : une plaque transparente où une lentille a été sculptée en creux. « J’ai employé cette technique de verre gravé lors d’une intégration au Kinder Psychiatrisch Centrum à Genk. Je voulais utiliser l’épaisseur du double vitrage de ce nouveau bâtiment comme une vitrine et un lieu d’expérience. Je suis intervenue à différents endroits dans l’hôpital, en gravant ou en incrustant des prismes dans le verre des vitres. Cela fait vingt ans que j’explore le verre gravé. Dans mon travail, je dois souvent recommencer les pièces. Je remets au point les protocoles, j’essaie de m’améliorer. En fait, j’ai toujours l’impression de repartir à zéro. Je ne sais pas du tout vers quoi je vais ».

Le lien au lieu
Devant la récurrence du verre dans ses derniers travaux, on tend à penser que c’est un de ses matériaux de prédilection. Mais Ann Veronica Janssens précise : « Mon matériau de prédilection, c’est la lumière. Et le verre permet de réaliser des tas de performances avec la lumière, par effet de réfraction, de réflexion, etc. Quand j’ai la chance de pouvoir travailler avec la lumière naturelle, je la préfère à la lumière artificielle. Mais par moments, la lumière artificielle devient un outil. Les machines utilisées pour produire de la lumière sont des médiums assez intéressants. Je les utilise pour en faire une proposition plastique, une expérience immersive ». Dans cette exposition, c’est la lumière du jour qui prime, absorbée ou reflétée par le verre, faisant scintiller les paillettes, portant les ombres des reliefs en plâtre, dans un ensemble où le lieu se réinterprète poétiquement. « Depuis le début de ma carrière, mon travail se mène essentiellement in situ, à travers des projets spécifiques et très contextualisés. Je n’ai pas tant une pratique d’atelier, je travaille sur les lieux. J’installe et je crée sur les lieux. Tout comme les matériaux, le lieu lui-même induit une autre approche du travail. Ses contraintes permettent de réfléchir et de trouver de nouvelles pistes. Ma démarche est assez particulière dans le circuit commercial des galeries. D’ailleurs, à l’époque où Micheline Szwajcer a proposé de me représenter, je n’imaginais même pas collaborer avec une galerie. Ce que je lui propose depuis 25 ans comme expositions n’est sans doute pas facile, mais elle est partante ! »

(Portraits © Ivan Put)

ANN VERONICA JANSSENS • 12/6 > 26/7 (opening: 11/6, 18 > 21.00), di/ma/Tu > vr/ve/Fr 10 > 18.30, za/sa/Sa 12 > 18.30, Galerie Micheline Szwajcer, Regentschapsstraat 67 rue de la Régence, Brussel/Bruxelles, www.gms.be



CINQ À LA FOIS
Le 11 juin, une onde sismique va secouer le petit monde de l’art contemporain à Bruxelles. Cinq galeries se sont associées pour occuper ensemble les anciens bâtiments des Éditions Bruylant, maison d’édition belge spécialisée dans les textes juridiques, à deux pas du Palais de Justice. À l’arrière, là où se trouvait l’imprimerie, les galeries parisiennes Chez Valentin et Jeanroch Dard (qui expose pour l’instant l’artiste bruxellois Benoit Platéus) ont lancé ensemble un nouveau projet de plate-forme dédiée aux jeunes artistes : MonChéri. Déjà présents sur les lieux depuis Art Brussels, ils inaugureront là le 11 juin une seconde expo collective intitulée Bien ou bien ? À leurs côtés, la Galerie Waldburger, située jusque là près de la Porte de Hal, ouvrira une exposition consacrée à l’artiste chinois Xu Zhen. À l’avant, dans le somptueux hôtel de maître qui abritait les bureaux et la librairie de Bruylant, se sont installées deux autres galeries bruxelloises, et non des moindres : Jan Mot, basé avant à la rue Dansaert, qui représente notamment Sven Augustijnen, Rineke Dijkstra, Dominique Gonzalez-Foerster et Tino Sehgal et ouvre à la rue de la Régence avec l’Argentin David Lamelas, et Catherine Bastide (Valerie Snobeck, Kelley Walker, Geert Goiris...), qui quitte la rue Vandenbranden et se lance dans ce nouvel espace avec l’artiste américaine Sarah Crowner. Entre les deux, au premier étage, on retrouve Micheline Szwajcer, une des plus importantes galeristes d’Anvers, active depuis le début des années 80, qui a décidé de tenter l’aventure bruxelloise. Giovanni Anselmo et Luciano Fabro, pères de l’Arte Povera, les Belges Marthe Wéry, Koenraad Dedobbeleer, Guy Mees et David Claerbout, le britannique Liam Gillick, les Américains Allen Ruppersberg, Christopher Wool et Dan Graham, le Japonais On Kawara... La liste des artistes qu’elle défend impressionne. « Dans ses choix, on retrouve toutes des singularités très fortes », confie Ann Veronica Janssens, représentée par Micheline Szwajcer depuis près de 25 ans et à qui revient l’honneur de l’exposition inaugurale. « C’est une personne très engagée. Quand on voit les artistes avec qui Micheline travaille, on constate une réelle prise de risque ». Amis amateurs d’art, vous savez quoi faire le 11 !

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