Anne Teresa De Keersmaeker : au travail

Estelle Spoto
© Agenda Magazine
18/03/2015
(© Anne Van Aerschot)

Pour l’exposition Work/Travail/Arbeid, Anne Teresa De Keersmaeker déconstruit et déploie sur une durée de neuf semaines son spectacle Vortex Temporum où sept danseurs sont individuellement connectés à six musiciens de l’ensemble Ictus et à leur chef. En entrant au Wiels à l’invitation de la commissaire Elena Filipovic, la rigueur structurelle de la chorégraphe se frotte de manière stimulante à l’imprévisibilité du public d’une exposition.

Il y avait la proximité spatiale entre le Wiels et Rosas, la compagnie d’Anne Teresa De Keersmaeker, tous deux installés à Forest, à 500 mètres à peine l’un de l’autre. Il y avait aussi le désir de réunir deux mondes, celui de l’art contemporain et celui de la danse contemporaine, à travers le rapprochement de deux institutions placées à l’avant-garde, chacune dans leur domaine. Mais il y avait surtout l’envie d’oser un projet littéralement extra-ordinaire, qui sorte résolument des sentiers battus, et de défricher des terrains encore inconnus. « Que pouvait-on faire qui puisse à la fois inspirer Anne Teresa et Rosas et nous inspirer nous en tant qu’institution pour repenser la forme de l’exposition ? », telle était la question au cœur de ce projet, formulée par Elena Filipovic, ex-Senior Curator au Wiels (devenue directrice de la Kunsthalle de Bâle en novembre dernier) et commissaire de cette exposition qui s’ouvre dans le cadre du festival Performatik et qui voyagera ensuite au Centre Pompidou à Paris et à la Tate Modern à Londres.

Work/Travail/Arbeid est le projet d’une compagnie de danse développé pendant neuf semaines dans un centre d’art. Mais il s’agit avant tout d’une exposition ?
Elena Filipovic : C’est une exposition, et c’est très important. C’est important pour la façon dont on y a réfléchi, dont on en a discuté. Depuis le début, c’était peut-être la seule règle de l’invitation lancée à Anne Teresa De Keersmaeker et à Rosas : cette nouvelle pièce serait une exposition et opérerait donc en fonction du protocole spatial, temporel et institutionnel d’une exposition. Ce ne serait pas un « event », pas une performance d’ouverture, pas quelque chose pour lequel on achète son ticket à l’avance et que l’on va voir à un moment fixé, pendant une durée déterminée. Ici, on rentre quand on veut, on repart quand on veut, on peut rester trois minutes ou sept heures si on en a envie.
Anne Teresa De Keersmaeker : On ne voulait pas non plus que ce soit une exposition comme celle qui a été présentée à Bozar en 2002, où l’on montrait du matériel lié au travail. Dans cette expo-ci, c’est vraiment le travail qui est la matière exposée.
Comme point de départ pour ce projet, vous avez choisi votre spectacle créé en 2013 Vortex Temporum, sur la pièce du même nom du compositeur français contemporain Gérard Grisey. Pourquoi ce choix ?
De Keersmaeker : Elena m’a lancé cette invitation au moment où je travaillais sur Vortex Temporum et j’ai pensé que c’était le matériau idéal, l’œuvre idéale pour être réécrite et pour montrer au public comment je l’avais construite. Il s’agit d’une pièce en couches superposées, avec six instruments qui sont liés à six danseurs. Et je trouve chacune de ces couches très belle dans sa simplicité. Montrer sur scène ces couches une par une, par deux, par trois, dans différentes combinaisons, ce n’était pas possible. On pourrait bien sûr, mais alors on reviendrait à des pratiques des années 60, des performance de dix, douze heures, qui durent toute la nuit... Vortex Temporum est une pièce basée sur des spirales de temps mais aussi sur des spirales géométriques. La spirale est une forme idéale, car elle peut être regardée de tous les côtés. Dans la phase finale, j’ai construit la pièce avec une frontalité mais pendant le processus de travail, souvent, je ne m’asseyais pas devant, je regardais les danseurs depuis des angles différents. C’est ce que le public pourra faire ici au Wiels.

Le public peut se placer tout autour des danseurs ?
De Keersmaeker : Pas seulement autour. Quand j’ai dansé Violin Phase au MoMA, il y avait des lignes de démarcation que le public ne pouvait pas franchir. Ici, l’idée est que le public puisse physiquement traverser l’espace. Il n’y a pas de frontalité, l’espace des danseurs et celui des visiteurs se mélangent, ils font potentiellement partie du même flux. Ça devient un espace plus liquide.

Il n’y a plus de frontières ?
Filipovic : Non, il y a juste des corps. Les visiteurs peuvent traverser l’espace des musiciens et des danseurs. Ce qui est intéressant aussi, c’est que comme Anne Teresa n’utilise pas de « costumes de scène » distinctifs, mais des vêtements qui peuvent être portés dans la vie de tous les jours, il est possible qu’à certains moments, vous ne sachiez pas qui est le danseur et qui est le public.
De Keersmaeker : Mais les danseurs sont quand même tous en blanc. C’est lié à une question de lisibilité de l’information dans un espace qui est blanc lui aussi. Ces dernières années, j’ai beaucoup travaillé avec des vêtements noirs sur le fond noir de la salle de spectacle. J’aime bien le ton sur ton.
Filipovic : Dans cette proximité avec le public, il y a un aspect complètement non programmé, imprévisible. Nous ne savons pas comment ça va se passer et ça, c’était très excitant pour tous les gens impliqués. C’est un défi au niveau institutionnel et au niveau conceptuel.
De Keersmaeker : Dans ce sens, ce projet est aussi une sorte de laboratoire. Laboratoire, ça vient du latin labor, qui signifie « travail ». Dans un laboratoire, on travaille et on cherche. Je pense que c’est exactement ce que ce projet va être.
Dans quelle partie du bâtiment l’exposition prend-elle place ?
De Keersmaeker : Nous avons opté pour l’étage supérieur. Mais l’espace du Wiels sera différent de ce que les visiteurs ont l’habitude de voir parce que nous avons enlevé les cimaises.
Filipovic : Les gens qui connaissent le travail d’Anne Teresa savent qu’elle est bien connue pour ses scénographies très dépouillées, nues, où le moindre changement de lumière ou le plus petit détail a de l’importance. Le même principe est valable au troisième étage du Wiels. Ce n’est que de la lumière qui rentre par les fenêtres et la manière dont elle change en fonction des mouvements des nuages, du soleil... Le reste, ce n’est que l’architecture nue. Et les lignes géométriques à la craie sur le sol (lire ci-contre).
De Keersmaeker : Nous avons pris l’option de travailler avec la lumière naturelle. C’est une suggestion d’Ann Veronica Janssens, dont le regard m’accompagne pour ce projet, comme elle m’a accompagnée quand on a présenté Fase à la Tate Modern : c’est elle qui avait réfléchi à la manière de transposer cette pièce conçue pour une black box, une salle de spectacle, dans le white cube d’un espace d’exposition. La raison pour laquelle j’ai commencé à collaborer avec Ann Veronica il y a plusieurs années - la première fois, c’était pour Keeping Still en 2007 - c’est que j’en avais assez de travailler pendant des mois dans la lumière naturelle, de sentir les saisons qui passent, la lumière qui change dans le studio de répétition, et de me retrouver tout à coup dans la black box et que les choses prennent alors une forme complètement différente, une fois éclairées artificiellement. La lumière naturelle, c’est fantastique. Elle donne une impression de mouvement. Il n’y a pas de fixité. C’est aussi lié à la perception. C’est un des aspects pour lequel Ann Veronica est très forte : d’une manière très naturelle et élégante, elle vous invite à regarder autrement des choses qui étaient déjà là, à trouver le bon cadre pour révéler la sensualité et l’intensité de ces choses.

Concrètement, comment avez-vous organisé le travail avec les danseurs et les musiciens pour couvrir cette exposition de neuf semaines à raison de sept heures par jour ?
De Keersmaeker : C’est un relais, il y a des équipes. Le matériau de Vortex Temporum est tellement riche dans sa simplicité qu’il permet des variations infinies. J’ai élaboré un cycle de neuf heures où la constellation des danseurs et des musiciens change à chaque heure. On envisage même d’avoir un aspect de transformation au cours des neuf semaines, que les choses s’étendent et se contractent.
Un cycle de neuf heures sur des journées de sept heures, cela signifie que chaque jour sera différent ?
De Keersmaeker : Le cycle se répètera à un moment donné. Mais la lumière changera au fil des semaines. Il y aura aussi deux équipes, donc les constellations vont elles aussi changer.
Filipovic : De la même manière qu’« on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », je pense que même si quelqu’un revient plusieurs semaines plus tard au même moment du cycle, il y aura inévitablement des variations. Et c’est intéressant parce que c’est complètement différent de la manière dont une institution conçoit une exposition conventionnelle. D’habitude, on veut créer des conditions qui ne changent absolument pas : que le visiteur vienne le premier jour, le second ou plus tard, le dispositif reste le même pendant toute la durée de l’expo. Et dans ce cas-ci, ça ne peut absolument pas être la même chose d’un moment à l’autre.

Serez-vous vous-même toujours présente au cours de ces neuf semaines ?
De Keersmaeker : Pas tous les jours, mais souvent, parce que je vais travailler au deuxième étage du Wiels sur un « progress in work » qui sera présenté en mai au Kunstenfestivaldesarts.
Filipovic : En étant imprégnée par cette expérience, quelque chose d’autre va en surgir dans sa pratique. On ne sait pas ce que ce sera, Anne Teresa non plus. Dans tout ce projet, il y a quelque chose d’incroyable et de rare parce que dans le monde d’aujourd’hui, on essaie de prendre le moins de risque possible, d’être capable de tout anticiper. Et ici, il est impossible d’anticiper. C’est à la fois intéressant, stimulant et ambitieux pour les danseurs, pour les musiciens, pour le Wiels et pour Rosas.

Photos © Anne Van Aerschot

ANNE TERESA DE KEERSMAEKER: WORK/TRAVAIL/ARBEID
20/3 > 17/5, Wiels, www.wiels.org



ATDK SUR PAPIER
Sur le sol du Wiels, les danseurs de Work/Travail/Arbeid suivent un schéma géométrique tracé à la craie, qui structure les mouvements et les déplacements.
La géométrie, écho visuel de la base mathématique de la musique, joue un rôle fondamental dans le travail de création d’Anne Teresa De Keersmaeker. En parallèle à l’exposition du Wiels, Bozar, partenaire de l’événement, présente Work on Paper, une série de dessins de la chorégraphe, depuis Fase en 1982, pièce fondatrice développée sur la musique de Steve Reich, jusqu’à Vortex Temporum aujourd’hui. Un point de vue complémentaire, et très éclairant, sur un processus de création sans cesse renouvelé.
Work on paper 20/3 > 17/5, Bozar, www.bozar.be

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