Anniversaire d'une collection pionnière

La collection Écritures, devenue une référence dans le domaine du roman graphique, fête ses dix ans au Centre Belge de la Bande Dessinée avec une exposition rassemblant des planches de ses auteurs phares : Jirô Taniguchi, Charles Masson, Craig Thompson, Baru... Coup d’œil dans le rétro avec Benoît Peeters, instigateur de la collection.

Au début du troisième millénaire, le monde de la bande dessinée est en ébullition. Les quatre tomes de Persepolis, la fresque autobiographique de Marjane Satrapi, sont publiés à L’Association au rythme de un par an, l’Europe découvre un univers du manga bien plus complexe que ce que l’on croyait, avec un vaste pan destiné aux adultes, le sombre Black Hole de Charles Burns sort progressivement chez Delcourt... Tout cela après qu’Art Spiegelman ait reçu le Prix Pulitzer pour son mémorable Maus.

C’est dans ce contexte particulier que l’écrivain, scénariste et critique Benoît Peeters, complice de François Schuiten pour la fameuse série Les Cités obscures, a proposé à Casterman de lancer une nouvelle collection. Le titre de travail, qui s’est finalement imposé : Écritures. « Quand Casterman m’a proposé en 2001 de réfléchir à l’avenir et aux perspectives de la maison », explique Peeters, « j’ai attiré l’attention sur l’importance du roman graphique. Casterman avait été d’une certaine manière un pionnier dans le domaine avec les Romans (À suivre), mais le terrain avait été laissé aux éditeurs indépendants, parfois dans une optique assez radicale. Pour cette nouvelle collection, il y avait l’idée d’un format plus réduit, plus littéraire, de partir vers de nouveaux territoires narratifs, plus amples, en privilégiant le noir et blanc et en présentant un nouveau rapport à la lecture, avec des objets plus petits et plus maniables. L’intitulé Écritures n’était pas seulement lié à l’écriture au sens de texte. Hugo Pratt le disait déjà : le dessin est une écriture ».

International
L’exposition célébrant les dix ans de la collection s’ouvre avec deux des premiers titres parus, à l’automne 2002 : L’Autoroute du soleil du Français Baru et Quartier lointain du Japonais Jirô Taniguchi. D’emblée, le ton était donné : Écritures n’aurait pas de frontières. « À l’époque du lancement de la collection, le milieu s’était beaucoup internationalisé, avec des passerelles entre le monde de la bande dessinée européenne, celui des mangas haut de gamme et certains romans graphiques américains. J’avais déjà le sentiment que la bande dessinée ne pouvait plus fonctionner uniquement par ‘tradition nationale’, en grands genres, et qu’au fond, il y avait des lecteurs qui pouvaient passer très facilement d’une tradition à l’autre. Quartier lointain a demandé un énorme travail d’adaptation et il a fallu convaincre Taniguchi que le sens de lecture occidental ne dénaturerait pas son œuvre. C’est aussi ce sens de lecture occidental qui a permis de séduire de nouveaux lecteurs, qui étaient des lecteurs de la bande dessinée franco-belge, et de ne pas se confiner aux lecteurs de mangas ». La ténacité des éditeurs a payé : Quartier lointain est devenu le livre culte que l’on sait et a même été adapté récemment au cinéma par Sam Garbarski.

Fred Bernard : La patience du tigre / Craig Thompson : Habibi

Au fil des ans, et comme le montre très bien la sélection de planches présentées dans l’exposition, la collection a rassemblé des auteurs d’origines très diverses : l’Américain Craig Thompson avec l’épais Habibi, l’Allemand Reinhard Kleist avec Castro, le journaliste irano-américain Amir avec Zahra’s Paradise... En plus de 80 titres, ce caractère international n’a fait que se renforcer.

Dénominateur commun
Écritures brasse généreusement non seulement les origines géographiques, mais aussi les styles et les thèmes, avec des auteurs confirmés ou débutants. Mais au-delà de cette diversité, un dénominateur commun s’est affirmé : « On s’est rendu compte que la collection imposait une certaine ampleur, une certaine ambition narrative », poursuit Peeters. « Il fallait une certaine épaisseur, au sens matériel mais aussi au sens le plus profond du terme. Et s’il y a une forme d’internationalité dans le choix des auteurs, il y a aussi une recherche d’universalité dans le propos, universalité qui peut se concilier avec des particularismes. Taniguchi nous raconte une histoire qui se passe dans une petite ville japonaise, Tottori, sa ville natale, et ça peut toucher le monde entier. Marcinelle 1956 de Sergio Salma (sur la catastrophe du Bois du Cazier, NDLR) est aussi une œuvre vraiment enracinée dans un contexte particulier, mais qui peut pourtant émouvoir bien d’autres gens que les Belges ».
Autre facteur de ce sentiment d’unité : la charte graphique de la couverture - d’ailleurs déclinée dans l’ensemble de la scénographie de l’expo - où des personnages détourés trônent sur un aplat crème, avec un lettrage très présent sur la page. « Ça a rendu la collection directement identifiable et ça a certainement contribué à son succès ».

L’avenir
En dix ans, Écritures a joué un rôle notable dans le renforcement du roman graphique au sein de la B.D. européenne. Aujourd’hui, dans un marché presque saturé où il est de plus en plus difficile, dans la masse de titres, d’éviter le repli des lecteurs vers des « valeurs sûres », il reste de belles découvertes à faire. « L’âge d’or du roman graphique n’est pas du tout terminé sur le plan de la création », affirme Peeters.
La deuxième partie de l’exposition célébrant l’anniversaire d’Écritures est consacrée au projet La Villa sur la falaise : sur un pitch de Benoît Sokal, dix auteurs - suisse, britannique, américain, japonais, français, italien... - ont créé leur propre histoire, d’une vingtaine de planches. Parmi eux, des « petits jeunes » comme Saulne, Kan Takahama et Gabrielle Piquet. La relève est là, prête pour une deuxième décennie d’Écritures.

Dix ans d’Écritures • > 7/4, di/ma/Tu > zo/di/Su 10 > 18.00, €3/6/8, Belgisch Stripcentrum/Centre Belge de la Bande Dessinée, Zandstraat 20 rue des Sables, Brussel/Bruxelles, 02-219.19.80, www.stripmuseum.be, www.cbbd.be