Art On Paper : Frémok dans la suite royale

Kurt Snoekx
© Agenda Magazine
25/09/2013
Des taches de bic, du sang de bœuf... Cette année, le salon du dessin Art On Paper se salit les mains et invite la bande de rebelles bruxellois de l’innovant Frémok à sortir des ténébreux souterrains du monde de la B.D. pour un séjour de trois jours dans le cadre luxueux du White Hotel. « Et on ne doit même pas payer notre chambre ».

Est-ce de la bande dessinée ? Est-ce de l’art ? Où sont les phylactères ? Qu’en est-il des cases qui délimitent proprement les frontières du dessin ? Et où se cache le récit ? C’est quoi tout ça, au fond ? D’excellentes questions auxquelles Frémok apporte depuis plus de dix ans déjà des réponses extrêmement fascinantes. Cette maison d’édition bruxelloise est née en 2002 du mariage du Français Amok et du Bruxellois Fréon - qui résultait déjà lui-même, via le collectif frigoproduction, de l’absorption enthousiaste de Raw, Strapazin, Hara-Kiri et Métal Hurlant, notamment.
Après avoir élargi les frontières du récit graphique pendant un temps en tant que Frémok Nord et Frémok Sud, l’heure de l’unification était venue. « Les gens ne comprenaient rien », dit en riant Eve Deluze, l’une des chevilles ouvrières de la plate-forme d’édition bruxelloise. « Il y avait quand même des caractéristiques particulières qui étaient propres à chacun et que l’autre n’avait pas. Pour le dire de manière caricaturale, il y avait le sud poppy et plus politique et le nord, plus artistique. C’était deux économies, avec des comptes séparés, comme un couple. Finalement c’était devenu trop fatigant de poursuivre avec cette double identité et tout ça s’est mélangé ».
En 2007 on frôle le trou noir. Le fameux black-out qui laissera dans l’historiographie de Frémok tout un tas de folklore institutionnel. Quel black-out ? Thierry Van Hasselt, auteur et membre du comité artistique de Frémok : « C’est un interrogatoire ? (Rires) Ça a été une grosse crise. On ne savait plus pourquoi continuer, comment continuer... Il y a toujours eu aussi une volonté de créer un modèle économique, associatif, une façon de travailler, de partager le travail avec les gens, de réfléchir sur le livre par rapport à la diffusion et toutes ces choses-là. Et, à un certain moment, on a tout arrêté, on a tout remis en question. On ne savait plus très bien quoi faire ». Eve Deluze : « C’était aussi la fin d’une période. Les ventes diminuaient, on n’avait plus d’emploi subventionné. Tout s’accumulait et chacun commençait à se poser des questions ». Van Hasselt : « Alors nous avons rassemblé tout le monde à Bruxelles pour discuter. De très longues réunions avec des spaghettis et de la bière, très intenses ». Deluze : « On en est ressortis avec des choses aux noms assez folkloriques : le Comité Artistique (réunion des auteurs et non-auteurs qui débattent et votent sur ce qui doit être édité), le Conseil du Cœur (les gens qui prennent en charge le fonctionnement quotidien) et le kaSP (kabinet de Salut Public qui devait repenser le sens, l’organisation et le fonctionnement du projet frémokien). Pas mal d’organes institutionnels... C’était presque aussi compliqué que la Belgique ». (Rires)
(Dominique Goblet & Kai Pfeiffer - à paraître en mars 2014)

Se ressourcer : s’arrêter et se mettre en question. C’est la particularité de la machinerie interne de Frémok, qui fonctionne grâce au sang, à la sueur et aux larmes de bénévoles pour qui la richesse se trouve ailleurs que sur leur compte en banque. Thierry Van Hasselt: « Frémok n’est pas une entreprise. C’est une structure avec un vrai projet un peu utopique. En gros, l’idée, c’était de toujours travailler de manière associative : nous baser sur le partage des droits et des devoirs. Depuis 1991, 22 ans déjà, nous existons sur un modèle aussi précaire que ça. En même temps, cet aspect, le fait de ne pas avoir de grandes charges, ça nous rend presque indestructibles. C’est un peu notre force et notre point faible ».

Indestructibles : c’est indiscutablement le cas des livres que Frémok fait sortir des presses. Des livres qui ne sont rien moins que de l’art sur papier. La raison, sans aucun doute, qui explique que Art On Paper n’a pas vu d’inconvénient à offrir un séjour au White Hotel aux perles que Frémok tire des sombres tunnels où notre monde les enfouit. Attendez-vous à un parcours au sein d’histoires qui glissent en chuchotant sur des corps chauds, qui surgissent violemment de couloirs souterrains ou qui se cachent dans un réseau labyrinthique. Tout cela en images et en (parfois très peu de) mots, qui font émerger ensemble une troisième dimension où se trouve plus que la somme de ces éléments dissociables. Et toujours avec un respect pour la bibliodiversité, un amour infini du livre et une foi dans la nature unique de chaque ouvrage.
(Éric Lambé, Le fils du roi)

Sang de bœuf ou bic, peinture ou esquisse au crayon, petit joyau ou format démesuré sont à chaque fois les conducteurs et les isolants d’une histoire qui ne peut pas être racontée autrement. Cette urgence génère des objets fantastiques, inspirés, qui, malgré toutes leurs différences, partagent une même vision et dégagent une atmosphère. Qui portent l’empreinte de Frémok. Thierry Van Hasselt: « On essaie de faire toujours des livres différents. Mais c’est vrai qu’il y a une base commune : il y a toujours une solide réflexion sur le projet, le rapport du projet, du récit, du dessin à l’objet. Avec une esthétique très radicale qui est en même temps induite par le positionnement narratif ».

Comme si Frémok montrait le laboratoire qui forme l’habitat de chaque projet – et qui en même temps leur fait chercher les limites du récit graphique, ce noyau incandescent dans leur univers fait d’échanges et de confrontations avec d’autres disciplines et artistes. Avec de huit à neuf publications par an, le temps est leur bien le plus précieux. Et ce temps est aussi ce qu’ils espèrent soutirer au lecteur. Thierry Van Hasselt : « On donne un contrat de lecture qui implique de l’énergie de la part du lecteur, mais c’est aussi un respect du lecteur. Tout comme nous, il est responsable et nous aussi nous avons des attentes par rapport à lui. Ce n’est pas élitiste. Nous voulons partager ».
(DoubleBob & Nicole Claude, La Crâne Rouge)

Pas élitistes, mais rebelles ? Thierry Van Hasselt : « Nous ne sommes en tout cas pas le contraire ». Eve Deluze : « Ça, c’est une réponse de vrai politique » (Rires). Thierry Van Hasselt : « Rebelle, c’est un grand mot. On ne jette pas des pavés dans les vitrines. Mais je suis quand même content quand je regarde en arrière et que je vois que, nous qui étions toujours considérés comme “l’énergie perdue de la jeunesse”, nous sommes toujours là. Nous faisons des choses qui sont aussi improbables que lorsque nous avons commencé. Ça contredit tellement bien tout ce qu’on raconte aujourd’hui sur le livre, sur la culture. On n’a jamais fait ça pour gagner du fric ou en pensant stratégiquement. Nous avons toujours fait les choses que nous aimions, parce qu’on voulait les partager. Et on n’a pas perdu cet enthousiasme. Nous sommes toujours prêts à dénicher des projets – comme celui de La “S” Grand Atelier, avec des personnes porteuses d’un handicap mental – et à nous lancer là-dedans sans nous attendre à avoir un retour tout de suite. C’est justement ce qu’un laboratoire doit être : un lieu où l’on peut prendre des risques ».

Collages :
1 Thierry Van Hasselt / Steve Michiels / Jung-Hyoun Lee / Olivier Deprez
2 Paz Boïra & Rémy Pierlot / Yvan Alagbé / Vincent Fortemps



IL ÉTAIT UNE FOIS...
Ce que Frémok présente à Art On Paper n’est que la partie émergée de l’iceberg, le ravissant épiderme entourant fermement un corps où pulse une créativité de la narration. Voyez par exemple ce que ça donne dans l’addictif Mr. Burroughs de Pedro Nora & David Soares, éraflé de vers de jais – notre tout premier contact avec le laboratoire bruxellois –, les allégories extraterrestres hilarantes de Marko Turunen, les traits infiniment récalcitrants de Vincent Fortemps, les chorégraphies intimes de Thierry Van Hasselt, le royaume surprenant et débordant de couleur d’Atak, les explorations déroutantes d’Anke Feuchtenberger ou les récentes escapades civiles de Steve Michiels et les exploits absurdes du Cowboy Henk de Kama & Seele.
Dans l’excitant univers des Frémokiens, le choix est un embarras. Voici cinq coups de cœur comme points de départ d’une plus grande expédition. Cinq manières de raconter une histoire :

LE FILS DU ROI Sans rien de plus qu’un bic bleu et un bic noir sortis de son vieux plumier, Éric Lambé (l’auteur de notre couverture !) dresse une carte de l’âme brutale, terriblement belle et intègre. Les sombres veines d’encre se multiplient, s’entrecroisent, font apparaître des sommets (et des gouffres), gravent des angles morts dans le papier et créent pour le lecteur un labyrinthe fluide et hypnotisant.

LES HOMMES-LOUPS Avec un livre qui rejette toutes les conventions, une membrane poétique autour d’un corps sale de rouille, de sang, de boue et de semence, Dominique Goblet, idole de Frémok souvent copiée mais inégalable, ouvre une brèche radicale dans l’expérience de lecture. Un trip visuel oppressant à travers une forêt pleine d’histoires bannies qui vous trottent pendant des jours dans le cerveau.

LE DIEU DU 12 Le long de méandres narratifs sertis dans un graphisme superbe, Alex Barbier, le pionnier de la couleur directe et pape païen de Frémok, effectue des allers-retours entre la fiction de papier et la réalité corporelle. Le fait que les visions mises en images étouffantes de ce Dieu du 12 soient resurgies, après presque 30 ans, des cendres d’un atelier incendié, fait de ce pape un petit dieu.

LA VILLE ROUGE Ce portrait primal d’une ville et de ses habitants, fixé avec du sang de bœuf brun rouille (des abattoirs de Charleroi), flotte entre la vie et la mort. Le Carolorégien Michaël Matthys donne une forme physique au lien de sang éternel, chéri et exécré, qui le lie à ce paysage social et architectural réduit en cicatrices effilochées par une industrie en déclin.

SOUS-SOLS Nous sommes prêts à payer le prix des larmes pour cet irrésistible joyau fait de traits de crayon. Avec une parade nuptiale entre des structures escheriennes et des émotions hyperdétaillées, DoubleBob transforme des formes anguleuses en un flux circulaire : la vie et la mort, l’amour et l’adieu se touchent et glissent le brûlant foyer du livre sous la peau du lecteur.


ART ON PAPER+1 • 3 (19.30 > 0.00, invitation only), 4 (10 > 22.00), 5 (10 > 20.00) & 6/10 (10 > 18.00), €5/8, White Hotel, Louizalaan 212 avenue Louise, Elsene/Ixelles, www.artonpaper.be, www.fremok.org

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