Congo Art Works: la peinture par et pour les Congolais

Sophie Soukias
© BRUZZ
04/10/2016

Sous l'influence de ses curateurs, un artiste et une anthropologue, l'exposition Congo Art Works offre un éclairage unique sur la peinture populaire congolaise, envisagée au regard de l'histoire du Congo et des collections du Musée royal de l'Afrique centrale.

En tant que Bruxellois, vous connaissez sans doute l'immense fresque de Matongé réalisée par l'artiste congolais Chéri Samba et intitulée Porte de Namur, porte de l'amour. Chéri Samba est une des figures incontournables de la peinture populaire congolaise, un art qui, comme son nom l'indique, se veut au plus proche de la population, cherchant à montrer les préoccupations des Congolais, à éveiller leur sens critique et à susciter le débat, non pas sans humour. En 2013, le Musée royal de l'Afrique centrale, dont l'exposition permanente est en rénovation (ça n'était pas trop tôt!), a fait l'acquisition de la collection du professeur Bogumil Jewsiewicki, spécialiste de l'histoire de l'art congolais au 20e siècle et ayant enseigné au Congo. En somme, une véritable mine d'or contenant des centaines de tableaux de peinture populaire réalisés entre 1968 et 2012 mais aussi de précieux documents d'archive tels que des lettres des artistes et des photographies, le tout offrant un accès inédit à la compréhension de cet art. C'est l'artiste congolais Sammy Baloji et l'anthropologue au Musée royal de l'Afrique centrale Bambi Ceuppens qui furent en charge de mettre en musique ces trésors. En résulte Congo Art Works, une exposition thématique rassemblant à Bozar 82 tableaux d'artistes comme Chéri Benga, Chéri Chérin, Chéri Samba, Maître Syms, Shula, Albert Lubaki et bien d'autres. Les deux curateurs se sont attachés, chose rare dans les expositions d'art, à remettre ces tableaux dans leur contexte, à remonter à la source, afin de sortir d'une lecture occidentale des œuvres et participer, ce faisant, à " décoloniser " le musée.
Pendant longtemps, la peinture populaire congolaise a été, à tort, qualifiée de " naïve ".
BAMBI CEUPPENS : Le qualificatif de " naïf " s'est développé par rapport à la perspective occidentale en peinture. Alors que ce n'est pas parce qu'il y a un manque de perspective particulière dans les peintures populaires congolaises qu'il n'y a pas de perspective du tout. Par exemple, Moké, un des plus grands peintres populaires, se qualifiait lui-même de peintre naïf et signait ses peintures de cette manière, probablement sous l'influence occidentale. Alors que Chéri Samba conteste cela et insiste sur la notion de peinture " populaire ". Il dit même que contrairement à la peinture académique, la peinture populaire ne nécessite pas de décryptage. Alors que c'est le cas évidemment, sauf que c'est la population qui a les codes tandis que pour la peinture académique, ce sont uniquement les peintres qui ont suivi une formation formelle.
Justement, quels sont ces codes ? Comment lit-on ces tableaux ?
CEUPPENS : La lecture de ces tableaux est très sociale. Les peintures se trouvent à l'extérieur, dans des cafés ou à l'intérieur des maisons. Elles sont là pour susciter le débat, pour permettre aux gens de s'exprimer sur leurs préoccupations quotidiennes, ça va des relations hommes-femmes aux problèmes de survie, les transports, l'histoire coloniale, les problèmes économiques et politiques, l'émergence des églises pentecôtistes. En somme, tout ce qui est susceptible de toucher les gens. Si on maîtrise les codes de lecture de ces tableaux, on se rend compte du message critique qu'ils véhiculent. Ces peintures ont également une valeur pédagogique et moralisatrice.
SAMMY BALOJI : Après l'indépendance (1960), la peinture populaire va revisiter l'histoire coloniale, faire le récit des héros comme Lumumba qui ont fait front à la colonie. Dans les collections de Bogumil Jewsiewicki, on retrouve d'ailleurs une soixantaine de tableaux du père de l'indépendance. On crée des tas de héros, d'imaginaires qui familiarisent les Congolais avec leur passé.
Encore aujourd'hui en Europe, c'est souvent l'aspect stylistique, les couleurs, le côté chaleureux et l'humour qui sont pointés dans cette peinture ?
CEUPPENS : Les réactions des Occidentaux face à la peinture populaire congolaise peuvent être comparées à la musique. On entend souvent " C'est gai ! C'est fait pour danser " , etc. Alors que les Congolais, eux, vont vous parler en premier lieu des paroles et du message. C'est pareil pour la peinture. Ici en Occident, les gens y voient des couleurs, de l'humour alors qu'en réalité, les messages qui sont véhiculés sont très sérieux et parfois très violents, surtout envers la période coloniale. C'est cette ambiguïté qui fait la richesse et la force de cette peinture.
BALOJI : Pour nous, c'était primordial de donner aux visiteurs de l'exposition les outils pour comprendre les codes et le contexte derrière ces peintures afin de ne pas tomber dans le point de vue occidental habituel. Si on commence à lire ces tableaux avec une perspective occidentale, on est complètement à côté de la plaque. Au-delà des codes, on a aussi cherché à revisiter l'histoire de la peinture au regard de la collection du Musée de Tervuren qui est elle-même une collection coloniale.
Comment se présentent les collections du Musée de l'Afrique centrale en matière de peinture populaire ?
CEUPPENS : La plupart des objets acquis par le musée ont été réalisés par des Congolais, mais ce sont des Occidentaux qui les ont collectionnés. Ceux-ci manifestaient peu d'intérêt pour la peinture populaire, elle n'a jamais été montrée dans l'exposition permanente du musée par exemple; c'est d'ailleurs quelque chose qui va changer avec la nouvelle exposition permanente. Lorsqu'en 2010 j'étais commissaire de l'exposition au Musée d'Afrique centrale sur l'indépendance du Congo, je tenais à montrer l'indépendance du point de vue congolais mais c'était impossible avec les collections du Musée. 80 à 90 pourcent des objets exposés ont dû être empruntés à d'autres musées ou à des collectionneurs privés. La collection de Bogumil Jewsiewicki acquise en 2013 appartient non seulement au musée, mais a aussi l'avantage d'être accompagnée d'environ 500 kilos d'archives comprenant des récits de vie, des chroniques, des interviews des peintres, des écrits personnels, ce qui offre une perspective différente. L'acquisition de ce genre de collections entre clairement dans le processus de décolonisation du Musée.
BALOJI : Toujours dans cette même idée de processus de décolonisation, on cherche à mettre en exergue l'influence occidentale dans la peinture, dans les arts. En d'autres termes : déconstruire toute cette pensée qui s'est faite autour d'objets ethnographiques destinés à la base au marché touristique, et toute la science qui s'est créée autour.
En somme, l'art traditionnel congolais a subi l'influence des goûts occidentaux.
CEUPPENS : Au musée, il y a toujours cette distinction entre les objets soi-disant traditionnels et les objets soi-disant coloniaux ou modernes. L'idée circule auprès du grand public selon laquelle les objets traditionnels n'ont pas du tout été influencés par la colonisation. Alors que la peinture populaire ne serait pas authentiquement africaine, parce qu'elle montresi bien ses influences occidentales.
BALOJI : Le courant moderniste s'est appuyé sur la pratique locale mais avec pour objectif d'écouler ces peintures sur le marché international. Quelque part, on revisite aussi l'histoire de la peinture occidentale à travers sa rencontre avec l'art africain. Par exemple, on fait le lien entre Paul Klee et Albert Lubaki, un peintre congolais des années 20-30. On revisite une exposition qui lui a été consacrée au Palais des Beaux-Arts en 1929 et qui témoigne de tout un regard sur la peinture congolaise. Toutes les peintures représentant la société coloniale, les relations entre Européens et Africains, la modernité ont été mises de côté. Celles qui ont été retenues sont celles qui évoquent la nature, les animaux, etc.
CEUPPENS : Les mécènes tels que Pierre Romain-Desfossés dans les années 1940 fournissaient le matériel aux peintres mais fonctionnaient par commandes. Dans le contexte colonial, les artistes étaient loin d'avoir une liberté complète, ils devaient peindre selon les directives occidentales.

Cette contrainte va-t-elle changer avec l'indépendance en 1960 ?
CEUPPENS : Disons que les peintres deviennent alors dépendants du marché. Ce n'est pas comme en Occident où il y a ce mythe, né avec le romantisme au 19e siècle, de l'artiste qui s'exprime de manière très individuelle. Ici, le peintre crée toujours une relation avec le grand public. En quelque sorte, c'est le public qui décide des thématiques qui l'intéressent et c'est au peintre de les exécuter.
Je me demandais, le pouvoir politique va-t-il essayer de s'approprier la peinture populaire pour faire passer un message ?
CEUPPENS : Cette peinture est populaire, mais pas autant que la musique, c'est pour cela que les leaders n'en font pas usage. Mobutu a privilégié la musique populaire, l'art académique et les arts traditionnels. La peinture populaire n'était pas valorisée. Il y avait également un certain mépris de la haute bourgeoisie pour ce côté populaire, dans le sens où cette peinture était réalisée par des autodidactes et s'adressait aux masses. De leur côté, les peintres populaires ne vont pas spontanément peindre dans l'espace public des hommes politiques locaux ou des ministres parce qu'ils sont trop contestés.
Quel est le profil de ces peintres populaires ?
BALOJI : Ce sont des gens qui naissent dans les cités de parents qui n'ont pas forcément fait des études. En tant qu'autodidactes, ils n'ont pas un lien direct avec la peinture occidentale car on ne la trouve pas dans les musées au Congo. Il y a d'ailleurs très peu de musées au Congo qui sont accessibles au grand public. Ces autodidactes sont d'abord assistant d'un peintre avant de se mettre à leur propre compte. Ils combinent souvent peinture publicitaire, sérigraphie,…
CEUPPENS : Il y en a même qui sont ébéniste ou même chanteur parce qu'ils doivent essayer de survivre en tant qu'artiste. Il y a même des pasteurs. Aujourd'hui la survie de ces peintres dépend des expatriés, du marché international. Au Congo, les gens sont pauvres et ont d'autres priorités.
BALOJI : Après, je pense que le profil du peintre populaire est flou. Aujourd'hui, il y a beaucoup de peintres qui s'inspirent de la peinture populaire. Un peintre sortant de l'académie peut très bien répondre à des commandes publicitaires et faire de la peinture populaire. C'est un peu ça aussi la vie au Congo, on ne peut pas tracer une ligne droite entre les choses.

Congo Art Works
7/10 > 22/1, Bozar , www.bozar.be

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