Dans l'antre d'artistes : Hélène Amouzou

Estelle Spoto
© Agenda Magazine
30/05/2014


Les chemins empruntés pour arriver à l’art sont parfois tortueux et inattendus. Si Hélène Amouzou n’avait pas fui le Togo en 1992, entamant ainsi une errance assez éprouvante, elle n’aurait peut-être jamais découvert la photographie. Ce qui a été un baume pour certaines cicatrices, mais pas pour toutes.

Quand elle arrive devant l’académie, souriante, à vélo dans sa robe fleurie, on reconnaît à peine Hélène Amouzou, celle qu’on n’a vue jusque là que dans ses autoportraits, le visage fermé, l’air grave. Comment peut-on être aussi différente en vrai et sur papier ? « Ces photos, c’était comme un journal intime », explique-t-elle. « Quand je me sentais mal, quand je me posais trop de questions, je montais dans le grenier et je prenais des photos. C’était machinal, je ne préparais pas les poses. Et une fois que c’était fait, je me sentais bien, je rangeais mes affaires et je redescendais. Je mettais tout dans cet instant-là et après, on n’en parlait plus ». Le grenier en question, c’est celui de l’immeuble molenbeekois où elle habitait encore récemment, après de longues pérégrinations seule avec sa fille entre l’Allemagne, le Limbourg et Bruxelles, entre centres pour demandeurs d’asile, logements précaires chez des amis, refuge dans une communauté religieuse et boulot comme jeune fille au pair. « Je trouvais que ce grenier me ressemblait. C’est un endroit qui a été occupé, puis quelque chose s’est passé, il a été abandonné et on n’en entend plus parler. Moi je suis née quelque part, j’appartenais à un clan, à une famille et voilà qu’un jour, je n’existe plus pour personne. Cet endroit m’a permis de me lâcher ».
Sur ses photographies argentiques, grâce au jeu sur le temps de pose et la sensibilité du papier, le corps d’Hélène Amouzou, nu ou revêtu, semble se fondre dans le papier peint à moitié arraché, irrémédiablement marqué par le passage du temps. Dans des contrastes de textures et un noir et blanc qu’elle contrôle plus facilement que la couleur, ses contours se floutent, prennent la transparence d’un fantôme. « L’idée dans ces photos, c’est qu’on ne me voit pas. Je crie, je lutte, je pleure, je fais autant de bruit que je peux mais personne ne me voit ». Parfois, elle pose avec ses valises, symbole de son voyage sans fin. Elle photographie une robe qu’elle ne porte que sur ses clichés, déposée sur une chaise ou suspendue à un cintre. Un vêtement neuf qui se détache sur un fond décrépit. Le présent et le passé superposés.


Il aura fallu une suite de rencontres et de hasards pour qu’Hélène Amouzou ose un jour pousser la porte de l’Académie de dessin et des arts visuels de Molenbeek, où on acceptera dans l’inscrire alors qu’elle n’a pour document officiel que l’Annexe 26 bis délivré par l’Office des Étrangers à son arrivée en Belgique et depuis longtemps périmé. Il aura fallu le temps d’apprivoiser l’autoportrait - « c’était la chose la plus difficile que l’on puisse me demander. Me voir en photo, que je me prenne moi-même ou que quelqu’un me photographie, ce n’était pas imaginable » - la bienveillance des autres et une confiance grandissante en soi pour qu’elle en arrive là et que son travail soit couronné par un livre et des expositions, même si ce n’était pas son but. « Ces photos, c’était très intime, c’était une partie de moi. Au début, je n’étais pas prête à les montrer. Quand on m’a proposé une exposition, j’ai accepté - quand on me propose quelque chose, je ne refuse jamais parce que ça veut dire que quelqu’un me considère - mais c’est comme si on me prenait quelque chose de moi que je cachais très loin. Le fait de lever le voile sur mon histoire m’effrayait, je pensais que les gens me jugeraient. Mais je me dis que ces expositions sont un partage, je partage ma situation avec tous ceux qui ont un jour quitté leur chez-soi pour vivre ailleurs. On fait tous un voyage... »
Aujourd’hui, Hélène Amouzou n’est plus sans-papiers. La bonne nouvelle est arrivée en 2009, en même temps qu’une exposition au Théâtre Royal de Namur et la parution de son livre, Entre le papier peint et le mur. « En revenant de Namur où on préparait l’accrochage, j’ai trouvé dans ma boîte aux lettres une convocation de la Commune de Molenbeek comme quoi je devais me présenter le lendemain. Et je savais que ces gens-là ne convoquent jamais pour rien. J’avais préparé pour ma fille les numéros qu’elle devait appeler si jamais je ne revenais pas, si on me rapatriait. Je voulais qu’elle puisse avoir une scolarité et un endroit pour vivre mais moi, j’étais prête à partir. Parce que j’avais donné tout ce que j’avais. Je me suis présentée à la Commune et une dame m’a annoncé que j’étais régularisée. Ce jour-là, c’est une autre personne qui a dû remettre mon sac à mon épaule, j’ai perdu la voix, je suis restée paralysée. Je ne sais pas comment j’ai marché jusqu’à la maison. J’ai été chercher ma carte définitive le jour de l’exposition et de la sortie du livre. Trois choses en une journée, après quinze ans. Je dis toujours que je regrette que ça se soit passé ainsi, j’aurais aimé savourer chaque chose séparément. Parfois je me demande si tout cela valait la peine. Fuir mon pays, ne pas avoir de vie... Je crois que la réponse, je ne l’aurai jamais. Il y a eu une cassure qui ne sera jamais réparée. Dans mon malheur, j’ai eu la chance d’être tombée au bon endroit au bon moment et je suis reconnaissante envers tous ceux par qui je suis passée. Si je n’avais pas vécu cette situation, est-ce que j’aurais été chercher au plus profond de moi dans ces photographies ? »
Mais n’en déplaise à ceux pour qui l’art est l’aboutissement suprême, quand elle fait le bilan, sa sentence est implacable : « L’académie a été un endroit où j’ai pu me ressourcer et la photo m’a aidée à passer mes journées, j’en avais besoin. Mais ce que je sais aujourd’hui c’est que si c’était à refaire, je resterais au Togo ».


Photos © Heleen Rodiers

Commune : Molenbeek
À voir prochainement à Bruxelles : Where we’re at! Other voices on genre, dans le cadre de l’Été de la Photographie (expo collective), 18/6 > 31/8, Bozar ; Vies en Tranches (expo collective), 14/6 > 28/9, Atelier 340 Muzeum ; Exposition de fin d’année de l’Académie de dessin et des arts visuels de Molenbeek, 6 > 11/6
Un livre : Hélène Amouzou - Entre le papier peint et le mur, Husson Éditeur
Info : www.heleneamouzou.be

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