Emmanuel Carrère: Le Royaume

Estelle Spoto
© Agenda Magazine
24/09/2014
Pour faire la une de la rentrée littéraire avec une brique de plus de 600 pages sur l’histoire des premiers chrétiens, faut quand même être fortiche. Emmanuel Carrère réussit son pari avec brio. Avertissement toutefois aux estomacs sensibles : c’est du lourd !
Livre | Le Royaume ●●●●
Emmanuel Carrère P.O.L., 640 P., €23,90

Que s’est-il donc passé lors des premières décennies de notre ère dans cette petite secte persécutée et dispersée autour de la Méditerranée qui proclamait le retour du Messie et qui, en trois siècles, allait ronger l’Empire romain de l’intérieur jusqu’à devenir religion officielle ? Et comment se fait-il qu’aujourd’hui « des gens normaux, intelligents, puissent croire à un truc aussi insensé que la religion chrétienne » ? Dans Le Royaume, Emmanuel Carrère mène l’enquête, et il le fait brillamment, en tressant avec souplesse et fluidité la vie de Jésus et de ses premiers disciples et biographes (Jacques, Pierre, Jean... mais surtout Paul et Luc), les commentaires donnés par les exégètes et les historiens de différents âges et sa propre vie à lui qui, il y a vingt ans, presque touché par la Grâce, a été un fervent croyant mais qui ne l’est plus aujourd’hui.

Avec un naturel désarmant, Carrère effectue des rapprochements entre cette période lointaine - pleine de termes obscurs pour nous comme « pharisiens », « sadducéens » et « publicains », « Lycaonie », « Phrygie » ou « dynastie julio-claudienne » - et la réalité du XX et du XXIe siècle - celle des McDo, des magasins Apple et du broken english. Rapprochements dont le plus récurrent est celui entre les débuts du christianisme et ceux du communisme et le plus fracassant sans doute celui entre les portraits de la Vierge et une vidéo porno diffusée sur Internet. Tout cela rend ces histoires complexes et parfois contradictoires en provenance du premier siècle extrêmement concrètes, compréhensibles et finalement - qui l’eût cru ? - assez passionnantes.

Celui qui raconte l’histoire, notre guide dans cette forêt touffue et tortueuse, c’est Emmanuel Carrère lui-même. C’est posé très clairement dès le prologue où Carrère fait référence à un élément bien ancré dans la réalité et connu de beaucoup : la série télévisée Les Revenants dont il a été co-scénariste. Ceci n’est pas une fiction et, pour nous rappeler que c’est le Carrère bien réel qui parle ici, Le Royaume est régulièrement ponctué de mentions de ses livres (La moustache, L’Adversaire, D’autres vies que la mienne, Limonov...) et d’explications sur leur gestation. Comme un chef qui donne ses petits secrets de fabrication dans une leçon filmée, Carrère, tout en avançant dans son récit, livre sa « petite cuisine », ses doutes, ses sources, sa méthode. Et en même temps, il démonte les mécanismes de ce qui reste, malgré la sévère baisse de régime de la foi chrétienne, un des plus grands best-sellers de toute l’histoire : La Bible, ou plus exactement, le Nouveau Testament. « Je suis un écrivain qui cherche à comprendre comment s’y est pris un autre écrivain », dit-il à propos de Luc et de son Évangile.

Dans Le Royaume, Carrère se met à nu en tant qu’auteur et en tant que (ex-)croyant. Deux choses cependant nous empêchent de nous jeter dans ses bras : les références littéraires, philosophiques, cinématographiques, picturales, psychanalytiques qui pleuvent de partout et qui témoignent de son incommensurable culture et les petites phrases du style « Nietzsche, dont je lis quelques pages chaque matin au café après avoir conduit Jeanne à l’école ». Emmanuel Carrère (qui cite aussi en passant son rôle de membre du jury au Festival de Cannes en 2010) et nous, nous ne sommes pas du même monde. Moi qui n’ai lu ni l’intégrale de Nietzsche ni Bérénice, « je ne suis pas digne de te recevoir ». Mais j’irais jusqu’à soupçonner Carrère, scénariste patenté, de grossir volontairement le trait, d’agacer sciemment avec ses préoccupations de personne « riche, puissante, belle, intelligente, que tout le monde regarde » pour rendre encore plus fort le basculement final, celui des très émouvantes dernières pages placées sous le signe de l’inversion radicale de valeurs propre au christianisme. « Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux ». Du grand art.

Rencontre avec Emmanuel Carrère: 25/9, 18.00, Librairie Filigranes, www.filigranes.be

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