Interview

Géraldine Tobe: 'J’avoue que j’ai demandé la mort’

Kurt Snoekx
© BRUZZ
05/12/2022

Des accusations de sorcellerie, de la torture, des sessions d'exorcisme, un accident qui lui a brûlé la moitié du corps… Rien de tout cela n'a empêché la plasticienne congolaise Géraldine Tobe de devenir qui elle est. Rencontre avec la jeune peintre kinoise qui met le feu à ses toiles animées.

Ce doit être le calme avant la tempête. Le moment où tout est sur le point de s’écrouler avec la force de mille coups de vent. Ce qui est en perspective à la Lever House va venir se fracasser contre les murs majestueux avec une force inouïe, fendre le marbre multicolore pompeux, renvoyer la façade délabrée dans un intérieur en ruine. C’est en tout cas l’impression donnée par Kalunga, l’imposante exposition monographique que la plasticienne congolaise Géraldine Tobe met sur pied ici en collaboration avec la VUB. L’impression d’un puissant enchantement, d’un génie sorti de sa lampe qui hante cet espace proche de la Colonne du Congrès.

La Lever House, aujourd’hui un campus pour les étudiant.e.s de l’Institut Supérieur Industriel de Bruxelles, plonge dans le passé colonial. C’est un souvenir construit de marbre, de bronze et à l’aide de la fortune amassée par les frères britanniques Lever, avec l’autorisation du gouvernement belge, grâce à l’huile de palme extraite au Congo. Une fusion avec la compagnie néerlandaise de Margarine Unie donnera naissance à la multinationale Unilever.

Géraldine Tobe insuffle une mémoire vivante à ce contexte figé. Des corps quasi liquides sont suspendus en plein mouvement, fiers, menaçants, se métamorphosant, déchirés, enchevêtrés, donnant la vie, prenant la vie, se dissipant comme des esprits. « Comme la fumée », approuve-t-elle. « Ce bâtiment colonial représente le passé. Le fait que moi, une jeune artiste de Kinshasa, je le remplisse avec une expo, prouve qu’il y a un travail qui est en train de se faire. Attribuer à cela le terme de décolonisation, c’est peut-être aller un peu loin, mais c’est un pas vers la positivité. »

« Le plus important, pour moi, ce n’est pas de faire une ‘belle’ exposition, c’est que ces œuvres arrivent à transmettre un message », explique Géraldine Tobe. Kalunga, qui signifie « ce qui relie ou encore ce dont on ne voit ni le début ni la fin », fait référence à une philosophie ancestrale, un état spirituel qui relie le matériel et l’immatériel. Une spiritualité, avec laquelle le peuple congolais a perdu le contact. Et que Géraldine Tobe tente de canaliser à travers son œuvre. « En kikongo, une langue du Bas-Congo, on dit vomvwam, ce qui veut dire : « retourne ». C’est ce que je fais. Je suis tout simplement retournée auprès de ma grand-mère. »

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| Géraldine Tobe, portrait d'une survivante.

La voilà, la grand-mère, le foyer où a germé la pratique artistique de Géraldine Tobe. « Ma grand-mère était une femme qui venait du Kasaï, une grande province au Congo », raconte-t-elle. « Son père avait deux femmes, la première lui a donné neuf enfants, la seconde lui a donné dix garçons. Ses frères et sœurs sont morts les uns après les autres, jusqu’au moment où, quand la famille a déjà fui à Kinshasa, elle ne voit plus personne autour d’elle. Alors ma grand-mère, pour commémorer et se sentir proche de sa famille, faisait des rituels. »

Alors que les femmes sages faisaient office de guides spirituels, c’était quelque chose qui était vu comme de la sorcellerie et rejeté à l’époque à Kinshasa par les Kinois, qui avaient adopté le christianisme à cause de la colonisation, s’éloignant de leur propre culture. « Une de mes tantes m’interdisait de m’approcher d’elle quand j’étais enfant. Comme c’était une sorcière, elle pouvait nous ensorceler. Et moi, qui faisais toujours les choses à l’encontre, c’est exactement ce que j’ai fait. (Rires) Je m’en foutais qu’elle soit sorcière, je ressentais ce désir de me rapprocher de cette vieille femme. Heureusement, parce qu’elle est décédée peu de temps après. »

« Elle était très ouverte, elle m’a transmis cette connaissance sur notre spiritualité ancestrale que chacun de nous a en soi. Avant tout, l’homme est esprit, et c’est grâce à ma grand-mère que moi, une enfant des années nonante, j’ai compris ça. Que c’était ça, l’élément crucial. Mon travail, tout ce que je fais, je le fais par rapport à cette éducation ancestrale. Et en même temps, c’est une manière de respecter la mémoire de mes ancêtres. Quand ma grand-mère, qui était née dans les années trente ou quarante, était enfant, l’art était au service de la société, en faisait pleinement partie. Et elle a dit : ‘Inspire-toi de tes ancêtres, Géraldine’. C’est devenu un mode de vie pour moi. Je suis donc les traces de ces artistes de l’époque qui donnaient un corps physique aux esprits. Comme eux, j’essaie de donner une forme aux esprits. De nourrir mon travail avec une conscience. Que ça devienne quelque chose de simple, mais qui touche, qui parle. »

BRÛLE
L’œuvre de Géraldine Tobe est une tentative de capter ce qui n’est pas tangible ni visible, de faire de l’art une porte qui ouvre vers la spiritualité. La forme dans laquelle elle capture cette intangibilité a une âme tout aussi éphémère : la fumée, les restes fugaces d’un feu dévorant. Ce feu est plus qu’une métaphore. C’est un paradoxe intime qui, en même temps, prend brutalement et donne généreusement, un fil rouge gravé dans la vie de Géraldine Tobe. Comme l’art. « Je dessine depuis toute petite », explique-t-elle. « C’est mon grand frère qui m’a appris. Mais mes parents n’y voyaient aucun avenir. Pour être artiste au Congo, il faut avoir les nerfs solides ; il y a beaucoup de problèmes auxquels tu dois faire face. Ma mère ne voulait pas de ça. »

« Avant tout, l’homme est esprit, et c’est grâce à ma grand-mère que j’ai compris ça »

Géraldine Tobe

Après un séjour dans un couvent, où elle ne trouve pas sa place, elle atterrit quand même à l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa. « Mais je sentais qu’il manquait quelque chose, que je ne parvenais pas à dire ce que je voulais avec la peinture traditionnelle. Mais je croyais tellement à ce que je faisais, que j’ai persisté. Des questions me taraudaient : si jamais je n’ai plus accès à la peinture, serais-je encore capable de faire de l’art, de m’exprimer ? Et puis j’ai pris une décision radicale. J’ai brûlé toutes mes toiles. Et là, j’ai vu le feu et la fumée dégagée dans le ciel... »

Cette terre brûlée s’est avérée un terrain fertile. « J’ai récupéré la peinture sous une autre forme », dit Géraldine Tobe. Aujourd’hui, elle accroche ses toiles comme un ciel au-dessus de sa tête et laisse la fumée suivre son cours, guidée par des pochoirs lorsque c’est possible. « Il n’y a pas que la fumée qui fait partie de mon intimité. La lampe à pétrole m’est très familière aussi : c’est la lampe que ma mère utilisait pour éclairer ses marchandises en vendant la nuit. »

Et puis il y a le feu, qui s’est présenté de manière terrifiante très tôt, lorsque encore enfant, elle a été accusée d’être une sorcière et qu’un prêtre a menacé de lui brûler les mains si elle n’avouait pas et l’a soumise à des sessions d’exorcisme extrêmes. « Ce n’est pas une chose sur laquelle je me lamente. Par contre, je dirais que c’est cette expérience-là qui a fait de moi ce que je suis aujourd’hui. Si je n’étais pas passée par là, je n’aurais pas eu cette forme et je n’aurais peut-être pas compris ce que les autres ressentent quand on les accuse sans raison. Parce qu’ils sont fragiles, sans défense et se laissent écraser. Toutes ces espèces de torture m’ont donné un discours et m’ont inspirée. »

« C’est comme ça que j’ai commencé à me battre, à transcender, à aller au-delà de la douleur. En ne croyant pas à ce que les gens croient que l’on est, mais en ayant confiance en ce que l’on sait, à l’intérieur de soi, et en renversant ainsi la situation. Il y a encore des gens qui croient que je suis une sorcière, et moi, ça me fait avancer. » (Rires)

RÉCONCILIE
Les mots de Géraldine Tobe sont éclatants, parfois insupportables. Et elle les prononce avec un calme remarquable, comme si elle savait comment conjurer l’horreur. Tout comme elle trouve une catharsis avec son art, digère les coups que la vie inflige à ce corps frêle, qui se relève malgré tout, et à une communauté meurtrie, exploitée, blessée, assassinée, démembrée et déracinée.

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| Géraldine Tobe devant une de ses toiles, peinte avec de la fumée : « J’ai récupéré la peinture sous une autre forme. »

C’est cette communauté, l’autre, qui fait tenir Géraldine Tobe, révèle-t-elle quand ses mots la dépassent, galopant tout droit vers le trauma vécu. « Laissez-moi vous raconter une histoire. Une histoire vraie. »

Nous sommes en 2015, le réalisateur Renaud Barret tourne des scènes pour son documentaire Système K qui se penche sur la scène artistique de Kinshasa. Une performance de Géraldine Tobe tourne mal quand le feu avec lequel elle jouait se révèle imprévisible. « J’étais gravement brûlée. Le dos, les fesses, derrière les cuisses, les bras. Pendant un an et demi, j’ai dormi sur le ventre. C’était horrible, insupportable, j’avais tant de douleur que je ne pouvais plus pleurer. J’avoue que j’ai demandé la mort. »

« Mais après, c’est là où je confirme : il y a un être suprême qui décide pour nous. Je voulais mourir mais c’est comme s’il y avait quelque chose qui me retenait le pied. ‘Mais écoute, Géraldine, pense à ton frère. Celui qui t’a donné le goût de l’art, qui t’a appris à dessiner. Celui qui était accusé d’être enfant sorcier, comme toi, et qui a souffert des tortures incroyables à cause de son handicap mental. C’est toi qui t’occupes de lui. Tu veux qu’un jour il se retrouve dans la rue ? Pourrais-tu partir en paix ?’ C’est là que j’ai compris que je ne vis pas seulement pour moi-même. Je vis aussi pour les autres. »

« J’ai toujours grandi vite face à des obstacles. À chaque fois que la vie me fait tomber, quand je me relève, j’avance beaucoup plus vite. Certes, toute une enfance en étant ‘sorcière’ n’était pas une bonne expérience. Mais je ne suis pas seule. À Kinshasa, je vois plein d’enfants dans la rue, tous avec la même histoire horrible. Mais à la base de l’horreur, il y a l’extrême pauvreté. Au milieu de tous ces problèmes, le seul espoir des gens réside en Dieu. Et dans les personnes qui s’imaginent être son bras droit, le pasteur, le prophète, des gourous qui dominent les gens et qui, en l’absence d’autres causes de problèmes, voient de la magie noire dans tout. »

La rupture avec l’ancestralité, la spiritualité, provoquée par le colonialisme, est bien plus vaste que ce que les réparations et la restitution d’œuvres d’art pillées peuvent compenser, explique l’artiste qui était en résidence à Tervuren en 2019 pour travailler, avec d’autres jeunes artistes africains, autour d’objets qui jouaient un rôle spirituel dans la communauté africaine ancestrale.

« Le plus important, ce n’est pas le physique mais l’esprit, l’idée. D’abord il faut implanter l’idée, et notre société est complètement déconnectée par rapport à cela aujourd’hui. Il y a tout un travail à faire : faire intervenir des anthropologues, des historiens, des chefs coutumiers, des femmes sages, des gens qui détiennent encore cette connaissance de cette spiritualité, qui a inspiré à nos ancêtres la création de ces objets d’art. Et qui peuvent aussi l’expliquer aux jeunes, les demandeurs de demain. C’est un travail qui ne va pas se faire en un clin d’œil. Peut-être dans cent ans ? » Quand mille coups de vent brisent le silence…

GÉRALDINE TOBE: KALUNGA
> 15/1, Lever House, wonderlustprojects.com

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