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La Gen Z s'expose au MAD: ‘Ce qui nous inspire, ce sont les gens derrière ces vêtements’

Sophie Soukias
29/09/2022

Flirtant entre art et mode, une nouvelle vague de jeunes photographes s’est emparée des planètes Instagram et TikTok. Un phénomène mondial qui compte ses personnalités bruxelloises. Avides de sortir des écrans, sept photographes de la Gen Z prennent d'assaut le MAD Brussels pour une exposition collective sans précédent.

Octobre 2018, Antwan Roland, 17 ans, élève à l’école secondaire technique de qualification Inraci, a des rêves plein la tête et un intérêt pour la mode qui se précise. Lorsqu’il apprend que le MAD Home of Creators consacre une exposition aux 35 ans de la mode belge, le jeune homme pousse « par curiosité » la grande porte en verre du centre de la mode et du design du quartier Dansaert pour la première fois. Le coup de foudre est immédiat : « L’expo était super et j’ai trouvé le lieu très beau. À partir de ce moment-là, c’est devenu un goal d’exposer là-bas. »

Inspiré par « l’esthétique très minimaliste du lieu », Antwan Roland, qui entre-temps s’est lancé dans des études de communication à l’HELB après un bref passage à l’IHECS, y retourne à plusieurs reprises pour y organiser des shootings photo. « J’avais un projet en tête », explique Antwan Roland. « J’avais envie de réunir cette scène bruxelloise qui se voit sur les réseaux sociaux mais qui ne se connecte pas nécessairement. »

« Un vêtement a beaucoup plus d’impact en étant porté »

Antwan Roland

Il ne restait plus qu’à convaincre le maître des lieux, Dieter Van Den Storm, de signer pour un projet d’exposition collective réunissant une bande de jeunes photographes bruxellois prisés par la scène hip-hop, cartonnant sur Instagram et sur TikTok, mais dont l’effervescence semblait prisonnière des écrans. « J’avais le contact de Dieter dans mon téléphone, je l’ai appelé pour demander un rendez-vous. J’étais assez impressionné par la structure et je me suis dit : ‘ça passe ou ça casse’. »

Ça passe
« C’est ma mission d’ouvrir des portes », dit Dieter Van Den Storm, la jeune quarantaine, pour qui la proposition téméraire d’Antwan Roland correspond parfaitement au nouveau tournant qu’il espère faire prendre au MAD depuis qu’il y est chargé de la direction artistique. « C’est important de montrer comment la mode change et de parvenir à sortir de la niche que représente le monde de la mode et du design », dit celui qui s’est forgé un nom dans des institutions comme Designed in Brussels, Bozar et la Biennale Interieur Kortrijk, avant de mettre son talent au service du MAD en février 2021.

« La génération Z (la génération des personnes nées entre 1997 et 2010, NDLR) dont font partie ces photographes n’a pas de précédent. C’est la première génération entièrement connectée qui communique de manière complètement différente que les grandes marques. C’est aussi une jeunesse très ouverte d’esprit qui dégage beaucoup de fierté dans sa quête d’une identité propre », poursuit Dieter Van den Storm. Ainsi naissait Youth through the Lens – « Ce sont les artistes qui ont choisi eux-mêmes le titre de l’exposition, et j’adore ! ».

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© Antwan JPG, en collaboration avec BLACKMOON

Le pitch ? D’une part, recouvrir les murs du MAD d’une sélection d’images issues des travaux personnels des photographes. D’autre part, faire écho à l’identité première du lieu, un musée consacré à la mode et au design – en proposant à ces mêmes photographes de présenter huit jeunes marques de mode bruxelloises.

Un « matchmaking » assuré par la coordinatrice Urielle Musawu Bundo associée au MAD. « Urielle nous a proposé une série de designers bruxellois de la génération Z en sachant très bien avec qui la magie allait opérer. Pour ma part, le coup de cœur a été immédiat, et au final, on s’est tous choisis », dit Shania Semeli, 21 ans, qui a shooté pour la marque de prêt-à-porter basée sur l’upcycling Méson ainsi que pour le designer de vêtements S.T.O.R.M.S, ayant créé sa première collection pour l’occasion. « Je pense qu’on a réussi à façonner ensemble un monde commun. »

Matrix, le retour
De son côté, Noah Dechamps, 22 ans, naviguant entre Charleroi et Bruxelles où il travaille comme assistant chef de file et de casting, est lui aussi ravi de sa collaboration avec le jeune designer Rio Leone : « On peut vraiment parler de références communes ». De la saga cinématographique Matrix au rappeur français Laylow en passant par le photographe londonien Jack Bridgland (prisé par des stars comme Rosalia et Robert Pattinson), tous ont pour dénominateur commun la culture Y2K, soit une esthétique flirtant entre pop culture et cyberpunk, ayant depuis quelques années conquis la planète hip-hop et bien au-delà, et dont les codes s’inspirent de la mode de l’an 2000 et sa révolution digitale. Les lunettes noires à demi-monture et le long manteau en cuir constituant les essentiels de la tendance : « Pour ma part, Matrix est ma première référence pour faire ma garde-de-robe ».

Noah Dechamps n’est pas le seul à ressusciter la mythologie de Matrix dans l’exposition Youth through the Lens. Pour sa série en collaboration avec l’artisan-designeuse bruxelloise BLACKMOON, Antwan Roland parle du film cultissime comme d’une « grosse inspiration » et promet « beaucoup de clins d’œil ».

« Lorsque Antwan m’a indiqué le MAD, j’étais choqué de voir que ça se trouvait juste en face de mon terrain de basket »

Jordan KBS

En parallèle de ce chapitre punk, le jeune photographe a aussi mis son savoir-faire au service de l’artiste et designer Igor Jasinski avec qui il partage une esthétique inspirée du monde de la nuit et de la musique. « J’aime l’idée qu’on retrouve la musique dans la mode et la mode dans la musique », explique Antwan Roland. Pour l’exposition Youth through the Lens, les deux artistes ont choisi de suivre un ami beatmaker et de vibrer au rythme de ses soirées bruxelloises.

Un concept loin d’être étranger à Antwan Roland qui a l’habitude de dégainer son petit compact argentique pendant ses virées nocturnes ou encore dans les rues de Paris lorsque la Fashion Week bat son plein. « La nuit a quelques histoires à nous raconter et j’essaie d’immortaliser un instant qui m’inspire. J’aime photographier les artistes, la manière dont ils s’habillent, en essayant de capter un instant où le vêtement vit. Un vêtement a beaucoup plus d’impact en étant porté. »

Pas des mannequins
Abandonner les standards du mannequinat pour préférer des modèles sortis du « monde réel » et célébrer une diversité de beautés et de façons d’être, immortalisées dans des décors du quotidien ou qui s’en inspirent. C’est une tendance, un besoin même, qu’affiche la majorité des photographes ayant pris part à l’exposition Youth through the Lens. « Ce qui m’inspire le plus, c’est l’être humain », dit Noah Dechamps. « Je suis beaucoup plus inspiré par les vraies personnalités, des gens qui ont une vraie patte. Les modèles que je contacte sont rarement des mannequins à la base. Ce sont des gens qui, comme moi, aspirent à entrer dans le milieu de la mode. On se connait un peu tous entre mannequins, photographes et vidéastes. »

Même son de cloche du côté de Shania Semeli dont la pratique mêle des modèles issus de son cercle d’ami.e.s et des personnes rencontrées via Instagram. Pour sa part Jordan KBS, 22 ans, mobilise aussi bien les agences de mannequinat que les réseaux sociaux de personnalités. « Soit je les contacte, soit eux me contactent car ils ont aimé mon travail. Ça commence par une collaboration qui se transforme en amitié et ils finissent par devenir mes modèles principaux. »

Autant de portraits qui, au-delà d’être au service de la mode, se déclinent comme une infinité de fenêtres ouvertes sur la vie telle qu’elle est vécue par la jeunesse d’une capitale comme Bruxelles, autant de corps portant avec fierté et beauté leur identité. Des images qui contrastent avec l’homogénéité des modèles et des récits qui ont longtemps dominé les magazines en papier glacé et les spots publicitaires.

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© Jordan KBS

Une révolution qui, du côté des artistes, n’est pas formulée comme telle. « Être au monde », « être soi » sans s’excuser de l’être, sans même devoir y penser, c’est ce qui semble caractériser cette scène de photographes issus de la génération Z. En 2021, lors des Rencontres de la photographie d’Arles, l’auteur et curateur new-yorkais Antwaun Sargent secouait le cocotier de ce rendez-vous international établi avec une exposition collective, un livre et une soirée slam dédiée à la photographie « entre art et mode ». Son intention ? Célébrer la créativité noire longtemps marginalisée, tout en ouvrant le débat sur la représentation des corps noirs.

C’est l’énergie qui compte
À la question de savoir si leur travail comporte un quelconque « message », les jeunes photographes réunis autour de l’exposition Youth through the Lens n’ont pas le réflexe d’une réponse « artiviste ». « C’est l’énergie de la personne qui compte », dit Antwan Roland. Même discours du côté de Noah Dechamps : « j’essaie de capter l’énergie des gens plutôt que d’essayer de faire passer un message socio-économique. » « Ma photographie, c’est un endroit où on se sent chez soi », dit Shania Semeli dont les portraits tout en douceur explorent la multitude des nuances des beautés masculines et féminines. Pour Jordan KBS, la photographie doit pouvoir « traduire un univers ».

« YouTube est mon meilleur professeur »

Noah Dechamps

Si tous adhèrent à l’idée de « montrer les gens qui nous entourent », Safa Naji, 25 ans, adopte quant à elle une posture plus militante lorsqu’il est question d’évoquer un portrait streetwear ayant pour modèle une jeune femme coiffée d’un hidjab de la marque Nike. « Il y a effectivement un message derrière cette photo. Je cherche à mettre en avant des modèles qui ne le sont pas parce qu’ils affichent quelque chose de religieux. J’ai demandé à une copine qui porte le voile de poser pour moi. »

Dans le cadre de l’exposition Youth through the Lens, Safa Naji a collaboré avec la designeuse d’accessoires et vêtements The Zed. En 2020, The Zed participait au fameux #Vogue Challenge sur Instagram, défi consistant à créer sa propre couverture du magazine Vogue en réponse au manque d’inclusivité de la publication. La designeuse y apparaît vêtue tout de blanc, arborant plusieurs accessoires de mode et coiffée d’un hidjab assorti. « On n’a pas travaillé l’aspect du voile pour l’exposition au MAD mais on prévoit de se réunir à l’avenir autour de cette thématique », dit Safa Naji.

Autodidactes
Combinant un Master en droit (économique et social) et des shootings de mode en studio, Safa Naji alterne travail photographique personnel et séances faisant la promotion de vêtements et chaussures de marque pour des magasins basés à Paris. Comme la plupart des photographes de la team exposée au MAD, Safa Naji a appris la photographie en parfaite autodidacte. « J’ai appris le métier grâce aux réseaux, YouTube et les photographes que j’ai rencontré.e.s sur Instagram. Et je continue d’apprendre. »

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@ Light Striking, en collaboration avec Rio Leone

De son côté Shania Semeli entame cette année des études de photographie à l’HELB après avoir longtemps évolué sans cours ni professeurs. « Je fais un peu les choses à l’envers. Je ne me suis pas beaucoup informée étant jeune, je ne connaissais pas les grands noms de la photographie ni les grandes dates. J’ai appris en prenant des photos des gens, en essayant énormément. »

Évoluant en marge des écoles de photographie contemporaine et de ses codes, la jeunesse de Youth through the Lens élabore son propre langage artistique. Une esthétique nouvelle, forgée par l’expérience, la (night)life et les réseaux sociaux.

« Franchement, YouTube c’est mon meilleur professeur », dit Noah Dechamps qui doit également à la toile la maîtrise de boîtiers argentiques et le développement des pellicules. « Je développe, je scanne, je me suis fait un petit labo chez moi. » Si l’argentique, ses ambiances granuleuses et son esthétique rétro gagnent chaque jour du terrain dans le monde de la mode et des clips musicaux, les artistes de la génération Z sont pourtant loin d’une utilisation nostalgique du medium. Chez les jeunes photographes exposés au MAD, le constat est criant : la pellicule fait l’objet d’une appropriation nouvelle, servant un narratif qui leur est propre. « J’aime expérimenter avec l’argentique et j’essaie d’aller chercher autre chose en post-production », poursuit Noah Dechamps.

Un aspect DIY qui se manifeste aussi dans le choix des vêtements et accessoires qui font l’identité de la photographie de mode. « La plupart du temps, je choisis les vêtements que mes modèles portent », explique Jordan KBS. « J’emprunte sans problème des vêtements à des magasins à Bruxelles dont je suis le photographe, comme Knits & Treats, quai du Hainaut, un magasin minimaliste qui vend des marques très en vogue chez les jeunes comme Daily Pepper, Arte, China Town Market, etc. »

En parallèle, le photographe se fournit aussi dans des friperies de luxe comme Rare Brussels. « J’essaie de mélanger les fripes qu’on ne connait pas vraiment et qui sont bon marché avec des pièces beaucoup plus chères. Ça crée une certaine originalité tout en assurant un shooting de qualité. Le message est qu’il est possible de faire avec les moyens du bord. Un shooting peut se faire avec nos vêtements à nous. »

Sortir des réseaux sociaux
Si Jordan KBS est l’un des seuls membres du gang exposé au MAD à déjà compter une expérience avec des designers de France et de Belgique, les autres photographes ressortent ravis de cette nouvelle collaboration et prévoient de continuer à s’associer à la scène du design locale. « Ces collaborations changent la donne d’une photo », dit Safa Naji. « Je n’avais jamais entendu parler d’une exposition collective auparavant. J’ai le sentiment qu’une nouvelle dynamique se met en place et qu’on parvient à sortir des réseaux sociaux. »

« On sent qu’il y a une nouvelle génération qui a envie de mettre Bruxelles en avant », dit Antwan Roland. Avant d’y exposer, les artistes de Youth through the Lens ne connaissaient pas le MAD ou ne s’étaient jamais autorisés à y entrer. « Je ne sais pas vous dire pourquoi, mais j’avais l’impression que je n’allais pas y trouver ma place », explique Shania Semeli.

« Lorsque Antwan m’a montré où était le MAD, j’étais choqué de voir que ça se trouvait juste en face du terrain de basket que je fréquente », dit Jordan KBS. « Je pense que notre expo pourra inspirer nos ‘petits’ à se dire qu’il est possible d’exposer à Bruxelles, que ça n’est pas seulement réservé aux artistes internationaux. Et nos ‘grands’ pourront nous regarder avec fierté, en se disant qu’on a réussi à changer quelque chose à Bruxelles. »

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