Reportage

The Lokal Fototek Foundation: Franky & Johnny au royaume des autos

Sophie Soukias
© BRUZZ
09/03/2021

| Franky et Johnny

Lancée au Recyclart en 2019, la Lokal Fototek Foundation déménageait l’été dernier de l’autre côté du canal, dans le dit « quartier Heyvaert ». Depuis qu’ils ont relocalisé leur affaire au milieu des vendeurs de voitures, les mécaniciens de la photographie Vincen ‘Johnny’ Beeckman et Kasper ‘Franky’ Demeulemeester sillonnent les rues de ce morceau hautement cosmopolite de Bruxelles pour y rencontrer ses usagers, via le merveilleux medium des images.

À une centaine de mètres du canal, au 122A de la rue Heyvaert, Franky aka l’artiste visuel Kasper Demeulemeester s’affaire devant la devanture d’une entreprise d’ « import, export, achat et vente » de voitures d’occasion. Ce que l’on devine avoir jadis été une grande fenêtre carrée est désormais tapissé d’une mosaïque sauvage de vieilles photos d’hommes et femmes posant fièrement avec leur automobile. En vacances à la plage, devant la façade de leur maison, sur le rebord ensoleillé d’une route de campagne. Il y a trente, quarante, cinquante ans, peut-être plus.

Sur les tuiles vert émeraude qui encadrent la fresque nostalgique, l’inscription à la main « Toi et ta voiture » sert d’enseigne à ce que Franky et son complice Johnny, aka le photographe Vincen Beeckman, ont baptisé solennellement: « Autel pour les autos ». Une note brouillonnée sur un papier invite les badauds à partager leurs propres souvenirs imagés de leur auto. « Si tu as aussi une photo de toi et ta voiture. Envoyez-la à 0495 157 329, 0474 083 149 (WhatsApp) ».

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| Sur les tuiles vert émeraude qui encadrent la mosaïque de vieilles photos, l’inscription à la main « Toi et ta voiture » sert d’enseigne à ce que les complices Franky et Johnny ont baptisé solennellement: « Autel pour les autos ».

« Cette ancienne fenêtre avait déjà une vie officieuse », dit Franky. « Les gens y collaient des affiches pour des événements du quartier mais avec le confinement, l’espace s’est libéré. C’est à ce moment-là que nous sommes intervenus. » Muni de ruban adhésif bleu et rouge, Franky applique soigneusement de petits pansements aux images que le temps et les intempéries menacent de décoller.

Entre les photos vintages, on observe çà et là des portraits individuels d’hommes africains. « Lorsque quelqu’un décède ici ou au pays, les gens du quartier collent sa photo un peu partout pour annoncer la nouvelle et pour que les condoléances puissent être données », dit Franky. « En voyant ces images dispersées dans le quartier, on s’est dit que c’était un mode de communication valable. On aimait bien l’idée d’une photo collée sans beaucoup plus d’explication. On s’est dit que ça serait intéressant de procéder comme ça aussi, et non pas sous la forme d’une exposition classique. »

Penser qu’une photographie va conjurer la mort n’a pas de sens parce qu’on va tous mourir, quoi qu’il arrive

Kasper 'Franky' Demeulemeester

« Je connais cet homme-là, il vient du Cameroun », dit doucement un passant en pointant de la tête le portrait anonyme d’un homme d’une quarantaine d’années, parti trop tôt. « C’est très beau », ajoute-t-il en contemplant longuement la mosaïque de photographies avant de replonger dans l’urgence de ses appels téléphoniques. Il n’est pas seul à apprécier le collage. Le propriétaire de l’entreprise qui abrite le mur garni se propose, en nous tendant deux cafés, de le recouvrir d’une protection en plastique pour le garder intact. « Goed idee! C’est une bonne idée », dit Franky en disparaissant avec le businessman dans les profondeurs de son immense garage exposant une vaste gamme de modèles Toyota.

PETITES ACTIONS INNOCENTES
« Ça faisait longtemps que je voulais faire une photo des patrons. Souvent quand je passe, le garage est fermé. On a eu de la chance », dit Franky, de retour avec un sourire radieux, la main accrochée à un petit appareil photo jetable. « Les propriétaires des immeubles de la rue Heyvaert adhèrent aux transformations que le quartier s’apprête à subir. Mais c’est différent pour les vendeurs de voitures qui n’ont pas d’alternative. C’est via des petites actions innocentes comme les prendre en photo qu’on enclenche la discussion. » Une fois le film développé, Franky rendra une nouvelle visite au garage pour leur faire don de la photo.

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Madame Bugatti Rambo, la patronne du bar Le Cadre, le repère de Franky et Johnny hors confinement. Ici immortalisée par Johnny.

« On n’est pas des photojournalistes, on ne vient pas dans le quartier pour rapporter ce qui s’y passe. On est là pour partager ce que l’on fait », insiste Franky. Il ne faudrait surtout pas voir dans l’utilisation de boîtiers jetables et Polaroid un fétichisme, ni un quelconque attachement à un rendu nostalgique. « Le but, c’est de pouvoir développer les images au plus vite, instantanément quand c’est possible, pour pouvoir les remettre aux personnes photographiées. »

Une des premières actions menées par Franky et Johnny dans le quartier Heyvaert se déclinait sous la forme d’un studio photo Polaroid : « On avait dressé un stand de fleurs dans la rue et les passants, des gens du Cameroun, du Gabon, du Niger, etc., étaient invités à choisir un bouquet tout en expliquant leur choix de fleurs. On leur tirait ensuite le portrait et ils rentraient avec la photo chez eux. La photo met environ une demi-heure pour apparaître sur le papier, ce qui fait que je n’ai jamais vu ces portraits, si ce n’est dans le viseur de mon appareil », dit Kasper ‘Franky’ Demeulemeester.

« Pour moi, c’est une manière très consciente de dire au revoir à l’image. Chaque moment que nous vivons est un au revoir au moment précédent. Penser qu’une photographie va conjurer la mort n’a pas de sens parce qu’on va tous mourir, quoi qu’il arrive. Alors c’est mieux d’avoir pu partager quelque chose sur le moment. »

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Une des photos tapissant l’« Autel pour les autos » érigé par Franky et Johnny au 122A de la rue Heyvaert.

« Quand quelqu’un me dit qu’il a encadré dans son salon ou accroché au frigo une photo que je lui ai donnée, je me dis que c’est la plus belle chose qui pouvait arriver à la photo. Que veux-tu demander de plus ? », ajoute Vincen ‘Johnny’ Beeckman qui nous a rejoints, et avec qui nous déambulons dans la rue de Liverpool, à moitié aveuglés par un soleil de février, trop chaud pour la saison.

Aux garages et magasins de pièces détachées succèdent une église évangéliste, des épiceries et des petites restaurations. On se fraie un passage parmi un groupe d’hommes bavardant énergiquement, bien décidés à faire des affaires : qu’il s’agisse de vendre ou d’acheter pour revendre, souvent en Afrique de l’Ouest où le quartier Heyvaert résonne comme un nom familier.

« Le quartier Heyvaert tel qu’on le voit aujourd’hui appartient déjà au passé », dit Kasper ‘Franky’ Demeulemeester en faisant référence au plan de rénovation de la zone prévoyant de donner un visage plus « résidentiel » à ce territoire du Cureghem bordant le canal. Une reconversion dirigée contre les diverses nuisances qu’implique un tel microcosme commercial au beau milieu de la ville.

« Dans quelques années, les gens voudront rassembler du matériel de cette époque, mais il sera trop tard. Nous, nous ne faisons pas dans le patrimoine. Nous voulons expérimenter le quartier maintenant. Nous voulons partager les histoires du quartier tant qu’il est encore temps », expliquent Johnny et Franky en faisant un arrêt devant leur QG hors confinement : le café camerounais Le Cadre tenu par celle qui se fait surnommer Madame Bugatti Rambo, comme la voiture de sport.

« On a passé plusieurs heures assis dans son restaurant et dans d’autres bars du coin à noter tout ce qui s’y passait, et à consommer tout ce qu’il était possible de consommer, à la manière de Georges Perec. On a consigné tout ça dans des carnets avec quelques photos », dit Johnny. « Une rencontre devait se tenir au Cadre pour les gens désireux d’échanger sur leurs photographies, mais ça n’a pas pu se faire à cause du second confinement. »

Kasper Demeulemeester

| Cheveux longs du confinement au vent, Franky dégaine avec une gymnastique presque dansante son petit appareil jetable.

Madame Rambo n’est pas la seule à s’être fait tirer le portrait. Claude, un vendeur de chaussures à la sauvette, a l’habitude de dérouler sa bâche remplie de Nike et de Reebok devant l’adresse de la restauratrice. « On lui a aussi fait une carte de visite », dit Franky. « Quand Adil s’est fait tuer, on a photographié les nombreux graffitis qui ont émergé. Un hommage lui avait été rendu autour de sa plaque mémorielle, de nombreux messages avaient été écrits. Ils ont aujourd’hui disparu mais on en a gardé une trace », dit Johnny.

« Il y a cette idée de conserver, mais le but premier est de partager », poursuit Franky tout en rabibochant à l’aide de ses rubans adhésifs colorés la photo déchirée d’une voiture miniature posée sur un tapis défraîchi aux motifs floraux – « Het is gelukt ! », s’enthousiasme Franky. « Still standing », sourit Johnny.

EXPOSITION SAUVAGE
Depuis deux mois, les deux artistes ont lancé une exposition sauvage dans les rues du quartier Heyvaert dédiée à la collection de voitures miniatures qui trône dans les bureaux de leur Lokal Fototek Foundation. « En nous voyant coller nos photos, les gens nous demandent ce qu’on est en train de faire et ça enclenche la discussion », dit Johnny. « Quand on veut plaquer une image sur la porte d’une épicerie, on demande l’autorisation au patron, à nouveau, on se met à discuter. Un habitant du quartier nous a même demandé si on pouvait coller une de nos images sur sa boîte aux lettres. Un autre s’est mis à les collectionner, si bien qu’elles ont disparu à pas mal d’endroits. »

Au-delà des images produites et issues de la Fototek, Franky et Johnny encouragent les habitants à partager leurs propres photos de voiture. Mais pour l’instant, ils sont peu nombreux à répondre à l’appel. « Les gens discutent essentiellement de la voiture présente sur la photo qu’on a collée. Ils pensent qu’elle est à vendre et nous font des propositions d’achat », dit Johnny. « Pour eux, tout est commerce et doit être efficace. Un acte gratuit comme celui que l’on pose dans le quartier leur paraît de prime abord impossible ou étrange. »

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| Franky et Johnny ont lancé une exposition sauvage dédiée à leur collection de voitures miniatures.

Au pied d’une cabine électrique égayée par la photo d’un break jaune miniature, des déchets en tous genres – produits d’entretien, un phare abîmé, la roue usagée d’un caddy – se sont amoncelés. Cheveux longs du confinement au vent, Franky dégaine avec une gymnastique presque dansante son petit appareil jetable pour immortaliser la végétation de détritus automobiles ornant le collage.

Nos pas finissent par nous mener aux locaux de la Fototek, située au tournant de la Chaussée de Mons. « C’est vrai qu’on a un bureau, mais notre vrai bureau, c’est l’extérieur », dit Franky. Petit espace d’une dizaine de mètres carrés, la Fototek est nichée dans l’immense Circularium, l’ancienne concession de voitures D’Ieteren transformée en ambitieux projet de nouvelle économie circulaire. « On s’est présentés à eux en disant que nous n’étions pas dans l’économie, mais que notre projet partageait la même vocation circulaire », dit Franky. « Depuis qu’on est ici, ils nous appellent leurs ‘artistes en résidence’.»

Les habitués du Recyclart s’en souviennent, la Fototek avait vu le jour en 2019 rue de Manchester où Vincen ‘Johnny’ Beeckman régalait les amateurs de ses rendez-vous photographiques incontournables (Bruxelles ne s’est pas encore tout à fait remise de la fin des Extra Fort) avant de quitter l’aventure après vingt années de bons et loyaux services pour se consacrer entièrement à ses projets artistiques. « Le problème avec le Recyclart, c’est qu’on était à la limite du quartier », dit Franky. « Au Circularium, on est beaucoup plus central. »

UN TEMPLE POUR LES AMATEURS
Porte vitrée, bureau en bois clair poli, planning mural géant, le mobilier gardé intact de la Fototek respire les années 2000. Les murs sont tapissés de vieilles photos rassemblées par Franky et Johnny et d’un cadre en verre abritant des dizaines de cartes de visite de vendeurs de voitures du quartier. Sur la surface du bureau paradent des voitures miniatures parmi des carnets de notes, un set de cartes de voitures à collectionner, des stylos-billes et un ancien modèle d’appareil photo.

Être un photographe amateur, ça signifie simplement aimer profondément la photographie

Vincen 'Johnny' Beeckman

« Quand quelqu’un désire partager ses images ou albums de famille, on lui propose de venir les faire scanner ici, car c’est souvent compliqué de le faire directement chez les gens. C’est pareil pour les témoignages, on les enregistre au bureau parce que les cafés sont souvent trop bruyants, et fermés en ce moment », expliquent Franky et Johnny.

C’est aussi dans les locaux du Circularium que l’idée d’un fanzine a vu le jour. Le pitch ? Une carte blanche donnée aux artistes Kenneth Mottar et Nick Defour pour s’emparer des plus belles collections de la Fototek. Les deux premiers numéros sont respectivement consacrés aux vieux albums photo de Dirk Frimousse, sosie marollien du premier Belge à avoir été dans l’espace, et à la Famille Cocozza dont la fille, Sylvia, tient un labo-studio de photographie du côté de Veeweyde.

FOTOTEK FANZINES

Jamais à court d’idées pour valoriser la riche collection de la Fototek, Franky et Johnny ont imaginé une série de fanzines dont la réalisation est confiée à d’autres artistes (Kenneth Mottar et Nick Defour pour les deux premiers numéros).

Dirk Frimousse, le sosie plus vrai que nature de notre astronaute national, ouvre le bal (costumé) avec des photos délirantes et collectors de cette figure des Marolles qui prenait soin de son image de marque autant que de sa moustache.

À ses côtés, la tribu Cocozza, une famille d’origine italienne arrivée à Bruxelles pour y ouvrir un garage et dont les albums de famille foisonnants respirent l’amour de la photographie. Le lancement de ce cocktail explosif d’images a lieu à l’Enfant Sauvage avec une exposition en prime.

Deux profils hauts en couleur, photographes de leur propre vie, amateurs de photographie dans le sens poétique du terme. « Être un photographe amateur, ça signifie simplement aimer profondément la photographie » insiste Johnny. Si la photographie amateur est celle des amoureux de la discipline, la Fototek en est résolument le temple. « On est tous photographes. Chacun de nous a un rapport à la photographie sans en avoir conscience. La Fototek intervient simplement pour donner aux images une autre utilité que celle qui leur était destinée. »

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