Manon Bara: 'Je me sens puissante depuis que je suis mère'

Michel Verlinden
© BRUZZ
03/10/2023

Peintre française installée à Bruxelles, Manon Bara expose ses créations textiles à la Maison des Arts de Schaerbeek. Sa marque Queen Kong Gang raconte son expansionnisme artistique passionné. «Il faut approcher la peinture avec tout notre bagage, ce mélange inextricable de pulsions de vie et de mort.»

Inès sourit et le monde s’éclaire. Dans les bras de sa mère, elle nous regarde poser des questions avec une attention flottante. Il y a ce stylo blanc qu’elle ne quitte pas des yeux et qu’on lui tend bien volontiers. Parfois, elle se contorsionne, avide de ne rien manquer de ce qui se passe dans cette grande et lumineuse pièce de la Maison des Arts de Schaerbeek qui fait place au pan textile du travail de sa maman, Manon Bara.

Dans son désir de sonder le rapport au vêtement, l’exposition Dressing donne à voir Queen Kong Gang, un projet de résistance à l’uniformisation dont les contours emmènent la mode du côté de l’art en nouant recyclage et singularité. Puisqu’on en est à parler chiffons, on s’amuse de constater que la combinaison du bébé, qui évoque la robe d’un félin, renvoie directement à l’imprimé léopard de l’habit maternel.

«Parfois, sans que ce soit volontaire, on sort de la maison et je me rends compte qu’elle et moi sommes habillées pareil», s’amuse la peintre aux lèvres soulignées de rouge «25 Heroine». Pas de doute, il y a de la fusion dans l’air. Cette cellule mère-fille s’ouvre à la faveur d’un triangle car il y a aussi Kamal Regbi, bras droit artistique et partenaire de vie de l’artiste, qui couve la petite des yeux. L’enfant passe sans pleurs de l’un à l’autre. Ce trio-là dégage une énergie incroyable, une foi créative qui soulève les montagnes.

De quelle façon la peinture est-elle entrée dans votre vie ?
Manon Bara : on m’a rapporté qu’enfant, je dessinais avant d’écrire. C’est un besoin vital pour moi, mon moyen de communiquer par excellence. Mes deux grands-mères voulaient peindre mais n’ont pas pu le faire. Je pense porter cette envie dévorante en moi. J’ai suivi l’itinéraire consacré : pastel gras, aquarelle, acrylique et finalement huile.

SLT OKT23 Manon Bara Kamal Regbi

| Manon Bara, sa fille Ines et son partenaire de vie et partenaire artistique Kamal Regbi.

Comment passe-t-on de la peinture au textile ? Et pourquoi ?
Bara : Le plus naturellement possible car c’est une unique et même chose. En tant que peintre, je suis envahissante, comme une plante. Enfant, j’ai peint sur tous les murs de ma chambre. J’ai besoin de prendre toute la place. L’avantage du vêtement est qu’il vit en permanence autour de nous et qu’il est beaucoup plus accessible, cela touche tout le monde. J’aime que mon travail soit porté. Ce qui aide au projet Queen Kong Gang, c’est que Bruxelles soit une véritable Babel de la fringue. Avec toutes les nationalités qui s’y croisent, la ville a des allures de Mecque du seconde main. On trouve tout, du kimono au bleu de travail, c’est une aubaine car c’est le vêtement en lui-même, son usage, son histoire, qui préside à mon intervention. Je n’aborde pas de la même façon le blouson en jean d’un motard que le pantalon d’un ouvrier.

Vous sélectionnez les pièces ?
Bara : Oui, avec Kamal, nous tenons à avoir une certaine éthique. Notre but n’est pas de customiser des vêtements H&M produits en masse. L’idée, c’est de promouvoir l’upcycling et le zero waste. Nous préférons choisir des pièces uniques qui traversent le temps pour leur redonner une nouvelle vie. Nous aimons particulièrement les combinaisons car ces habits de travail offrent de grandes superficies sur lesquelles intervenir… et puis j’aime la poésie qui s’échappe du monde industriel.

« J’aime les indésirables, les monstres, les personnes différentes… »

Manon Bara

Vous intervenez vraiment sur chaque pièce de la gamme ?
Bara : Au départ oui, avec des feutres textiles. Désormais, en plus du «Hand drawn», le site propose du «Ready to wear», soit des pièces imprimées réalisées à partir de dessins scannés. Il reste que tout est réalisé à la commande, nous n’avons pas de stock. Il est super important pour nous qu’il n’y ait pas de perte. Pas question de faire, par exemple 1000 sweats, d’en vendre 300 et d’en jeter 700. L’industrie textile est déjà suffisamment polluante comme ça.

Vous puisez souvent dans la grammaire formelle des tatouages de prisonniers russes, américains, algériens…
Bara : Je suis fascinée par ces tableaux vivants dont la puissance narrative, celle d’un être enfermé entre quatre murs, dépasse de beaucoup les tatouages ornementaux. Mon grand-père, qui était belge, est allé en prison. Il y tatouait les gens. Je suppose qu’il y a là quelque chose de transgénérationnel. Pour ma part, je n’ai aucun tatouage. Je ne sais pas quel dessin pourrait convenir à ma peau tellement j’en ai mille en tête. Impossible d’arrêter un choix.

Pourquoi le nom de Queen Kong Gang ?
Bara : Il permet de faire fonctionner l’imagination. Il peut s’agir de la femme de King Kong, un être fort, ou encore de King Kong qui se travestit en femme le week-end. De plus, nous trouvions que cela fonctionnait très bien phonétiquement.

Voyez-vous le vêtement comme une armure ?
Bara : Dans mon cas, le rapport est inversé. Je me sers d’une apparence exubérante pour cacher ma nature introvertie. Je pense depuis toujours que les gens introvertis développent un goût plus singulier que les extravertis qui adoptent les codes en circulation. J’aime les indésirables, les monstres, les personnes différentes…

À l’image du petit texte que vous avez écrit pour présenter la marque…
Bara : Oui, cela parle d’une princesse Kong qui vit dans un monde à la 1984 d’Orwell. Un monde universalisé, uniformisé. Un jour, elle prend ses ciseaux et ses crayons pour créer des «vêtements transcendants». Tout le monde se moque d’elle parce qu’elle ne porte pas l’habit du parti… mais progressivement, quelques marginaux, à l’âme originale et marginale, se retrouvent en elle.

Vos goûts picturaux vous portent vers un artiste clivant comme Martin Kippenberger, est-ce que cela est dans la lignée de ce besoin de différence ?
Bara : Sans doute. Ce que j’aime beaucoup chez Kippenberger, c’est son humour. Je pense qu’il aurait pu être belge. C’est d’ailleurs l’humour qui m’a conduite en Belgique. En France, je me suis un peu ennuyée en faisant les Beaux-Arts où on vous demande d’être intelligent avant de peindre. Pour cette raison, je suis partie un an en Allemagne, à Dresde. J’avais besoin de me nourrir de l’expressionnisme à la Otto Dix. Cela a été une super expérience mais je me battais un peu avec la langue. Au bout de cette année, je me suis dit que la Belgique serait le mélange germain-latin qu’il me fallait. Je n’ai pas été déçue, il y avait bien ici la dose d’autodérision décomplexée dont j’avais besoin. Aujourd’hui, il me semble qu’Ensor est une référence picturale encore supérieure.

Expositions à Bruxelles et à Mons, décollage de votre marque de vêtements, parutions de deux ouvrages en 2022, il n’est pas exagéré de dire que votre carrière décolle…
Bara : C’est vrai, plein de choses se concrétisent pour moi depuis 2022, que ce soit en tant qu’artiste ou femme. Je lie cela à la naissance de ma fille. Je me sens puissante depuis que je suis mère. Inès me donne énormément de force. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, elle m’offre du temps. Moi qui suis plutôt dissipée de nature, je gagne en concentration. Depuis qu’elle est là, le temps est scandé, je profite de ses siestes pour réaliser des pièces textiles.

SLT OKT23 Manon Bara c Saskia Vanderstichele

Entre expositions, parution de deux ouvrages et succès de sa marque de prêt-à-porter, la carrière de Manon Bara ne s'est jamais aussi bien portée. «Je lie cela à la naissance de ma fille.»

Comment abordez-vous la maternité ?
Bara :
J’ai en ce moment une exposition à Mons, en compagnie de Sebastien Alouf, sur cette thématique. Elle s’appelle Usiner. Comme un ouvrier, la mère «usine». Avec les couches et les biberons, il y a quelque chose de très répétitif. Le corps devient lui aussi une usine à travers la grossesse, qui a été une période hyper prolifique pour moi, et le lait. Un enfant est comme une petite entreprise. J’ai réalisé une casquette marquée «MUM» pour l’occasion. Ce qui est paradoxal dans cette affaire, il en va de même lorsque j’enseigne (Manon Bara enseigne à l’école Arts2, à Mons, NDLR), c’est que quand on s’occupe des autres, on se met à mieux savoir qui l’on est. L’aventure de la maternité m’a décentrée pour mieux me recentrer. Il faut dire qu’être mère était mon rêve. C’est pour moi la plus belle chose au monde.

Plus beau que la peinture…
Bara : À 18 ans, j’avais écrit un texte qui disait «Et si la vie ne me donne pas de progéniture, tant pis j’aurai des peintures». En réalité, je craignais que l’art n’occupe toute ma vie. Être mère m’ancre dans ma condition d’être humain. Je me sens comblée sans être débordée. Vous me rencontrez à l’art de ma vie le plus joyeux. Il ne faut pas perdre de vue que la peinture confronte l’artiste en permanence à la mort. Ce n’est pas du divertissement, face au tableau, on est devant un miroir qui nous dit que l’on n’est pas éternel.

Vous écrivez aussi. Une monographie parue l’année passée chez CFC le prouve mais aussi ces formules que vous utilisez. Je pense par exemple à «Entre rouge à lèvres et rage dedans» sur laquelle s’ouvre votre site. Faut-il en déduire que la colère est votre moteur ?
Bara : Comme la peinture, l’écriture est une nécessité. Cela dit, je vais beaucoup plus loin quand je peins parce que je sollicite moins mon cerveau qui n’est pas mon organe de prédilection. Je préfère vivre la vie que la penser. Pour ce qui est de la colère, dans l’ouvrage que vous mentionnez, j’écris que «je connais une colère essentielle depuis toujours». Ce n’est pas une colère négative, c’est une pulsion de vie, une énergie. Dans la peinture, on ne peut pas se contenter d’esquisser un joli bouquet de fleurs. Il faut y aller avec tout notre bagage, ce mélange inextricable de pulsions de vie et de mort. Mon travail accorde une large place à l’animalité et à la laideur. À l’instar de Matthias Grünewald, je pense aussi que la peinture ne doit pas être décorative. Il est crucial de ne pas refouler ces parts de nous-mêmes, du moins si nous cherchons à rendre compte de ce qu’est la vie. J’aime la violence de certains peintres anciens mais encore davantage celle des grottes rupestres. Il y a là quelque chose d’essentiel qui dit «j’ai eu peur aujourd’hui, un homme est mort et je le marque sur un mur».

La matière même de votre peinture, dont vous ne cachez pas les coulures, est un plaidoyer pour le vivant…
Bara : Je veux qu’elle soit appétissante, notamment à travers la laque que j’utilise qui est comme une cerise sur un gâteau. Les coulures sont là pour montrer le caractère non figé, organique de mon travail. Pour moi, le contrôle n’a pas d’intérêt en peinture. L’hyperréalisme, c’est comme une photographie. Ce qui est intéressant dans le fait de peindre, c’est de jouer, avec la transparence ou l’empâtement, dans le but de distordre le réel. La première coulure ce sont les stigmates du Christ… J’entends mêler le populaire et le religieux dans mes tableaux. En revanche, je ne suis pas conceptuelle, c’est toujours la peinture qui amène l’idée et jamais l’inverse. Dumas a dit «Je ne le savais pas avant de l’écrire». De la même façon «Je ne le savais pas avant de le peindre.»

DRESSING > 26/11, La Maison des Arts de Schaerbeek, www.lamaisondesarts.be

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