Interview

Plus si entente : la BD à quatre mains de Dominique Goblet et Kai Pfeiffer

Kurt Snoekx
© Agenda Magazine
02/10/2014

Une mère qui rêve de devenir maîtresse, un Agent Love maladroit qui doit se débarrasser de l’amour, un bite-bush comme un chœur grec, une fille qui dort avec des homards, une piscine olympique remplie à ras bord de larmes, un jardin plein de candidats corvéables... Dominique Goblet et Kai Pfeiffer jouent dans leur premier album commun un quatre mains en quatre cases, et plus. Beaucoup Plus si entente.

« On doit inventer une histoire ? Mais quoi… On n’est quand même pas venu là pour faire… de la narration !!! » L’assemblée d’hommes en rut qui s’est réunie dans le stimulant jardin des délices de Plus si entente n’est pas tellement familière avec l’œuvre de Dominique Goblet et Kai Pfeiffer. Avec leur premier rejeton ensemble – qui vient de paraître chez les émeutiers bruxellois de Frémok en collaboration avec Actes Sud – les deux auteurs de B.D. associent un graphisme imposant et diversifié à un récit qui nous prend – oui, nous, les lecteurs ! – au sérieux. Dominique Goblet : « Plus si entente est une promesse de partenariat : entre Kai et moi, entre Frémok et Actes Sud, entre français et néerlandais (le livre sort en même temps en néerlandais chez Bries, NDLR) et entre les auteurs et le lecteur ». La bande dessinée est le neuvième art et cela, on ne pourra plus jamais l’oublier !

« Il faut cultiver notre jardin ». Candide le savait déjà, mais là où le naïf personnage de Voltaire a échoué, le duo bruxello-berlinois semble proche de la réussite : découvrir le meilleur des mondes. Kai Pfeiffer - qui, de manière tout à fait appropriée, apparaît via Skype dans l’atelier de Dominique Goblet lors de notre interview dans le cadre de la sortie de Plus si entente : « Notre collaboration se passait dans un autre univers. Ça aurait peut-être été encore mieux s’il y avait eu moyen de se voir plus. Le travail en direct apporte plus de détermination et de surprises que le travail à distance – par mail et par Skype. Mais parfois, il faut aussi être seul avec les idées qu’on a reçues de l’autre, pour les digérer et y réagir ». Dominique Goblet : « Chaque fois qu’on se voyait, c’était pour des périodes très courtes – quatre, cinq jours. Et du coup, on travaillait de façon extrêmement intense, jusque tard la nuit, presque sans manger. Je pense que, si on avait eu la possibilité de se voir tout le temps, la manière dont le désir, la jubilation sont intervenus dans ce travail n’aurait pas été aussi intense ».

Le fait que le désir soit en jeu n’étonne pas du tout avec une série de premières pages tirées tout droit d’un magazine porno des années 70 que Kai Pfeiffer était en train « de feuilleter », un décor inspiré par une maison banale avec devant un buisson phallique moins banal et une exploration du pays au delà des frontières naturelles du contact charnel avec des annonces de rencontres virtuelles et un viol « pour jouer ». Plus si entente est à la fois d’une lubricité étouffante et froid comme la peau d’un esprit errant, intime et densément peuplé, douteux et hilarant, chaotique et strict, mais c’est surtout un récit qui fusionne un graphisme surprenant et une narration subtile en un tout indissociable mais en métamorphose constante.

UN SON ULTRA SAUVAGE
Le fait que le pont aérien virtuel entre Berlin et Bruxelles ait livré sur papier un objet aussi ingénieux tant sur le plan visuel que du récit réside en partie dans la structure du jeu. Dominique Goblet : « L’idée de base, c’était de travailler chaque fois sur une page A4 divisée en quatre cases, et de l’envoyer à l’autre pour qu’il puisse y réagir. On voulait découper toutes ces pages – une centaine –, re-mélanger toutes les images et voir si ça pouvait ouvrir des portes narratives, générer des choses qui nous échappent autrement, des choses qui habitent le monde de l’inconscient. Et c’est ce qui s’est passé : des personnages ont émergé, des motifs se sont imposés, l’histoire s’est faite presque malgré nous. Pour qu’il soit bien lisible, on a ajouté à ce corps 50 planches vraiment réfléchies, où on savait ce qui allait se passer. Pour combler les trous, comme un ciment ».

Le ciment : une femme qui a vécu un drame familial se retrouve avec un très grand vide qu’elle essaie de combler en cherchant des hommes sur internet. Dominique Goblet : « C’est une version de la réalité de cette histoire, des clés pour comprendre pourquoi il y a ce burnout, qui est tout à la fois une sorte de magnificence de ce qu’on aimerait vivre, où tout est vu à travers le prisme du désir, du fantasme, et ce qu’on peut convoquer en termes de peur. On rentre dans le jardin intime de la mère et on assiste à toutes les manières dont elle se projette elle-même, mais aussi les hommes dont elle croise le profil sur internet, sa fille qu’elle va faire revenir dans son monde fantasmagorique, son ex-mari, les impôts sous la forme d’un petit personnage… Tout ce qui habite son désir ou ses soucis, elle le convie le même jour au même moment dans sa maison et dans son jardin ».

Ce qui suit est une chambre d’écho où un passé non digéré, un présent gris et une imagination exubérante se réverbèrent et interfèrent. Un palais des glaces où les images se fraient un chemin dans une expérience délirante visuellement et stylistiquement, qui est en même temps approfondie avec une telle cohérence que cela ne fait pas obstacle au récit mais au contraire l’amplifie en une vision kaléidoscopique qui ne peut provoquer que de l’engouement. Dominique Goblet : « Presque plus que le thème de l’amour sur internet, je crois que c’est un livre autour du paradoxe et des oppositions. Tout est exactement tout le temps au même moment : la solitude et la foule, l’extérieur et l’intérieur, la réalité et le fantasme, le désir et l’angoisse… Tout à la fin, nous avons réalisé que notre jeu de quatre cases donnait un résultat très bruitiste, un peu techno. Je suis très préoccupée par l’idée qu’un livre, c’est comme une partition de musique, et il nous semblait très important d’apaiser le récit, pour ne pas être pris dans une sorte de tourmente continue. Il faut des moments où la tension retombe, où il y a des contrastes. Il y a beaucoup de dérapages, mais aussi beaucoup de construction, d’architecture. La dissonance n’est pas le pur résultat d’un chaos hasardeux. Je ne peux pas faire de l’expérience pour de l’expérience. Je veux aussi que ça parle de choses très communes, terre à terre, de l’amour, de la famille, des petites choses qui nous touchent tous, qui sont universelles et simples ».
Kai Pfeiffer : « C’était d’abord de la techno bruitiste et du jazz libre. Et maintenant, c’est devenu une bonne chanson, très forte ! (Rires) Bon, il y a du son ultra sauvage. Mais quand on tend l’oreille au bruit, comme avec la musique de Merzbow par exemple, on ne peut s’empêcher de percevoir des rythmes et même des mélodies. Dans Plus si entente, c’est nous qui avons mené ce travail de développement des mélodies et des rythmes. Il y a longtemps, j’avais fait une soirée de DJing un peu cut-up, avec un loop d’éléments très noise sur lequel j’avais joué en même temps Trains and Boats and Planes de Burt Bacharach. Et ça marchait. L’oreille peut aligner les deux et ensemble, ça forme une pièce. Les mélodies et les sons abstraits se renforcent. C’est exactement comme ça dans la narration : il faut toujours un mélange de magie et de banal ».

MÉNAGE À TROIS
Cet aspect complémentaire se retrouve aussi dans le duo. Dominique Goblet : « On s’est rencontrés dans un festival et on voulait travailler ensemble. J’avais proposé à Kai de m’envoyer quelque chose et quand j’ai reçu ces cinq premières planches, je les ai trouvées tellement insolentes et osées que je me suis dit que je ne pouvais pas le laisser passer. Je n’aurais jamais osé aborder quelqu’un en lui proposant d’emblée quelque chose de si sexualisé. Je me suis toujours défendu de travailler avec quelqu’un d’autre, mais avec Kai… on forme un duo de fous ! Ce qui a rendu notre collaboration particulièrement joyeuse, c’est qu’on a le même niveau, mais avec des spécificités totalement différentes ». Kai Pfeiffer : « Le fait de travailler ensemble a créé cette troisième personne, cette troisième voix qui n’est ni moi, ni Dominique, ni simplement une combinaison de nous deux. C’est une réaction qu’on ne pouvait vraiment pas prévoir. Dominique Goblet: « Notre collaboration représente le meilleur de tout l’aspect compétitif que l’on peut avoir, dans le sens où ça nous pousse vraiment à aller plus loin ». Kai Pfeiffer: « C’est vrai que ça a créé un véritable réseau de force. À la fin j’avais presque l’impression que je n’avais pas fait ce livre… Qu’il s’était créé tout seul. Même si on a quand même été très actifs ». (Rires)

PLUS SI ENTENTE
Frémok + Actes Sud, 180 p., €30

MEER ALS HET KLIKT...
Bries, 180 p., €33

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