Interview

Ronny Delrue : ‘Un pied dans l’atelier, l’autre dans la vie’

Michaël Bellon
© BRUZZ
11/03/2022
© Ivan Put

À l'occasion de sa nouvelle exposition de dessins, l'incontournable artiste gantois Ronny Delrue livre les lignes de force d'une pratique qui adosse l'art au monde qui l'entoure. "Les dessins, c'est ma mémoire."

RONNY DELRUE?

1957, naissance à Heestert (Flandre occidentale)

1987, diplômé de l’Académie des Beaux-arts de Gand

1994 , diplômé du HISK à Anvers

2011, doctorat en Arts à la KULeuven

2019, exposition avec Roger Ballen à la CENTRALE for Contemporary Art

Expose au S.M.A.K. de Gand ses Correspondances avec cinq artistes de renom

2022, expose Sculptures of Stones chez Marie-Laure Fleisch à Bruxelles

Ils sont rares les plasticiens qui viennent vous accueillir à la gare, surtout parmi ceux qui ont une carrière de plus de 30 ans derrière eux. Casquette vissée sur le crâne, Ronny Delrue est pourtant à l'arrivée du train qui relie Bruxelles et Gand. Rien ne l'y obligeait. D'une gentillesse extrême, l'homme a même prévu un ticket de tram pour le retour.

"J'adore parler avec les gens", confie-t-il. Cette attitude d'ouverture n'a rien d'anecdotique, elle innerve également un travail plastique fluide cherchant à épouser les variations du réel – au contraire de Fernando Pessoa, Delrue pense que l'art et le réel peuvent cohabiter. Rencontre au cœur d'un atelier labyrinthique – une pièce pour le dessin ou la lecture, une autre pour la peinture, une troisième pour des séances de pose – logé dans une ancienne fabrique de meubles.

Sculptures of Stones, ce titre est paradoxal pour une exposition entièrement consacrée au dessin. Pour le comprendre, il faut connaître votre rapport à l'inspiration qui est tout sauf rectiligne.
Ronny Delrue :
En effet, c'est l'actualité – les choses vues, entendues et lues – qui fournit la matière première de mon œuvre. Tout m'arrive par le contexte… mais celui-ci n'est qu'un début, une étincelle pour une rêverie intellectuelle ou sentimentale. Dans le cas précis, ce qui m'a inspiré, ce sont les statues que l'on fait tomber de leur socle, comme celle de Léopold II par exemple. Je suis fasciné par l'illusoire désir de durer dont elles témoignent. On pense qu'en se faisant représenter dans la pierre, on va pouvoir traverser le temps. C'est bien sûr une illusion. L'illusion du pouvoir qui refuse l'impermanence de tout son être. Or, cette impermanence est l'étoffe dont nous sommes faits.

Il est crucial que l’artiste se démène pour conserver sa liberté et ne pas ressembler à un poulet de batterie

Ronny Delrue

Dessiner est vital pour vous ?
Delrue :
Les dessins, c'est ma mémoire. C'est pour cette raison que j'indique toujours sur le papier la date et l'heure à laquelle ils ont été exécutés. Pour moi, cela revient à figer un instant, c'est une trace que je peux reprendre à tout moment. Souvent, ce type d'œuvres m'arrive par série. Je considère également le dessin comme un laboratoire, un lieu d'expérimentation dans lequel se fixe le flux de l'actualité. Lequel flux draine sans cesse des idées neuves qui progressivement vont engendrer, à travers la différence et la répétition, l'émotion et la raison, une inspiration nouvelle.

Plusieurs dessins de votre nouvelle exposition montrent des individus couronnés. Cela dit, les couronnes semblent trop grandes pour eux, comme impossibles à porter…
Delrue :
Rien n'est définitif. Toute chose se caractérise au-delà d'une réalité clairement définie et visible. Mes représentations témoignent du fait qu'aucune forme n'est permanente dans la fugacité de notre existence. Nous voulons des réponses alors que la seule chose que nous pouvons faire c'est poser toujours plus de questions. J'aime que mes dessins laissent le regardeur dans l'incertitude. Il ne sait pas vraiment ce qu'il a devant les yeux, ce sont des œuvres ouvertes. Rien n'est exactement ce que l'on croit. Par exemple, je fais souvent des portraits qui sont en réalité des paysages et des paysages qui sont à comprendre comme des portraits.

Ronny Delrue
© Ivan Put

Comme sur ce tableau derrière vous qui montre de la neige noire ?
Delrue :
Exactement, je mobilise de nombreuses interprétations dans ce genre de contexte. Pour n'en citer que deux, on pense bien sûr à la pollution qui est une question on ne peut plus actuelle… mais d'autres couches de sens interviennent. En néerlandais, "zwarte sneeuw zien", soit "voir de la neige noire", signifie "connaître la misère" et pas seulement de manière économique, il peut également y avoir une connotation de fragilité psychologique.

Quel regard jetez-vous sur le monde de l'art à l'heure des NFT ?
Delrue :
J'estime qu'un artiste doit être responsable de ce qui sort de son atelier. C'est pourquoi, il doit tout faire pour ne pas se laisser happer par des logiques économiques qu'on voudrait lui imposer. Il est crucial qu'il se démène pour conserver sa liberté et ne pas ressembler à un poulet de batterie. La diversité des formes artistiques est importante. Qu'il y ait une demande pour un art digital est légitime mais, à l'exemple de la peinture figurative dont on a souvent annoncé la fin, je suis convaincu qu'il y aura toujours un intérêt pour l'artiste qui parle de la vie.

Le visible côtoie très souvent le caché chez vous. Il y a cet aspect de métonymie. Par exemple, un fil de fer barbelé suggère sans les montrer les migrants, la cicatrice d'un sein sur un buste peut dire un personnage en transition de genre… Votre travail semble comme hanté par une absence, plus exactement une présence de l'absence. Une ombre plane-t-elle au-dessus de vos œuvres ?
Delrue :
Je porte le même prénom qu'un frère qui a disparu après quelques mois d'existence. C'est un drame familial dont mes parents, qui sont encore en vie, n'ont jamais parlé. Il n'y a rien qui subsiste de cet enfant, ni tombe dans un cimetière, ni photographie. J'ai réalisé une œuvre sur ce sujet. Il s'agit d'un portrait de ma mère ponctué de trous. Ces trous sont la métaphore de l'absence, de l'incomplétude mais aussi de ma tentative d'essayer d'entrer dans la tête de ma maman pour la comprendre.

Rien n’est définitif. Toute chose se caractérise au-delà d’une réalité clairement définie et visible. Mes représentations témoignent du fait qu’aucune forme n’est permanente dans la fugacité de notre existence

Ronny Delrue

Certains dessins sont réalisés en miroir, en utilisant un pli. On pense à un test de Rorschach. L'inconscient, le refus de la maîtrise sont des dimensions importantes de votre travail. Il y a aussi cette thèse de doctorat que vous avez écrite, Het onbewaakte moment, en vous penchant sur d'autres artistes comme Roger Raveel, Philippe Vandenberg ou Luc Tuymans.
Delrue :
À travers six conversations avec des artistes aux parcours différents, j'ai voulu comprendre la nature intime du dessin. Savoir si dans un monde de plus en plus contrôlé, celui-ci n'était pas l'agent de l'indispensable lâcher-prise menant à la création d'une image. Je me souviens bien de ma conversation avec Roger Raveel qui d'un côté affirmait ne jamais perdre le contrôle lorsqu'il réalisait une œuvre et de l'autre prendre le parti de ne pas terminer la mise en couleur d'une chaise dans une composition au prétexte que… quelque chose lui enjoignait d'arrêter.

Même lorsque vous n'écrivez pas sur les autres artistes, vous aimez profondément dialoguer avec eux…
Delrue :
C'est vrai. J'aime regarder le travail des autres. Je pense par exemple aux dessins qui figurent un serpent, ce motif m'a été inspiré par Félicien Rops. Il y a également de nombreux dialogues, parus dans différents volumes de livres intitulés Correspondances, que j'ai menés avec plusieurs plasticiens. Je pense par exemple à Christine Remacle, artiste outsider avec laquelle le dessin a été le moyen pour communiquer là où la parole ne fonctionnait pas. Les rencontres et les échanges avec d'autres sont une façon pour moi de m'ouvrir sur le monde. Je ne voudrais pas être l'un de ces artistes coupés de la réalité, perdus dans ses pensées. À mes yeux, une œuvre n'est féconde que si l'on a un pied dans l'atelier, l'autre dans la vie

RONNY DELRUE : SCULPTURES OF STONES
10/3 > 16/4, Galerie Marie-Laure Fleisch, www.galleriamlf.com

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