Yvan Alagbé : École de la misère

Kurt Snoekx
© Agenda Magazine
23/01/2014
C’est au milieu d’un tourbillon que disparaît le lecteur dans l’imposant univers à l’encre d’École de la misère d’Yvan Alagbé. Et qu’École de la misère disparaît dans le lecteur. Comme un souvenir étincelant, un noyau impossible à digérer qui peut se transformer en un cœur palpitant absorbant et fusionnant la vie et la mort, l’intime et l’étranger, la passion et la douleur.
BD | École de la misère ●●●●
Yvan Alagbé Frémok, 220 p., €29

La mémoire peut être cruelle. Qu’est-ce qui se niche en permanence entre nos oreilles ? Qu’est-ce qui est rejeté dans le puits de l’oubli ? Avec École de la misère, Yvan Alagbé – leader rebelle avec Olivier Marbœuf d’Amok, la maison d’édition française qui s’est jointe en 2002 aux Bruxellois de Fréon pour donner vie à Frémok – revient à une série de personnages qu’il introduisait déjà dans Nègres jaunes, un récit de 1994 intégré dans le recueil du même nom que Frémok a sorti en 2012. En d’autres termes, c’est un contenu qui continue de coller aux basques de l’auteur et qu’Yvan Alagbé traite et retraite comme des rides à la surface d’une mémoire liquide.

Oui, la mémoire peut être cruelle, mais une fois les souvenirs rejetés sur le rivage, elle ne connaît pas de discrimination : les souvenirs se déforment, cherchent des alliés impropres et des doubles, se heurtent à des antagonistes et se fondent l’un dans l’autre. Il en va ainsi dans École de la misère : le lecteur s’éveille dans des eaux troubles où passion, deuil, naissance, racisme, tromperie, violence, douleur et amour fusionnent intensément dans un jeu d’ombres. Avec deux cases par page – le cadre invariable du corps qui se souvient – comme seul point d’appui.

Dans un blanc brûlant qui efface, pardonne et nettoie, un noir qui reprend le dessus dans des contours fluides, et toutes les teintes de gris intermédiaires, École de la misère unit de manière associative images et réminiscences : faire l’amour se mue en douleurs de l’enfantement ou une infidélité étouffante, une veillée de prière réveille une sombre histoire de famille, des photos ressuscitent un passé colonial, un père dominateur se répercute dans la menace des autorités (« Je suis ‘devenu un étranger’ ? ») et au final, l’histoire, les liens de sang et le destin lui-même s’enchaînent les uns aux autres. L’ambiance tragique, presque fataliste coupe le souffle : « Remuer tout ça là, ça sert à rien ! C’est passé, c’est passé ! », crie Alain, noir, lorsque son amie Claire voit sa propre relation incestueuse avec son père reflétée dans les expériences de la sœur d’Alain. Cela pourrait être une exclamation de l’auteur tant le souffle d’École de la misère se fait brûlant dans son cou. Oui, ça s’est passé, mais ce n’est pas fini. Le père ne devient jamais « un étranger ». Ni pour la résiliente Claire ni pour Alain. « Non, je ne trouve pas que tu lui ressembles », tente-t-elle – avec une photo (du père d’Alain ?) à la main – pour le rassurer encore. Mais le lien du sang est inévitable, l’étrangeté s’infiltre dans chaque pore du corps. L’héritage est insupportable, déchirant.
« Cœur dévorant, Amour, Église de la chair, École de la misère ». Yvan Alagbé n’a peur de rien. Il raconte l’obscurité et l’espoir (si !) dans un langage visuel doux, économe mais tellement évocateur, fluide et poétique, qui exprime la nature floue et chancelante des souvenirs, trempés dans une encre qui reste liquide, qui ne fait pas – comme c’était davantage le cas dans Nègres jaunes – du noir et du blanc l’enjeu thématique de la narration, mais qui donne, une fois dépassée l’absence de couleur de ces deux-là, une place à l’amour et à la lumière (Soraya !). Malgré tout. Dans École de la Misère, la tête et le cœur confluent, des vagues passionnelles déferlent sur la raison et, par le va-et-vient du flux et du reflux, des bancs de sable surgissent où le naufragé peut – pour un temps – se croire en sécurité et où le vaisseau des souvenirs s’échoue. Jusqu’à ce que le tourbillon dévore à nouveau avidement le tout et l’enferme dans un noyau capable de contenir l’âme du lecteur.

Fijn dat je wil reageren. Wie reageert, gaat akkoord met onze huisregels. Hoe reageren via Disqus? Een woordje uitleg.

Read more about: Expo

Iets gezien in de stad? Meld het aan onze redactie

Site by wieni