Archiver la quarantaine pour ne jamais l'oublier

Sophie Soukias
© BRUZZ
18/06/2020

© Pablo Garrigós/CovidPhotoBrussels

Persuadés de vivre un moment historique, nombreux furent les Bruxellois à initier ou à prendre part à des collectes de documents visant à conserver la mémoire de la pandémie et du confinement pour les générations futures. Préparant le terrain pour les historiens de demain, ils auront participé, chacun à leur manière, à écrire l'Histoire. Enquête.

Bruxelles, le 17 mars 2020. Sophie Wilmès, à la tête d’un gouvernement formé en urgence, annonce à la population le confinement généralisé de l’entièreté du territoire belge. Un nouveau virus en provenance de Chine, meurtrier et extrêmement contagieux menace de saturer les hôpitaux et de faire basculer le pays dans une crise sanitaire incontrôlable impliquant le sacrifice déchirant et inéluctable d’une partie des malades. Alors que le voisin français se déclare en état de guerre contre l’épidémie, la population belge vit ce qui lui est présenté comme un état de siège, assaillie par ce même ennemi invisible que seuls des moyens inédits peuvent terrasser : une stricte mise sous quarantaine. À l’annonce de la nouvelle, le sentiment de vivre un moment historique gagne de nombreux Belges dont certains se donnent pour mission de le documenter afin d’en conserver la mémoire.

Bruxelles n’échappe pas à cette vague d’archivage de l’instantané. Alors que les centres d’archives basés dans la capitale poursuivent leur mission première d’archivage de l’administration du territoire, des initiatives parallèles ayant à cœur de documenter le quotidien de la crise voient spontanément le jour. Initiées par des artistes, des chercheurs universitaires, des associations ou musées de quartier, ces différentes collectes d’images, de témoignages, de tweets, d’objets et de sons partagent un agenda commun : celui de raconter l’histoire de la quarantaine telle qu’elle aura été vécue non pas d’en haut, par les instances de pouvoir et leurs administrations, mais par ceux et celles qui auront été amenés à gérer et à vivre la crise au jour le jour.

collectif covid

| Les différentes initiatives d’archivage, reprises dans cet article de manière non exhaustive, auront eu à cœur de documenter le confinement tel qu’il fut vécu au quotidien par les Bruxellois.

« Récolter des témoignages fait partie des réflexes de nos sociétés contemporaines lorsqu’elles sont confrontées à l’exceptionnel », dit Bruno Benvindo, historien des politiques de mémoire et directeur des expositions au Musée Juif de Belgique.  « On est dans une ère de la mémoire qui entend donner immédiatement une lecture historique, voire un sens, aux événements tels qu’ils sont vécus dans le présent. C’est dans ce cadre qu’après les attentats de mars 2016, les Archives de la Ville de Bruxelles ont récolté les messages déposés à la Bourse ou à la station de métro Maelbeek. »

Selon l’historien, la volonté de conserver les traces d’un événement en cours a une histoire au moins centenaire. « À Bruxelles, en 1914-1918, face à l’ampleur du choc de la Première Guerre mondiale, de nombreuses initiatives voient le jour. Conscients de vivre quelque chose d’inédit, des Bruxellois photographient, parfois cachés derrière leur fenêtre, l’arrivée des Allemands. D’autres tiennent un journal intime. Eugène Keym, échevin de Watermael-Boitsfort, va plus loin en collectant des milliers d’objets représentatifs du quotidien des Bruxellois sous l’occupation. »

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la volonté de déjouer l’oubli se manifeste à nouveau. « Un exemple poignant nous vient du ghetto de Varsovie, où sont entassés les Juifs de la ville, coupés du monde de 1940 à 1943 », dit Bruno Benvindo. « Rassemblés autour de l’historien Emanuel Ringelblum, un groupe d’hommes et de femmes préserve clandestinement la mémoire de ce ghetto. Des journaux intimes, des affiches officielles ou encore des rapports de médecins sur la famine frappant la population sont rassemblés dans des bidons de lait et des boîtes en métal. Ils seront cachés dans des caves juste avant la destruction du ghetto. »

collectif covid

Après les attentats

« C’est parce qu’il y avait déjà eu les attentats qu’on a réagi aussi vite », dit Frédéric Boquet, archiviste en chef à la Ville de Bruxelles. « En général, on tente de collecter des documents après les faits. Avec les attentats, c’était la première fois que l’on récoltait les traces de l’histoire en direct. Comme il pleuvait le jour où les messages ont été déposés à la Bourse, on s’est dit que si on ne faisait rien, ils seraient perdus à jamais. » À l’annonce du confinement, Les Archives de la Ville lancent via leurs réseaux sociaux un appel aux Bruxellois désirant « partager leur expérience personnelle avec les générations futures. » La collecte vise les journaux intimes ainsi que « les autres manières de documenter cette période (comptes et médias sociaux, site web, podcasts, vidéos YouTube, photos…). » Les AVB comptent également sur la collecte lancée à l’échelle nationale par les Archives de Quarantaine, une plateforme partenaire née du confinement.

« Jusqu’à présent, on nous propose beaucoup de photos », dit l’archiviste Sara Tavares Gouveia qui gère le tableau des collectes. « On a récupéré pas mal de vidéos des applaudissements de 20 heures et quelques personnes nous ont proposé leur journal du confinement. » En dehors de la collecte participative, les archivistes de la Ville se sont également lancés dans la captation de blogs, pages web et de réseaux sociaux d’associations de quartier. « On a épinglé certaines pages que l’on aimerait conserver mais le problème c’est que Facebook, Instagram et YouTube sont extrêmement difficiles à archiver pour des raisons techniques et de manque de personnel. »

tweets quarantaine

Un des nombreux tweets bruxellois récoltés par l'historien Frédéric Clavert pendant le confinement.

« Si Twitter est en partie archivé par la Library of Congress à Washington, Facebook et Instagram rendent la vie aux archivistes plus compliquée, ce qui signifie que les historiens du futur risquent d’être dépendants de ces multinationales avec les inégalités que cela peut engendrer », met en garde Frédéric Clavert, chercheur au Centre pour l’Histoire contemporaine et digitale de l’Université du Luxembourg et dont le projet de collecte aura permis de conserver jusqu’à présent près de 32 millions de tweets francophones relatifs à la quarantaine, dont des tweets bruxellois. « Le 15 mars, lorsque le confinement s’est confirmé côté français, j’ai eu l’impression de vivre un moment assez unique. En tant qu’historien, je me suis dit que je pouvais peut-être faire un petit quelque chose », dit Frédéric Clavert. « On sait que le ou les confinements seront très bien documentés par ceux qui ont décidé de ces mesures mais on sait aussi que celles-ci risquent d’avoir des conséquences énormes sur un certain nombre de phénomènes collectifs et sur la mémoire collective, d’où l’importance de conserver des tweets. »

« On n’est pas représentatifs », dit Frédéric Clavert qui reconnaît que la collecte de tweets de la quarantaine n’aura pas permis de porter la voix des groupes sociaux dans leur diversité. « Cependant, les logiciels font ressortir des champs lexicaux très variés ce qui signifie qu’on est en mesure de récolter des tweets écrits dans un vocabulaire extrêmement soutenu et d’autres dans un français argotique. » Grâce à la possibilité d’additionner les hashtags dans un tweet, l’initiative aura permis de rendre compte d’expériences dont le vocabulaire n’évoque pas directement le confinement ou la pandémie mais qui auront pourtant marqué cette période de crise. « Le mouvement Black Lives Matter est timidement apparu sur la fin », dit Frédéric Clavert, déterminé à poursuivre la collecte « tant que la crise ne sera pas terminée. »

Justice pour Adil

« À l’ère des réseaux sociaux, il y a des gens qui prennent le temps de faire des choses dans l’espace public », se réjouit Sarah Gensburger, chercheuse au CNRS dont le travail s’intéresse à la présence du passé dans la société contemporaine. À la suite des attentats de Paris de 2015, la sociologue française étudiait l’émergence de mémoriaux éphémères et recensait l’accrochage des drapeaux aux fenêtres. À l’annonce du confinement, Sarah Gensburger se lance avec une collègue italienne dans la mise en place d’un défi collaboratif intitulé Vitrines en Confinement. Les règles du jeu invitent la population à partager sur les réseaux sociaux ou sur une plateforme contributive des photographies des messages apposés par les commerçants dans leurs vitrines ou tout autre message citoyen réclamant l’espace public. « Alors que plus personne n’était censé y être, des gens mettaient des mots dans l’espace public, des banderoles aux fenêtres, faisaient des tags et des graffitis. »

A Bruxelles, on retrouve beaucoup de messages pour soutenir les soignants mais aussi pas mal de banderoles contestant la gestion gouvernementale de la crise

Sarah Gensburger

Archvives en confinement

| Au-delà de la crise strictement sanitaire, le confinement aura été marqué par d’autres turbulences dont la rue s’est fait le témoin. Cette photographie fut prise par la Bruxelloise Patricia Naftali dans le cadre de la collecte internationale Vitrines en Confinement.

Le projet, principalement actif en France, en Italie et en Belgique, aura permis de récolter une centaine d’archives bruxelloises localisées sur une carte virtuelle Gocarto. « En Italie, les messages sont très consensuels, on sent qu’on a eu très peur. On se rassure en se disant que demain tout ira bien, cela explique que l’on trouve beaucoup d’arcs-en-ciel », dit la sociologue. « En France et en Belgique, on est beaucoup plus dans la contestation politique, d’autant plus que Bruxelles a été confrontée à une bavure policière en plein confinement, donc il y a pas mal de banderoles qui font référence à Adil. Évidemment, on retrouve beaucoup de messages pour soutenir les soignants mais aussi pas mal de banderoles contestant la gestion gouvernementale de la crise. » Pour Sarah Gensburger, il importe de « garder une trace de cette voix-là face à l’utilisation politique de la mémoire du confinement. » La collecte se poursuit sûr #vitrinesenconfinement et vitrinesenconfinement.gogocarto.fr. Les chercheurs Sarah Gensburger et Frédéric Clavert sont tous deux signataires de l’appel lancé au début du confinement par un collectif international d’historiens, archivistes et sociologues: « Pour une mémoire ordinaire de l’extraordinaire ».

Prendre part à Vitrines en Confinement?

Le défi participatif #vitrinesenconfinement, collecte des mots du (de)confinement dans l'espace public, est porté par Sarah Gensburger (CNRS) et Marta Severo (Université Paris Nanterre). N'hésitez pas à participer sur le groupe FB, tweeter ou instragram. Plus d'information sur : https://vitrinesenconfinement.gogocarto.fr/

Alors que la carte virtuelle de Vitrines en Confinement localisait chaque jour davantage de témoignages visuels de la quarantaine, une autre carte interactive se donnait pour mission d’en archiver le paysage sonore. Active depuis vingt ans dans la préservation de la mémoire sonore de Bruxelles, l’asbl Bruxelles Nous Appartient répondait au confinement par une carte sonore alimentée avec la complicité des habitants de la ville, convoqués via Facebook. « Ce sont des sons enregistrés dans l’espace public », précise Séverine Janssen, directrice de BNA-BBOT. « Les gens se sont plutôt tournés vers ce qui est spécifique. Il y a pas mal d’applaudissements de 20 heures, des sons d’espaces publics déserts comme une galerie, le son d’un enfant qui apprend à marcher sur une Grand-Place déserte ».

Des conséquences inattendues de cette crise doivent encore apparaître. C’est pour cela qu’il est important de continuer à photographier

Pablo Garrigós

« La qualité sonore de la ville en temps de confinement est quand même exceptionnelle », s’enthousiasme Séverine Janssen qui confie avoir été particulièrement émerveillée par le son de la Gare Centrale qui résonnait « comme une ville fantôme » ou encore « le son des oiseaux qu’on n’a plus l’habitude d’entendre. » Le sound-mapping s’est récemment clôturé par une pièce sonore intitulée Our Common Isolation (http://www.bna-bbot.be/).

Pendant que certain(e)s partaient à la collecte de sons, d’autres recueillaient des émotions. Initié par le cinéaste bruxellois Olivier Magis, rapidement rejoint par un bataillon de onze autres réalisateurs, le projet Retour du Front aura consisté à filmer près de 200 heures d’entretiens par Skype avec 32 membres du personnel soignant des unités COVID des hôpitaux de Bruxelles et de Wallonie. « Chaque réalisateur a suivi les mêmes personnages pendant deux mois et demi », explique Olivier Magis. « On n’était pas là pour faire du journalisme mais pour retenir leurs émotions. On offrait un refuge de parole à ces soignants. » Aujourd’hui, alors que l’ennemi invisible semble reculer, le projet vidéo touche à sa fin. « La dernière partie du travail a consisté à filmer le contrecoup du personnel soignant. Certains ont une résilience exceptionnelle alors que d’autres sont en burn-out. » Alors que l’initiative devrait prochainement se matérialiser sous la forme d’un documentaire et d’une websérie pour la RTBF, le collectif planche sur d’autres déclinaisons de la matière audiovisuelle récoltée « afin de laisser une trace pour la population et pour les chercheurs de demain. »

Ne pas s’arrêter

« Nous avons tout donné dès les premiers moments », dit Pablo Garrigós de Covid Photo Brussels (#covidphotobrussels), un collectif né, lui aussi, dans l’urgence. Sept reporters bruxellois œuvrant pour des agences de presse ou des ONG, soucieux de « donner le meilleur d’eux-mêmes dans cette crise » se sont attelés pendant la durée du confinement et au-delà à « créer une mémoire visuelle de Bruxelles sur la pandémie afin de toujours pouvoir se rappeler les moments les plus durs de notre histoire. » Habitué(e)s pour la plupart à couvrir les turbulences du monde à des milliers de kilomètres de Bruxelles, parfois même dans des zones de conflit, la crise sanitaire vécue dans la capitale et la zone de guerre qu’étaient devenus les services hospitaliers, prenaient étrangement une allure familière. « Jusqu’ici en tant que photographes, ce sont des crises que l’on voyait en dehors de l’Union Européenne, à l’exception de la guerre en Ukraine et des attentats. »

Retour du Front

| Alexandrine de Buck, assistante en médecine, responsable d'unité Covid à l'hôpital Brugmann. Son témoignage fut recueilli dans le cadre du projet vidéo Retour du Front.

Soucieux de couvrir l’événement dans sa globalité, les sept photographes répartissent leurs efforts sur plusieurs fronts : « Certain(e)s se sont intéressés à l’actualité pure, d’autres à la réponse sociale des différentes associations de quartier, certain(e)s se sont déplacés dans les crématoires, les cimetières et les hôpitaux tandis que d’autres tenaient à capter une histoire plus intime du confinement. » Avec, toujours, la peur au ventre : « Le dilemme s’est posé aux photographes de sortir couvrir les événements ou de rester chez soi comme préconisé. Nous étions mal informés et ce n’est que plus tard que l’on nous a dit de porter un masque.» Si le virus semble avoir perdu du terrain, le collectif bruxellois n’entend pas encore baisser les armes : « des conséquences inattendues de cette crise doivent encore apparaître. C’est pour cela qu’il est important de continuer à photographier. »

De son côté, La Fonderie, le Musée bruxellois des Industries et du Travail, archivait la parole de la majorité invisible des Bruxellois, ceux que l’on avait invités à entrer dans la résistance en restant sagement cloîtrés chez eux. Une première initiative les appelait via Facebook à témoigner oralement (avec une option vidéo) des bouleversements que le confinement avait pu avoir sur leur travail. Une seconde collecte visait à identifier la place des objets du quotidien dans l’expérience de la quarantaine. « On a demandé aux gens de prendre un objet important dans leur confinement et de nous expliquer pourquoi celui-ci avait pris une telle place », dit Pascal Majerus, conservateur à La Fonderie. « Une dame nous disait, par exemple, que son chariot de courses était sa seule occasion de sortir. Ce caddy qu’elle considérait auparavant comme un simple objet utilitaire était devenu un symbole de liberté. »

Si l’expérience s’est révélée passionnante, Pascal Majerus formule un seul regret. « Le problème de ces appels à la collecte virtuels c’est qu’on touche toujours un public privilégié. Encore une fois, le confinement aura renforcé les fractures sociales existantes », dit le conservateur. « Mais rien ne nous empêche de compléter le travail après la crise en allant à la rencontre des Bruxellois à qui l’on n’a pas pu donner la parole pendant le confinement ».

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