Black History Month: 'Il faut prendre le temps de la célébration’

Michaël Bellon, Sophie Soukias
© BRUZZ
02/03/2022

Le 1er mars sonne le coup d’envoi d’un mois entier de festivités consacrées à la place des Noirs dans l’Histoire. Alors qu’une belle brochette d’activités culturelles – concerts, talks, performances, etc. – s’apprêtent à faire vibrer la ville, BRUZZ profite du Black History Month pour demander à trois artistes bruxellois de dérouler le récit intime d’un objet transmis de génération en génération, et qu’ils et elle portent dans leur cœur.

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| L’actrice et metteuse en scène Bwanga Pilipili et sa mère (Maman Leati), réunies autour du «van» offert par cette dernière.

Bwanga Pilipili : ‘Ça ne m’intéresse pas de manger seule’

« Je suis un peu nostalgique. J’ai une réelle émotion quand j’en parle », dit Bwanga Pilipili le cœur serré. « Les haricots et la vannerie dans laquelle on les pose, c’est ma madeleine de Proust. C’est ce qui me connecte à d’où je viens. »

Ayant grandi à Bruxelles dans une famille de cinq enfants, en sandwich entre ses grands frères et ses petites sœurs, l’actrice (présente sur nos grands et petits écrans, ainsi qu’au théâtre), metteuse en scène et cocréatrice du festival Bruxelles/Africapitales, se souvient de ces moments de réunion familiale dans la cuisine où les plus jeunes étaient réquisitionnés pour retirer les petits graviers des haricots éparpillés dans le panier avant la cuisson. « Ma mère a toujours appelé cette vannerie ‘le van’. En Afrique, le fait de le secouer permet de se débarrasser du sable avant de cuire les haricots. Je suis quasiment certaine que ce van-ci vient du Congo », dit Bwanga Pilipili en manipulant l’objet avec tendresse sans le lâcher du regard. « C’est ma mère qui me l’a donné il y a des années, quand je me suis rendu compte que je n’en avais pas et qu’il m’en fallait un absolument (rires). »

Née en Belgique, les familles maternelle et paternelle de Bwanga Pilipili sont originaires de la région des Grands Lacs au Congo où les haricots – « surtout les rouges » – sont un grand favori des préparations culinaires. « On les appelle les ‘madesu’. Il faut les laisser tremper des heures avant la cuisson, ça demande beaucoup de patience. Après manger, il faut aussi compter le temps de la digestion, parce que tu es KO (rires). À l’heure d’Uber Eats, je suis très attachée à la lenteur de toutes ces étapes. »

Le plat du pauvre
« Et puis, les haricots, c’est un peu le plat du pauvre. Quand il y a des fins de mois un peu difficiles, c’est le repas qui va caler tout en plaisant à toute la famille », explique Bwanga Pilipili d’un air songeur. « Je réalise à quel point ce plat a maintenu le lien dans la fratrie et dans la sororité. » Aujourd’hui, c’est essentiellement chez sa maman que l’artiste mange les madesu – « Personne ne les prépare comme elle. » « Je trouve cela important de maintenir cet héritage qui se fait par le ventre. C’est pour cela que j’ai enfin demandé à ma mère de me montrer comment elle prépare ses haricots. »

« Ce panier de haricots, c’est ma madeleine de Proust »

Bwanga Pilipili

Si cuisiner et manger – « J’adore ça, il y a quelque chose d’à la fois charnel, sensuel et artistique dans le geste » – représentent pour Bwanga Pilipili un moment sacré de cohésion, cette aspiration au partage aura orienté jusqu’à son identité d’artiste. « J’adore être porteuse de projets et au service de projets. Je sais que je pourrais m’éclater toute seule et certainement gagner plus de sous, mais ça ne m’intéresse pas de manger seule. Je sais que je m’épanouis dans le collectif. C’est quelque chose de l’ordre de la bienveillance. La bienveillance n’est pas à la mode en ces temps difficiles mais il est vrai que j’aspire à plus de tendresse et de joie. Et je pense qu’à table, on peut réguler ça. »

Fille d’historiens
Née de parents historiens, dont un père Docteur en Histoire et en Théologie à l’UCL, Bwanga Pilipili a grandi avec une conscience accrue de la valeur de la culture et des traditions de ses ancêtres, qu’elle soit transmise à table ou ailleurs. « J’ai baigné dans l’importance de l’Histoire et de la mémoire. La fierté ou du moins la dignité a toujours été là. »

Malgré la violence du monde extérieur, marqué par la dévalorisation systémique des cultures africaines et plus largement des cultures venues d’ailleurs – « Mon père, dont les travaux d’historien portaient sur la décolonisation, y a laissé sa santé (s’arrête un instant pour contenir ses larmes) », Bwanga Pilipili ne s’attarde pas sur les douleurs du passé et concentre son énergie à aller de l’avant. « Même si je comprends la colère qui anime les mouvements décoloniaux aujourd’hui et que je me réjouis des changements dont nous sommes témoins, je ne peux m’empêcher de me demander ce qui vient après la dénonciation, la violence et la tristesse. C’est vers cette ‘suite’ que mon regard est dirigé. » De la même manière que l’artiste accueille avec une grande joie le Black History Month à venir. « Je trouve ça précieux de prendre le temps de la célébration. » (SOS)

Loucka Fiagan: ‘Les rêves sont un outil de décolonisation’

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« Quand je porte ce collier, je me sens connecté à mes intentions profondes », dit Loucka Fiagan (il/iel). Mi-talisman, mi-accessoire de mode, l’artiste pluridisciplinaire bruxellois, cofondateur du collectif artistique wedontknwyet (de l’anglais « We don’t know yet »), aime arborer l’objet aux mille perles lorsque le besoin de « réaffirmer son identité » se fait sentir. « S’habiller, c’est une façon d’affirmer ses couleurs dans le monde. »

L’objet est un collier de perles jaunes d’origine togolaise et attribué aux Ewé, peuple d’Afrique de l’Ouest. « Ce collier a une valeur sentimentale parce qu’il m’a été transmis par ma mère. Je ne connais pas mon père et j’ai beaucoup plus d’attaches affectives du côté de mon histoire togolaise. » Né à Bruxelles en 1994, Loucka Fiagan s’installe au Togo à l’âge de 2 ans où il grandit jusqu’à ses 16 ans, avant de revenir en terre belge.

Histoires magiques
« Mon inconscient est encore enraciné au Togo », poursuit Loucka Fiagan. « La plupart de mes rêves se passent au Togo. J’ai très rarement des images d’ici. » Inspiré dès l’adolescence par le courant des Surréalistes, l’artiste intègre volontiers l’importance et le pouvoir des rêves dans sa pratique artistique. « Je suis très attiré par l’idée que le rêve nous permet de voir les choses de manière beaucoup plus large », dit Loucka Fiagan. « Les rêves sont un outil de décolonisation parce qu’ils permettent d’accueillir des histoires magiques ; des histoires que je retrouve par exemple du côté de mes grands-parents togolais. Si l’on s’affranchit d’un raisonnement carré et métrique hérité de l’Occident, l’idée que la vie est dans le rêve et que le rêve est dans la vie devient possible .»

« Quand je porte ce collier de perles, je me sens en lien avec les actes de mes ancêtres »

Loucka Fiagan

De la même manière que Loucka Fiagan prête à son collier des attributs d’empuissancement et de protection. « Dans la théorie des chakras, le jaune est lié au ‘je’, à l’affirmation et à l’estime de soi », dit l’artiste. « C’est un peu comme avec les talismans et les objets de rituel, leur pouvoir agit parce qu’on y croit. Ce n’est pas quelque chose du domaine du vrai ou du faux, ça se passe au-delà. »

Un raisonnement non-binaire que l’artiste étend jusqu’à sa propre identité de genre : « Je n’ai pas envie de me représenter comme une identité strictement masculine. Si je suis de sexe masculin, je ne me sens pas nécessairement masculin. De la même manière que je me demande si je me sens ‘humain’, dans le sens où le terme ne peut être dissocié de la colonisation. »

Transmis par sa mère, la légende raconte que le collier de perles jaunes serait entré dans la famille via l’arrière-arrière-grand-père de Loucka Fiagan à l’occasion d’un acte ayant lui-même défié à l’époque les conventions sociales. « Mon arrière-arrière-grand-père aurait offert ce collier à mon arrière-arrière-arrière-grand-mère dans le cadre de leur union, sachant qu’elle était une servante égyptienne métisse. » Et c’est ce même arrière-arrière-arrière-grand-père qui décidera de troquer la consonance coloniale du nom de famille « Thompson » pour « Fiagan » – « Il était chef de village. ‘Fiagan’ signifie ‘Grand Roi’ ».

Autant d’actions symboliques dont Loucka Fiagan se sent l’héritier, au même titre que le travail d’historien et de linguiste accompli par son arrière-grand-père pour tenter de préserver la langue et les traditions du peuple Ewé, menacées par le bulldozer colonial. « Quand je porte ce collier de perles, je me sens en lien avec les actes de mes ancêtres. » (SOS)

Badi: ‘À la maison, on mangeait aussi bien du stoemp que du foufou’

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En tant qu’artiste, Badi – Badibanga Ndeka en toutes lettres – n’a jamais fait mystère de ses racines congolaises. Son son est clairement influencé par la rumba congolaise, et « le dandy facétieux » s’exprime également sur des sujets tels que la décolonisation, Black Lives Matter et les violences policières. L’année dernière, il faisait partie des artistes ayant donné un concert en livestream à l’AB dans le cadre du Black History Month.

Lorsque nous parlons à Badi, il revient tout juste d’un premier concert devant un public debout, sans masques, à Dijon en France. Cet été, ce sera de nouveau au tour de Bruxelles, promet-il (notez déjà un concert au Volta en juillet avec Reinel Bakolé), et à partir de mai, plusieurs sorties de single sont prévues pour annoncer l’album qui succédera à Trouble Fête à l’automne.

Mais revenons sur le Black History Month, une initiative à laquelle Badi est très attaché. « Aux États-Unis, le BHM existe depuis bien plus longtemps, mais les communautés noires de Belgique, dont l’Histoire est bien sûr fortement liée à la colonisation, ont aussi besoin de cette visibilité. » En tout cas, les parents de Badi, qui sont arrivés en Belgique en 1977, ont fait en sorte qu’il ne soit jamais vraiment coupé de ses racines congolaises.

« J’ai grandi dans un milieu plutôt bourgeois à Woluwe-Saint-Pierre, et nous avons effectivement vécu dans des conditions difficiles car mes parents n’ont pas eu de papiers pendant longtemps. Mais ils voulaient offrir à leurs enfants les deux cultures. À la maison, on mangeait aussi bien du stoemp que du foufou (rires). Nous allions souvent à Matongé, comme je le fais encore au moins une fois par semaine, pour faire des courses ou emmener les enfants chez le coiffeur. »

La BO des Congolais
À Matongé, pendant son enfance, Badi rencontre souvent des parents de Kinshasa. Et l’un d’eux lui a donné l’objet qu’il veut nous montrer : un saxophone en métal utilisé pour apprendre à jouer ses premières notes de musique. Badi : « Ce saxo fait le lien avec la rumba, qui est une partie importante du patrimoine culturel congolais. C’est le genre de musique avec lequel je suis né et qui parle de tous les thèmes de la vie : l’amour, la mort, le voyage, l’espoir, la déception... c’est presque une BO pour comprendre les Congolais, y compris ceux qui ont quitté leur pays pour s’installer en Europe.»

« C’est grâce à cet instrument que j’ai ressenti pour la première fois la connexion avec la musique »

Badi

Badi a reçu le saxo, enfant, de son oncle Rondot Kassongo wa Kassongo ou Papa Rondot. « Il a longtemps joué du saxophone dans le légendaire groupe OK Jazz de Franco Luambo, et c’est grâce à cet instrument, que j’ai toujours à la maison, que j’ai ressenti pour la première fois la connexion avec la musique. Mon oncle vivait entre Kinshasa et Bruxelles. Il a enregistré beaucoup de musique ici et y a souvent donné des concerts, par exemple à La Madeleine. Dans la Galerie d’Ixelles, il y avait un magasin appelé Musicanova, où un Italien vendait des disques, des CD et des cassettes vidéo de musiciens congolais. Mon père y allait toutes les semaines pour acheter des cassettes sur lesquelles on pouvait voir et entendre mon oncle. Grâce à lui, j’ai très vite su que je voulais faire de la musique. Je ne jouais pas très bien du saxophone, mais j’aimais quand même ça et j’ai commencé très tôt à écrire de la musique. Les beats et les boîtes à rythmes du rap ont définitivement défini mon style, mais l’influence de la rumba et de ses instruments se fait toujours entendre dans ma musique. » (MB)

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