Interview

Après Cannes, 'Josep' débarque au festival Anima online

Sophie Soukias
© BRUZZ
11/02/2021

En ces journées glaciales, Anima ne laisse pas tomber son public dévoué et répond à la pandémie par une version en ligne de son festival. Josep, sélectionné à Cannes en 2020, promet de réchauffer les cœurs. Dans ce merveilleux film dessiné, le dessinateur français Aurel rend hommage au combattant et artiste espagnol Josep Bartolí. Mais aussi au dessin, à l’amitié et à l’amour. « Je ne suis rien d’autre que le passeur d’une histoire. »

Très peu de gens connaissent l’histoire poignante de Josep Bartolí. À croire qu’elle attendait patiemment de croiser la route d’Aurel (de son vrai nom Aurélien Froment), dessinateur lui aussi, pour la presse, le cinéma et la bande dessinée. Un jour, alors qu’il se trouve dans un salon du livre, le dessinateur français tombe tout à fait par hasard sur un ouvrage que le neveu de Josep Bartolí consacre à sa famille. « L’histoire était illustrée par les dessins de Josep. Ça m’a tout de suite happé », dit Aurel.

L’ouvrage en question est peuplé de dessins réalisés clandestinement par l’artiste catalan alors qu’il est incarcéré dans divers camps du sud de la France. Combattant antifranquiste, Bartolí fuit l’Espagne en février 1939, avec 450 000 autres hommes, femmes, enfants et vieillards, forcés de battre en retraite après l’ultime défaite infligée par l’armée franquiste au camp républicain. Pris de court par l’afflux de réfugiés, le gouvernement français construit à la hâte des « camps de concentration ». Un pan de l’Histoire complètement oublié.

La bande-annonce du film 'Josep' de Aurel.

Les conditions d’internement y sont dégradantes. Armé d’un crayon et de papier, Josep Bartolí dessine sans relâche la déshumanisation dont il est témoin. Maltraitance, viols, xénophobie. Le tout sur fond de guerre mondiale imminente, avec les idéologies nationalistes et racistes qui la portent. «Touché par la force » des dessins de Bartolí – « C’est un semi-réalisme très détaillé dans lequel il injecte beaucoup de son ressenti. Son dessin est très moderne pour l’époque », Aurel décide de rendre hommage au dessinateur avec l’outil qui est le sien : le dessin.

En résulte Josep, un merveilleux film dessiné, librement inspiré du destin romanesque de Josep Bartolí – un rôle taillé sur mesure pour la voix de Sergi López – entre la France, le Mexique (où il est l’amant de Frida Kahlo) et New York. Une perle du cinéma dessiné où fiction et réalité, registres de traits et de couleurs, se mêlent avec une rare sensibilité et une force narrative qui risquent bien de vous coûter quelques larmes.

Ainsi commence Josep. Quelque part dans la France d’aujourd’hui, Serge, un vieillard mourant mobilise ses dernières forces pour raconter à son petit-fils, Valentin, ce qu’il semble n’avoir jamais révélé à personne : son histoire d’amitié avec un dessinateur catalan interné dans un camp de réfugiés dont il assurait la garde en tant que gendarme. C’était en 1939.

Une histoire doit pouvoir trouver la bonne oreille pour exister ?
Aurel: Il s’agit peut-être du lien principal entre le personnage de Valentin et moi. En effet, c’est trouver la bonne oreille au bon moment. Il y a un millier d’histoires qui attendent de trouver leur caisse de résonance. Et puis à un moment donné, ça fonctionne.

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Aurel rend hommage à Josep Bartolí avec l’outil qui est le sien : le dessin.

À quel stade du processus créatif le scénariste Jean-Louis Milesi est-il intervenu?
Aurel: Très tôt. Ce qui m’a intéressé chez lui, c’est sa capacité de traiter de sujets difficiles et sérieux sans se prendre au sérieux mais avec beaucoup de respect pour ses personnages. Outre le fait qu’il soit le scénariste de Robert Guédiguian, j’aime son humour et sa manière de faire des petites gens de grands personnages.

Dans Josep, vous ne racontez pas l’histoire de grands héros de la résistance tels qu’on les a longtemps montrés au cinéma. Le personnage de Serge est un gendarme ordinaire qui va ponctuellement faire preuve d’héroïsme. Mais son courage n’est pas continu, il lui arrive aussi de se montrer beaucoup plus passif.
Aurel: En tant que gendarme, Serge va se retrouver à prêter main-forte à la Gestapo. C’est là où on se rencontre vraiment avec Jean-Louis Milesi. Dans l’idée de savoir où se situent le bien et le mal tout en ayant conscience que ça n’est pas blanc et noir. Même si on a toujours le choix, on ne va pas toujours forcément se comporter en héros. Et c’est ça l’être humain.

On n’a pas toujours la force d’être courageux.
Aurel: Le courage héroïque un peu imbécile, ça ne va pas loin parce que les mecs se font dézinguer à la première occasion. Serge, lui, a survécu et il a réussi à transmettre l’histoire de Josep. Quant à Josep, il a pris les armes pendant trois ans du côté des Républicains et a perdu. Quand il est, par la suite, interné dans un camp de concentration, il dessine. Il est impuissant face à la violence et à l’horreur dont il est témoin, mais il peut rendre compte de ce qu’il a vu. C’est la position du journaliste et c’est ce qui m’a beaucoup intéressé dans le personnage de Josep. Cette forme d’impuissance est aussi incarnée d’une certaine manière par les tirailleurs africains (qui montent la garde dans le camp, NDLR) qui ne disent jamais rien et qui attendent le bon moment pour agir.

On s’est battus pour que la hiérarchie des studios d’animation n’impose pas sa vision

Aurel

1740 aurel photo officielle

À la manière des réfugiés espagnols internés dans les camps français, les tirailleurs africains sont des oubliés de l’Histoire. Vous ne vouliez pas commettre cette erreur ?
Aurel: Tout à fait. En fait, les enfants et petits-enfants de réfugiés espagnols nous ont fait remarquer qu’on était plutôt sympas avec les tirailleurs contrairement aux témoignages qu’ils avaient eus. On avait envie de mettre en évidence que les colonisés ont quitté leur famille, leur patrie et leur culture pour être de la chair à canon pour un pays qui n’était pas le leur du tout. On avait envie que ces gens soient du côté des victimes, car ils le sont. Dans le cas des camps de concentration, les tirailleurs étaient assez durs, Josep les craignait beaucoup et n’est pas tendre avec eux dans ses dessins non plus.

C’est là, entre autres, que Josep reste une libre interprétation de l’histoire.
Aurel: Oui. Après, pour construire le personnage du tirailleur dans le film, Jean-Louis Milesi s’est inspiré de gens comme Léopold Sédar Senghor. De grands intellectuels issus des colonies françaises qui étaient obligés de passer par l’armée mais qui étaient aussi des poètes.

On ne peut s’empêcher de comparer le traitement infligé aux réfugiés espagnols par les gendarmes français à celui réservé, entre autres, aux migrants de la Jungle de Calais.
Aurel: Ça n’a pas cessé depuis quatre-vingts ans. Dans le DVD du film, j’ai tenu à mettre le reportage d’un photographe français sur un camp de réfugiés en Grèce. On a repris son diaporama et on a mis la musique du film dessus. C’est incroyable, on a l’impression que ce sont les images dont je me suis servi pour faire le film.

[Une fillette fait irruption dans la conversation Zoom. Il s’agit de la fille d’Aurel]. Elle veut peut-être s’exprimer sur le film ?
Aurel: (rires). Ça lui a fait un peu peur quand même parce qu’elle l’a vu deux fois au cinéma.

Est-ce que Josep est un film pour les enfants ?
Aurel: C’est aux parents de voir. J’ai un fils qui a dix ans qui l’a vu. Les enfants comprennent les choses à leur niveau et je pense qu’il n’y a rien de choquant, la violence est très peu montrée dans Josep. Au pire, ils vont s’ennuyer parce que les images ne bougent pas beaucoup.

Le personnage de Valentin, qui est un adolescent, est une merveilleuse porte d’entrée pour le jeune public.
Aurel: Clairement et c’est quelque chose qu’on n’avait pas du tout anticipé. Pour moi, Valentin était le spectateur qui ne connaît pas l’histoire et demande à en savoir plus. Il enlève la honte potentielle de ne pas connaître cette histoire et ça libère le spectateur d’une crainte.

Comme vous dites, les images bougent peu. On est plus proche d’un film dessiné que d’un film d’animation. Ce choix s’est imposé dès le départ ?
Aurel: Je voulais faire du dessin car c’est mon outil. Mon producteur Serge Lalou m’a laissé une paix royale sur le volet artistique et on a constaté que c’était très peu habituel dans le milieu de l’animation. Ça a été un combat. Même si dans le discours, la hiérarchie des studios d’animation nous laissait faire, Serge Lalou s’est battu pour qu’ils n’imposent pas leur vision. Pour moi, c’était le dessin qui allait me permettre de raconter cette histoire. Et le cinéma allait donner vie à mes dessins.

C’est ce que vous attendiez du cinéma ?
Aurel: Le cinéma m’a permis de répondre à une frustration qui m’a toujours poursuivi : c’est que mes dessins n’ont pas de son. Une image a beau être belle à l’écran, l’ambiance sonore, une note, un accord, ... peuvent vous faire dresser les poils sur les bras et vous donner un frisson qui remonte la colonne vertébrale d’un coup.

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« Le cinéma m’a permis de répondre à une frustration qui m’a toujours poursuivi : c’est que mes dessins n’ont pas de son », dit Aurel

Sergi López est l’acteur espagnol fétiche des francophones. Sa voix pour incarner Josep était-elle une évidence ?
Aurel: Justement, c’était trop une évidence au début et je le lui ai dit (rires). C’est au moment où j’ai entendu parler Sergi López en espagnol et non pas en français, que j’ai compris que ça serait lui. Hormis le fait que c’est un fabuleux acteur, il avait par sa triple culture, espagnole-catalane-française, la capacité de comprendre et d’incarner le déracinement de Josep.

En dessinant, Josep rend compte d’un épisode sombre de l’histoire et produit des traces contre l’oubli. Ce faisant, il résiste. Comment envisagez-vous votre propre métier de dessinateur et cinéaste ?
Aurel: Je me méfie des grands mots comme résistant ou héraut de la liberté d’expression. Deux prédécesseurs m’inspirent pour répondre à cette question : tout d’abord le dessinateur Gébé et sa notion de « pas de côté ». Ensuite, Cabu disait : le dessin est là pour venger. Et c’est déjà bien si le dessin peur faire rire pour se venger de ceux contre qui on est un peu désarmés. J’aime bien penser mon travail comme une entrée de lecture dans l’actualité. Quand je fais un dessin pour Le Monde, je sais que les gens vont s’arrêter plus facilement sur un article parce qu’il y a un dessin. On fait ça pour être les passeurs d’une histoire.

Est-ce qu’on a trop souvent tendance à vous coller des étiquettes pompeuses comme « défenseur de la liberté d’expression », « dessinateur résistant » ? Avec le danger de récupération qui s’ensuit.
Aurel: Je ne supporte pas ces étiquettes parce qu’elles sont complètement hypocrites, ceux qui nous les collent, sont généralement les premiers à nous empêcher derrière ou à ne pas considérer notre travail. Et puis, c’est un peu facile. Et honnêtement ça serait se prendre beaucoup trop au sérieux que d’accepter de porter ces étiquettes. Faisons les choses sérieusement mais ne nous prenons pas au sérieux.

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