Cate Shortland : la haine en héritage

Niels Ruëll
© Agenda Magazine
19/02/2013
Hermann Goering, Heinrich Himmler, Albert Speer, Adolf Eichmann, Hans Frank: les dirigeants nazis avaient des enfants. Dans Lore, film secouant, à la poésie crue, la réalisatrice australienne Cate Shortland fait errer la fille aînée de nazis haut placés à travers la campagne allemande, lors des premiers jours chaotiques qui ont suivi la chute du IIIe Reich. Du cinéma sur le fil du rasoir.

1945, Adolf Hitler soulage le monde d’un poids en se suicidant. Lorsque, après son père, membre éminent de la SS, sa mère disparaît elle aussi, Lore, l’aînée, doit mener sa jeune sœur, ses frères et un bébé à pied à travers l’Allemagne ravagée de l’immédiat après-guerre, dans l’espoir de retrouver leur grand-mère à Hambourg. Au cours de cette randonnée de survie, ils sont aidés par un réfugié juif. Lore réagit d’abord avec haine et mépris, mais très lentement, sa vision malsaine du monde laisse apparaître des failles. L’interprétation de Saskia Rosendahl, qui fait ses débuts au cinéma, est bluffante. Comme la forme. La réalisatrice Cate Shortland ose la poésie cinématographique. Pas celle qui reste douce et sans engagement, mais sa variante implacable, lourde de sens.

Adopter dans un film le point de vue d’un enfant nazi, n’est-ce pas délicat ?
Cate Shortland : Nous nous sommes aventurés en terrain sensible. Pour moi aussi c’était difficile, pour ne pas dire angoissant. J’ai essayé de regarder non pas avec les yeux de quelqu’un de 2012, mais avec ceux d’une jeune fille qui n’a jamais rien connu d’autre que le fascisme et dont les valeurs sont dictées par un régime totalitaire. En prime, sa mère est une fondamentaliste qui croit à 100 % dans l’idéologie nazie et qui a rejoint le NSDAP dès 1933. Son père est l’un des meurtriers de masse des Einsatzgruppen (unités spéciales de la SS qui tuaient des Juifs, des Tziganes et des communistes de l’autre côté des lignes de front allemandes et qui organisaient des exécutions de masse, NDLR). Ici, ce ne sont pas les bons que l’on regarde. Ça ne m’intéresse pas. Certaines personnes ont du mal avec le fait que nous humanisons des meurtriers de masse. Je suis désolée, mais les meurtriers de masse sont eux aussi des êtres humains. C’est un fait détestable, mais c’est vrai, j’en ai bien peur. On ne peut pas aller de l’avant, rien ne changera si on n’ose pas regarder des deux côtés : celui des coupables et celui des victimes. Donc je ne vais pas m’excuser si les gens trouvent mon film oppressant.

Le moins que l’on puisse faire, c’est regarder ces atrocités en face.
Shortland : C’est mon avis. Mon conjoint vient d’une famille de Juifs allemands, je suis juive et ça a été à la fois douloureux et une aide. Ça m’a aidé parce que je n’avais pas de raison de devoir être polie ou de tourner autour du pot. Lore a appris tout ça, point. Elle pense comme ça, point. Saskia (Rosendahl) ne devait pas faire comme si Lore ne haïssait pas les Juifs. Lore les hait. Elle pense que les Juifs sont des parasites. Nous pouvions en parler de manière aussi directe parce que c’était la réalité que nous reflétions. On ne peut quand même pas faire un film sur le Ku Klux Klan en faisant l’impasse sur le racisme parce que « c’est trop difficile ».
Que fait-on lorsque ses parents ont participé à la plus grande horreur que l’on puisse imaginer ?
Shortland : Quand il s’agit de cruautés, souvent, nous ne prenons pas l’ennemi en considération. Ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est que le monstre se trouve à l’intérieur de la famille. C’est terrible. Je pense à ma propre famille. J’aime tellement mon père. Imaginez que quelqu’un dise un jour qu’il a abusé d’enfants pendant 60 ans. Comment est-ce qu’on peut surmonter ça ? Comment continuer sa vie ? Est-ce qu’on ne pense pas au suicide ? Lorsque j’ai rencontré les vraies Lore et Liesel - le film se base sur des événements réels - j’ai quasiment senti le poids qu’elles avaient dû traîner toute leur vie.

Est-ce que Lore aurait pu être réalisé il y a 20 ans ? Ou fallait-il attendre que les choses se décantent ?
Shortland : Les changements de ces 20 dernières années au niveau culturel et au niveau politique en Allemagne et la diversité d’opinions à travers le monde sur les différents aspects de la Seconde Guerre mondiale rendent cette époque idéale pour ce film. Il y a 20 ans, il n’y avait pas encore de bon « cadre » pour un film comme Lore. Il prend place dans un ensemble plus grand de livres, de films et d’études. Par ailleurs, le chagrin est toujours là. Les traumatismes sont encore présents.

Vous filmez le rude parcours de Lore, mais est-ce que cette épreuve physique est l’essentiel pour vous ?
Shortland : Ça semble peut-être dur, dit comme ça, mais je me fiche complètement de l’épreuve physique. Je suis passionnée par le voyage psychologique. Parfois, je pense que Lore est en transe. Elle ne s’arrête pas. Mais c’est son esprit qui doit parcourir le plus de kilomètres. Physiquement, l’épreuve est dure, parfois terrible, mais ce n’est absolument pas comparable avec ce que les Roms, les handicapés ou les Juifs ont dû subir. Comparé à cela, la fratrie de Lore fait une promenade de santé.

Comme si Lore n’avait pas assez de choses en tête, elle découvre aussi sa sexualité.
Shortland : C’est une sexualité étrange. C’est comme si elle utilisait sa sexualité pour manipuler Thomas. Elle juge qu’elle peut le faire parce que ce n’est qu’un Juif. Mais il lui signifie clairement que ce n’est pas bien. Il ne s’agit pas ici de romantisme, mais de désirs. Leur liaison me trouble. C’est pour cela qu’elle est intéressante. Comme le chaos est intéressant.
Comment s’est déroulée votre collaboration avec Saskia Rosendahl ?
Shortland : Nous avions quelqu’un mais elle avait 14 ans et cela voulait dire qu’elle ne pouvait travailler que 4 heures par jour. Nous n’avions plus qu’une semaine pour trouver une nouvelle Lore. Au départ, j’avais refusé Saskia sur base d’une photo, parce que je la trouvais trop jolie. Je ne voulais pas de cette déesse aryenne dans mon film. Saskia est danseuse et est donc très gracieuse. Elle déborde d’énergie. Comme son personnage est très calme et dur, elle a dû retenir cette énergie. Et on le voit. Et ça colle parfaitement. J’ai eu beaucoup de chance avec elle. Elle nous a tous émus aux larmes. C’est une véritable actrice.

Lore pourrait être la suite de Das weisse Band (Le Ruban blanc). Pas parce que vous reprenez deux des acteurs, mais parce que les enfants du film de Haneke pourraient être les parents de votre film.
Shortland : J’adore les films de Michael Haneke. La Pianiste et Funny Games sont mes préférés. Mais je n’ai pas été influencée par Das weisse Band, plutôt par Requiem pour un massacre d’Elem Klimov, un film russe sur des enfants dans une forêt de Biélorussie qui se retrouvent en plein cauchemar à cause de l’arrivée des Einsatzgruppen. Le film a malgré tout les caractéristiques d’une fable et parle des désirs et de la sexualité. Je trouve que je suis très différente d’Haneke. Il garde tout parfaitement sous contrôle. C’est sa grande force. Chez moi, c’est plus bordélique.

Lore ●●●
UK, AU, DE, 2012, dir.: Cate Shortland, act.: Saskia Rosendahl, Kai-Peter Malina, Nele Trebs, 110 min.

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