Elia Suleiman: triple invité d'honneur

Niels Ruëll
© Agenda Magazine
05/03/2013
Le réalisateur, scénariste et acteur palestinien Elia Suleiman est à Bruxelles pour un séminaire sur la narration spéculative. La Cinematek en a profité pour lui demander de composer une programmation sous forme de carte blanche, Bozar, une soirée spéciale de documentaires et de films inédits.

Avec un don pour l’humour, un talent pour le spleen et un véritable regard, Elia Suleiman, invité récurrent à Cannes depuis qu’il a décroché en 2002 le Prix du jury pour Intervention divine, filme l’absurdité de l’existence. Et l’existence qu’il connaît le mieux, c’est la sienne. Il est né et a grandi à Nazareth et il ne peut s’empêcher d’incorporer dans ses histoires le conflit complexe et souvent mal compris entre Israël et la Palestine.

C’est un séminaire sur la narration spéculative qui fait que vous êtes à Bruxelles. Vous aimez la théorie ?
Elia Suleiman : Impossible de faire sans. Il y a une couche conceptuelle relativement épaisse qui est inhérente à mes films. Je trouve que ça a du sens de compléter le terrain esthétique avec de la critique et de l’analyse. Rencontrer le public me pousse à l’autoévaluation. Je n’appartiens pas à cette branche de cinéastes qui lancent un film et commencent tout de suite le suivant. Après avoir fini un film, j’en deviens moi-même spectateur. J’essaie de le découvrir avec le public. L’initiative d’un film n’a rien à voir avec de la stratégie. On ne doit pas nécessairement savoir pourquoi on se sent attiré par une image, un tableau, une idée. L’attirance suffit. Je suis encore moins un artiste mystique qui crée et ensuite se tait. Après, j’ose quand même me demander ce qui m’a inspiré.

Vous introduisez pas mal d’histoires et de sentiments personnels dans vos films. Est-ce que cela ne gêne pas l’autocritique ou l’autoanalyse ?
Suleiman  : Je suis un sujet d’étude que j’étudie. Cette étude est émotionnelle. Le travail et les sentiments sont indissociables. Je ne suis pas tellement critique envers moi-même. Je n’ai pas de regrets quand je revois mes films. Je vois l’œuvre comme la production de cette personne que j’étais à ce moment-là et dans ces conditions-là. Il faut oser se mettre à nu devant le spectateur. À la seconde où l’on commence à jouer ou à manipuler, on se trahit. Je plaide pour une sincérité totale. Cela demande du travail car l’homme est un champion de la dissimulation. Mais ça paie. Celui qui ose se mettre à nu trouvera la satisfaction même s’il échoue. Car au moins, il aura essayé.
(Le temps qu'il reste)

Pourquoi êtes-vous devenu réalisateur et pas écrivain ou poète ?
Suleiman  : Une longue histoire en résumé : j’étais un enfant qui traînait en rue, un marginal qui ne savait pas quoi répondre quand on lui demandait ce qu’il voulait faire plus tard. À Nazareth. Dans une famille où presque tout le monde s’en tirait bien. J’ai dit que je voulais faire du cinéma, sans savoir ce que ça voulait dire vraiment. Ça n’avait rien à voir avec la cinéphilie ou une culture cinématographique. Écrivain ou poète, ce n’était pas envisageable. D’abord parce qu’il n’y avait aucune langue que je maîtrisais assez. Mon arabe n’était pas formidable vu que je n’étais pas un grand lettré et que je n’avais pas terminé l’école. Mon anglais était plutôt bon. Pendant quelques années, j’ai essayé d’imiter un écrivain : mon mentor John Berger. Je voulais être aussi romanesque, sophistiqué et poétique que lui, mais ma tentative était pitoyable. J’écris dans un anglais qui ressemble tellement à de l’arabe qu’il faut le lire de gauche à droite (rires).

Comment vous êtes-vous retrouvé dans le monde du cinéma ?
Suleiman  : Les circonstances ont fait que je suis arrivé à New York. Là-bas, j’ai commencé à regarder des films. J’ai découvert des œuvres avec lesquelles je pouvais m’identifier au niveau visuel. Hou Hsiao-hsien, Ozu, Bresson et beaucoup d’autres : il y avait aussi un cinéma qui parlait ma langue. Leurs personnages ressemblaient à des gens que je connaissais de Nazareth. Les gens de Nazareth qui sont toujours assis sur leur balcon ressemblent comme deux gouttes d’eau au couple de Voyage à Tokyo d’Ozu. J’ai vu beaucoup de liens entre la spiritualité asiatique et Nazareth. L’aliénation comme conséquence de l’arrivée de la modernité. Israël qui s’introduit dans leur vie avant même qu’ils ne savent ce que cela signifie. Un faux progrès : penser qu’on s’améliore en remplaçant un vieux meuble par de la camelote bon marché. Je me suis complètement identifié avec un langage visuel et j’ai commencé à penser que moi aussi je pouvais m’exprimer comme ça. J’ai toujours eu une tendance à raconter. Quand je regarde en arrière, je peux dire que c’est mon seul vrai talent : raconter des histoires. Enfant, je parlais beaucoup. Une histoire après l’autre. Parfois, j’inventais sur place. Je pouvais faire pleurer ou rire ceux qui m’écoutaient. Devant des amis, un public acquis, je pouvais être très en forme. Alors les paroles sortaient toutes seules de ma bouche, mot de la fin inclus. En parenthèses, j’en suis toujours capable aujourd’hui.
L’été dernier est sorti 7 Days in Havana, un film collectif avec des contributions de Benicio Del Toro et de Gaspar Noé, notamment. La vôtre était l’une des rares que j’ai appréciées. En tant que non-initié, vous n’avez rien essayé de dire sur La Havane. Parce que trop de réalisateurs étrangers ont raté leur coup en Palestine ?
Suleiman : Ça a probablement joué. Parce que je suis palestinien et par conséquent familier avec des représentations erronées, je suis mieux armé pour être attentif à l’arrogance et au paternalisme. Mais ce n’est pas la seule raison. Mon cinéma est tout simplement comme ça. Je ne sais pas être paternaliste. Je laisse toujours au spectateur assez d’espace pour comprendre un tableau de différentes manières. Le cinéma linéaire, narratif m’ennuie.

De la même manière que vous avez reconnu Nazareth dans Voyage à Tokyo, les spectateurs du monde entier se reconnaissent dans Le temps qu’il reste. Vous voulez dépasser le « local ».
Suleiman : Si vous n’avez vu qu’un film qui vous apprend quelque chose sur la Palestine, alors j’ai échoué. Nous avons tous des mères qui meurent, des pères qui tombent malade. Nous partageons tous le fait de naître et de mourir. C’est là qu’on peut laisser derrière soi le provincialisme. Si on est sincère alors on peut partager un moment intime, mélancolique, tragique ou drôle avec quelqu’un qui vit de l’autre côté de la planète. Le cinéma, c’est la solidarité, le réconfort, l’amitié. Je ne fais pas des films pour les Palestiniens, je fais des films pour les partager avec le monde, pour réconforter, pour réaliser une sorte d’amitié, pour communiquer et en tirer du plaisir.

Il faut aller frapper à une autre porte pour avoir une analyse géopolitique.
Suleiman : J’espère qu’on m’épargnera un regard anthropologique sur mes films. J’essaie autant que possible d’éviter l’information. Cela frustre beaucoup de gens. Ils se plaignent qu’ils n’ont rien appris de nouveau. Ma réponse est toujours la même : je ne suis pas un prof, encore moins un prédicateur. Je ne viens pas expliquer un conflit. Ne me demandez pas ce que je fais, demandez-vous ce que je fais. Je ne représente rien ni personne. Mais je suis indissociable de mon œuvre et inversement. C’est comme le corps et l’âme.

Elia Suleiman • Cyclus Elia Suleiman: 6 > 10/3, Cinematek; An evening with film director Elia Suleiman: 12/3, Bozar; Carte Blanche Elia Suleiman: 27/3 > 28/4, Cinematek, www.cinematek.be

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