Fabrice Luchini, le maître et l’élève

Niels Ruëll
© Agenda Magazine
10/10/2012
Il s’en est fallu d’un cheveu que Fabrice Luchini ne devienne coiffeur. Ce fils d’immigrés italiens a choisi au tout dernier moment une existence au service des mots. Cela fait déjà plus de 40 ans qu’il se produit en tant qu’acteur – pardon, en tant qu’interprète – au théâtre et au cinéma. Aujourd’hui, on le retrouve dans Dans la maison, le dernier Ozon.

C’est avec un morceau de gâteau que Fabrice Luchini veut se récompenser pour cette épuisante journée d’interviews. Les journalistes français se succèdent pour le cuisiner. L’ancien disciple d’Éric Rohmer est sous les feux croisés des projecteurs. Ses seuls en scène sur des textes de La Fontaine, Nietzsche, Céline ou Baudelaire attirent toujours beaucoup de monde. Il joue soudain dans des films à succès comme Potiche et Les Femmes du 6e étage. Dans quelques semaines, on le découvrira en Jules César dans Astérix et Obélix: au service de Sa Majesté. François Ozon lui a confié l’un des deux rôles principaux dans son tout nouveau film, très ozonien, Dans la maison. Luchini, spécialiste en personnages décalés, y joue un professeur de français qui retrouve son enthousiasme d’autrefois lorsque, au milieu de la masse, il tombe sur une rédaction pleine d’esprit. Il encourage vivement le jeune auteur présumé à continuer à écrire, mais estime mal les dramatiques conséquences. Le jeune élève semble jouer avec lui et pénètre de plus en plus profondément dans la maison d’une famille de la classe moyenne d’un des garçons de sa classe qui le fascine et qui constitue le sujet de ses textes. Plus le temps avance, plus il est difficile de savoir où s’arrête la réalité et où commence la fiction.
Luchini est fatigué de discuter, mais entre lui et le gâteau se trouve encore un obstacle : un journaliste belge. Un journaliste qui, en tant que néerlandophone, ne le connaît que par ses films. La première question lui reste en travers de la gorge.

J’ai vu que vous faisiez la couverture de Télérama, avec ce surnom : « le Zorro des mots ». D’où vient cette réputation ?
Fabrice Luchini : C’est à vous de voir, mon chéri. Zorro, qu’est-ce qu’il faisait à votre avis ? Il sauvait ! C’est un défenseur. (À son agent: C’est la journée quand-même !) Je fais mon métier d’acteur. Acteur, ça a plutôt à voir avec des mots, non ?

Vous collaborez pour la deuxième fois avec François Ozon, mais je peux imaginer que c’était une autre paire de manches : vous endossez ici le rôle principal. Dans Potiche, vous jouiez les seconds couteaux. Monsieur Pujol était même un peu caricatural.
Luchini : Mais c’est une caricature. C’est ce qu’on appelle « un emploi » : l’emploi du mari abject. Ça se joue de manière très mécanique. Ozon m’a donné un rôle qui est un vrai cadeau. Tourner avec Ozon, c’est déjà un cadeau. Jouer un prof, c’est pas mal. Jouer avec Kristin Scott Thomas, c’est délicieux. Travailler avec un jeune talent, c’est un plaisir.
Vous alternez des scènes avec Kristin Scott Thomas, qui a des tonnes d’expérience, et des scènes avec Ernst Umhauer, qui en est à ses débuts. Vous vous adaptez à chaque cas ?
Luchini : Voilà encore une manifestation du cadeau. La tessiture sonore répond à la tessiture de l’actrice et c’est merveilleux. J’adore donner la réplique à toutes les couleurs différentes entre Kristin Scott Thomas et Ernst Umhauer. Ce n’est pas une question d’adaptation, c’est la quintessence de mon métier. Et puis, ça change. Puisque vous ne savez pas tout : je fais beaucoup de one man shows littéraires sur les grands écrivains français. Là, je suis seul sur scène. Je m’adapte à vous qui êtes flamand et qui ne savez pas trop ce que je fais. J’ai beaucoup joué en Belgique francophone. L’accueil y est encore plus chaleureux. Je suis un acteur qui est « spécialisé » dans la langue. L’obsession de la langue française. D’où le titre du Télérama : « le Zorro des mots ». Maintenant, est-ce que les mots sont à ce point-là qu’ils ont besoin d’un sauveur ? Ça, je ne sais pas.

Dans Dans la maison, vous jouez donc un personnage qui est proche de vous. Germain défend ardemment les lettres françaises.
Luchini : Ozon m’a sûrement donné le rôle parce qu’il pensait que je pouvais faire ce que je fais au théâtre. À vrai dire, je ne sais pas trop enseigner. Je le fais de temps en temps, dans des cours de théâtre. Mais je n’ai pas envie d’être professeur. Je n’ai pas la patience. Il vous faut également une abnégation de soi qui me trouble un peu.

Mais vous ressentez le besoin de transmettre votre amour pour les mots ?
Luchini : Je ne sais pas si c’est le besoin de transmettre. Il y a des livres merveilleux et des auteurs extraordinaires et mon métier consiste à dire leurs mots. J’aime mon métier si je me situe comme un interprète. Quelle est la différence entre un interprète et un acteur ? Dans ce métier, j’aime la possibilité de restituer - et non détruire - ce qui a été écrit par l’auteur. Ce n’est pas modeste mais lucide ! Quand vous êtes serveur dans un restaurant, vous n’allez quand même pas foutre vos mains dans le plat, c’est dégueulasse. Un grand serveur amène le plat et disparaît dès que les gens sont contents. Un acteur doit avoir l’aptitude de disparaître derrière l’auteur. Il doit alterner l’absence et la présence.

Quand avez-vous découvert cela ?
Luchini : Je le sais théoriquement depuis 40 ans. J’essaie de m’en approcher depuis mes 50 ans. Au cinéma, c’est beaucoup moins compliqué qu’au théâtre. C’est un art beaucoup plus passif. On vous choisit. Si le metteur en scène se trompe, c’est de sa faute. Une fois sur le plateau, je suis très obéissant. Le cinéma est plus facile et paie plus. Narcissiquement c’est aussi plus valorisant : il y a ta photo partout. Mais tu ne fais pas grand-chose. Si tu ne fais que du cinéma, tu deviens con comme un balai. Au théâtre, je suis le patron, au cinéma, l’employé.
Est-ce que vous analysez un personnage comme ce curieux professeur ?
Luchini : Je n’analyse jamais un personnage. Je travaille uniquement à l’oreille. Mais chacun fait comme il veut, c’est le résultat qui compte. Il y en a qui pensent à leur personnage, qui construisent un personnage. Moi je ne fais rien de tout ça. Pour moi, la psychologie ne sert à rien. Mon oreille décide du rythme, de la rapidité, de la lenteur. Je travaille comme quelqu’un qui aime la musique. Je travaille uniquement au son. Je cherche la bonne note. Je me prépare un peu, mais je suis surtout disponible. Le metteur en scène doit me dire ce qu’il faut faire. Je n’arrive pas avec une construction et des idées préconçues. Au cinéma, je m’absente, au théâtre, je me « surprésente ».

Cela fait longtemps que vous êtes dans le circuit. Vous vous souvenez encore de tous vos films ? Vous pourriez en citer deux qui vous restent particulièrement en mémoire ?
Luchini : J’ai commencé en 1970. Il y plus de 40 ans. Incroyable ! Je pense que je connais encore tous mes films. Il n’y en a pas tellement. Ce n’est pas comme Depardieu, qui a dû faire 250 films. Par contre, j’ai fait plus de théâtre que Gérard. Je suis fier du Colonel Chabert, de Beaumarchais, l’insolent, de Confidences trop intimes. Deux films ont compté de manière radicale : La Discrète et Les Nuits de la pleine lune.

Les Nuits de la pleine lune est l’un de vos six films avec feu Éric Rohmer. C’était l’un de vos maîtres ?
Luchini : Il était plus que ça. Il a fait de moi un acteur, il m’a mis dans ce métier. Je lui dois tout. C’est comme Jean-Pierre Léaud et François Truffaut. Elles sont bonnes vos questions. Encore une !

Le gâteau là-bas vous attend et il a l’air délicieux...

Dans la maison ●●●

FR, 2012, dir.: François Ozon, act.: Fabrice Luchini, Ernst Umhauer, Kristin Scott Thomas, Emmanuelle Seigner, 105 min.

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