Les dernières miettes d’humanité

Niels Ruëll
© Agenda Magazine
21/03/2012
Avec Le Retour (2003) et Le Bannissement (2007), le Russe Andreï Zviaguintsev s’est fait une place dans le peloton de tête des réalisateurs majeurs du cinéma d’art et d’essai. S’il est vrai qu’Elena est un peu moins bluffant visuellement et moins monumental que ses deux premiers films, ce troisième long métrage frappe à peine moins fort.

Elena, une infirmière qui a dépassé la fleur de l’âge, est mariée à Vladimir, un vieil homme très riche. Le fils d’Elena, né d’un précédent mariage, vit dans la pauvreté. Pour éviter que son petit-fils n’intègre l’armée, elle a encore plus besoin d’argent que d’ordinaire. Vladimir refuse d’accéder aux supplications d’Elena et de mettre la main au portefeuille. Riche ou pauvre, dans la Russie des grandes villes, il faut prendre un loupe pour trouver les dernières miettes d’altruisme et de chaleur humaine. Ce film profondément noir a décroché le Prix spécial du jury de la section Un Certain Regard au Festival de Cannes et, plus tard, le prix principal du Festival du Film de Gand, au cours duquel Zviaguintsev a pu dégager trois quarts d’heure pour Agenda.

Le Retour et Le Bannissement avaient quelque chose d’intemporel. Elena semble davantage lié à l’actualité.
Andreï Zviaguintsev: Pourquoi ? Je trouve sincèrement qu’Elena aussi aurait pu se passer n’importe quand et n’importe où. On aurait pu situer l’intrigue au XIXe siècle en Grande-Bretagne. Il a même été question d’un film avec
des acteurs et un réalisateur anglais. Pendant le tournage, le film a pris un caractère contemporain. Les conflits avec Moscou et les problèmes actuels avec la Russie se sont glissés à pas feutrés dans le film. Ce n’était pas prémédité.
Est-ce que le profond fossé entre riches et pauvres n’est pas un facteur important?
Zviaguintsev: La société russe est malade. C’est pour cela qu’au final il était effectivement important qu’Elena se passe dans le Moscou et la Russie d’aujourd’hui. Cependant, je n’ai pas du tout voulu accentuer ce fossé entre riches et pauvres. Je ne voulais pas. Ce fossé existe, on ne peut pas le nier et cela rend le film douloureusement évident. Il n’existe pas de classe moyenne. Il y a une élite qui prend son petit-déjeuner à Monaco et qui à midi est à nouveau au bureau à Moscou et puis il y a les gens qui connaissent la pauvreté et qui ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Mais en fait, j’en ai marre de parler de ce sujet. Il y a eu pas mal de remous dans la presse russe autour de ça. Pour moi, le film ne traite pas de la grande différence entre les classes sociales, je voyais seulement une histoire sur l’âme d’une femme. Je trouve ça ennuyeux que les journalistes se braquent et ne voient que la lutte entre riches et pauvres.
Dans vos trois films, les relations entre parents et enfants sont abordées explicitement. Vos idées ont-elles évolué à ce sujet?
Zviaguintsev: Ma vision sur la relation entre parents et enfants est restée inchangée. Mais la situation dans chacun des films est fondamentalement différente. Dans Le Retour, la relation est métaphorique et universelle : l’enfant entre dans le monde des adultes. C’est un processus inéluctable. Dans Elena, l’enfant est la création pas vraiment souhaitée des parents. Les enfants sont déjà des adultes, ils sont les produits des désirs des parents.
Les enfants modifient la relation entre l’homme et la femme. Ils sont dans leur chemin.
Zviaguintsev: Mais dans ce film, il n’est pas question d’une relation amoureuse entre Elena et Vladimir. Elle s’occupe de lui, il l’entretient. C’est un échange de bons procédés. Lorsqu’ils se sont rencontrés dix ans plus tôt, il a peut-être été question d’amour et de désir. Mais maintenant, c’est chacun pour soi. Ils ont besoin l’un de l’autre, ils s’utilisent l’un l’autre. Si Elena n’avait pas de fils avec de gros problèmes d’argent, peut-être qu’ils sauveraient encore les apparences, peut-être qu’ils agiraient comme s’il y avait encore une relation amoureuse. Le fils met les contours de cette relation en lumière : ce qu’ils veulent l’un de l’autre est évident. Quelque part, c’est plus honnête.
Le film s’ouvre sur le long plan d’un arbre devant une maison.
Zviaguintsev: Je proteste ! C’est parce qu’il ne se passe pas grand-chose qu’on dirait que c’est un long plan. Il y a même des spectateurs qui pensaient que le film s’était arrêté (rires).
Je proteste! Il se passe plein de choses.
Zviaguintsev: En effet. Le soleil se lève. La lumière fait son apparition. J’ai choisi cette image avec l’arbre en ouverture parce qu’elle montre la ville endormie qui se réveille lentement après l’aurore. Elena se prépare, ouvre les rideaux, la lumière pénètre à l’intérieur. Je le fais de manière progressive pour montrer le passage de la nature morte à la vie en mouvement. La dernière image du film est à nouveau celle d’un arbre. Cette fois, le soleil se couche. La vie continue... Il ne faut pas chercher plus de symbolique là-derrière.
Le Bannisement était rempli de plans magnifiques de paysages, de ruisseaux, de gouttes d’eau... La violence des éléments naturels ne vous a pas manqué pendant le tournage d’Elena?
Zviaguintsev: Cette chambre d’hôtel est elle aussi assez terne. Qu’est-ce qui est important ici ? Que nous soyons là. Donc, en tant que réalisateur, je me concentrerais là-dessus. La nature ne m’a pas manqué. Comme l’a dit Ingmar Bergman : le plus important, c’est l’expression du visage des gens et les relations réciproques entre les personnages.
Le réalisateur suédois du Septième sceau et de Cris et chuchotements est-il un modèle pour vous?
Zviaguintsev: J’aime Bergman. Je ne peux pas imaginer que l’on puisse faire du cinéma sans aimer Bergman. À 17 ans, je suis allé voir un de ses films. En sortant de la salle, un ami m’a fait remarquer que ma chemise était trempée de larmes. La relation entre la mère et l’enfant m’avait tellement ému. La mère n’aimait pas son enfant. J’étais moi-même enfant unique et j’avais toujours eu l’impression d’être la chose la plus importante dans la vie de ma mère.
Bergman n’avait pas peur des grands sujets et des questions existentielles. Vous non plus, vous ne les évitez pas.
Zviaguintsev: Pourquoi devrais-je avoir peur des grandes questions ? La vie est si courte. Il est important de réfléchir sur Dieu, la religion, les relations, le sens de la vie. Comment vit l’homme ? Comment s’accommode-t-il des autres ? Comment se comporte-t-il envers Dieu ? Ce sont tout simplement les questions les plus importantes de notre existence.
Les réalisateurs qui traitent de cela sont vite considérés comme prétentieux.
Zviaguintsev: Ça ne me fait pas peur. J’ai volontairement inséré une scène où Elena se rend à l’église pour allumer un cierge. On comprend que c’est la première fois. Elle doit demander une explication. On voit ça de plus en plus souvent en Russie. Les gens ne sont plus des croyants pratiquants, mais dans les grands moments, ils se tournent à nouveau vers l’Église. C’est ce qu’on leur a appris. En fait, ils ne sont pas croyants mais ils se raccrochent aux traditions. C’est dans notre nature.
Elena aurait-elle pu éviter la chute?
Zviaguintsev: (Il soupire profondément) L’homme a toujours le choix, il y a toujours une autre possibilité. Les choix que l’on fait décident de qui on est. Nous avons une conscience. Dans Le Bannissement, l’homme dit à la fin qu’il ne se rend que trop bien compte de ce qu’il a fait (obliger sa femme à avorter et la pousser vers la mort, NDLR).
L’homme est un être cruel.
Zvyagintsev: J’espère que Dieu s’en rend compte.
Elena •••
RU, 2011, dir.: Andrei Zvyagintsev, act.: Nadezhda Markina, Andrey Smirnov, 110 min.

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