Margarethe von Trotta : à propos d’Hannah Arendt

Niels Ruëll
© Agenda Magazine
24/04/2013
Au début des années 60, la philosophe germano-américaine Hannah Arendt est à Jérusalem pour suivre le procès d’Adolf Eichmann. Elle est frappée de constater que ce criminel de guerre nazi n’est pas le mal incarné. Il s’agit plutôt d’un médiocre bureaucrate qui obéit aux ordres sans réfléchir. Les idées d’Arendt à propos de la « banalité du mal » provoqueront d’énormes controverses... qui inspireront un film à la réalisatrice allemande Margarethe von Trotta.

Margarethe von Trotta a un faible pour les femmes qui ont marqué l’histoire. Après une carrière d’actrice, notamment pour Rainer Werner Fassbinder, elle a réalisé des films sur la révolutionnaire marxiste Rosa Luxemburg, la mystique Hildegard von Bingen ou des filles de la Faction Armée Rouge. Elle parle avec passion de son film sur Hannah Arendt. Cette philosophe juive à l’intelligence exceptionnelle a vécu une liaison dans les années 20 avec le philosophe Martin Heidegger. Alors qu’il devenait un des idéologues du nazisme, Arendt choisit de partir pour New York. En 1951, Hannah Arendt impose sa pensée avec The Origins of Totalitarianism. Mais von Trotta se concentre sur un autre chapitre de sa vie : la philosophe avait été vivement attaquée pour son analyse de la banalité du mal lors du procès d’Adolf Eichmann.

Quand avez-vous entendu parler d’Hannah Arendt pour la première fois ? À l’école ?
Margarethe von Trotta : Certainement pas à l’école. Il n’y a pas de place pour la philosophie dans l’enseignement secondaire en Allemagne. Et, même à l’université, on ne m’a pas parlé d’Hannah Arendt. Je l’ai découverte quand je préparais Rosenstrasse (son film de 2003 sur les femmes non juives qui protestaient à Berlin dans la Rosenstrasse pour qu’on libère leurs maris juifs NDLR). Le film a été tourné en 2002, mais les préparatifs avaient commencé dix ans plus tôt. Je voulais tout savoir sur l’histoire d’Israël, les juifs, le national-socialisme. Je menais mon enquête et c’est à ce moment que j’ai lu le livre d’Hannah Arendt sur Adolf Eichmann.



Quelle est l’aura d’Hannah Arendt aujourd’hui ?
Von Trotta : Sa pensée est très respectée. Mais, en 1968 et pendant les années 70, elle était une cible pour les cercles de gauche. Dans son livre, elle avait considéré d’un même œil le communisme totalitaire et le national-socialisme, ce qui la rendait infréquentable. Ce n’est qu’après la chute du mur qu’Hannah Arendt a pu faire son retour dans la culture et les débats intellectuels.

Sur quels livres, documentaires ou interviews vous êtes-vous le plus basée ?
Von Trotta: Vous écrivez des e-mails et vous ne vous souvenez plus qu’avant, les gens s’échangeaient de longues lettres. En lisant une correspondance, on peut deviner beaucoup de choses à propos des caractères et des modes de pensée. Les lettres forment une mosaïque de la personnalité. Je me suis plongée dans la correspondance d’Hannah Arendt. Elle échangeait des lettres avec Karl Jaspers, Martin Heidegger, Kurt Blumenfeld, Mary McCarthy et son époux Heinrich Blücher. Tous des personnages du film.

Son plus grand mérite est la formulation d’une idée. Comment l’avez-vous traité au cinéma ? La réflexion n’est pas facile à traduire en images.
Von Trotta : Un film comme celui-ci, l’important c’est de vouloir le commencer (rire). Cela exige du courage et une grande dose de naïveté. L’art ne se fabrique pas. Il faut l’approcher et l’accepter. On se plonge dans un tunnel et on espère voir une lumière à la fin.
La scénariste américaine Pam Katz et moi avions envie depuis des années de raconter toute la vie d’Hannah Arendt. Mais ce n’est pas possible en l’espace de deux heures. On aurait dû sauter d’événement en événement, comme dans un film d’action. Et cela n’aurait pas pu traduire l’essentiel : la profondeur de sa pensée. Nous avons décidé de nous concentrer sur les quatre années du procès d’Eichmann et sur la controverse qu’a provoquée le livre. Au début, le titre du film devait être The Controversy.

Je ne comprends pas vraiment pourquoi ses idées à propos de la banalité du mal ont été si controversées. Elle a simplement raison : Eichmann n’était pas une incarnation du diable, mais un bureaucrate médiocre.
Von Trotta: À l’époque, les gens n’étaient pas aptes à l’entendre. Eichmann était le diable, la personnification du mal. L’approche était nouvelle : un criminel de guerre pouvait aussi être un monsieur-
tout-le-monde incapable d’avoir son propre jugement.
Petite parenthèse : Hannah n’a pas imaginé seule l’expression « la banalité du mal ». C’est son mentor Karl Jaspers qui lui a suggéré la formule.

Saviez-vous que ses articles et son livre à propos d’Eichmann avaient fait autant de bruit ?
Von Trotta : Pour Hannah Arendt, dire ce que l’on pense était la plus normale des choses. Elle n’avait pas peur de la polémique. Elle correspondait avec sa bande d’intellectuels. Ou les invitait à la maison pour une discussion ouverte, mais très animée.
Mais elle n’avait pas soupçonné que ses idées allaient provoquer autant de réactions. Elle a aussi été très mal comprise et méprisée par des gens qui n’avaient même jamais lu son œuvre. Mais je ne pense pas qu’elle aurait changé une seule virgule si elle avait su tout le bruit que cela allait provoquer.

Votre film est un plaidoyer pour la réflexion personnelle. C’est le cœur du message d’Arendt ?
Von Trotta : « Personne n’a le droit de se soumettre », écrivait-elle dans l’introduction d’Eichmann à Jérusalem. Il faut penser par soi-même ! Voilà ce que nous dit Hannah Arendt. Il y a une phrase marquante dans son œuvre : « Denken ohne Geländer ». Penser sans aide. Monter l’escalier sans prendre la rampe. Cela paraît simple, mais le faisons-nous ? C’est si facile de suivre, de reprendre ce que les autres disent et recommandent. Pensez à la mode, à la publicité, mais aussi aux idéologies. On vous dit ce qu’il faut porter, ce qu’il faut penser et on avale tout. L’offre d’opinions prémâchées est si grande que nous ne prenons pas le temps de réfléchir.

Avez-vous toujours pensé comme cela ?
Von Trotta : J’ai toujours été une rebelle. Je me méfie quand quelqu’un me dit ce que je dois penser. Mais je n’ai certainement pas la même maîtrise de pensée qu’Hannah Arendt. Je suis une soixante-huitarde. J’étais de gauche et j’aurais même pu devenir terroriste, mais je n’ai pas été si loin. Et pourtant je pense aujourd’hui, avec le recul, que j’aurais pu mieux utiliser ma propre pensée à l’époque. Je me suis laissée entraîner. Mais c’était une époque stimulante.

Hannah Arendt ●●
DE, FR, 2012, dir.: Margarethe von Trotta, act.: Barbara Sukowa, Axel Milberg, Janet McTeer, 113 min.

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