Nabil Ben Yadir : de Molenbeek à l’Élysée

Niels Ruëll
© Agenda Magazine
27/11/2013
(© Kris Dewitte)

Celui qui pensait que ça allait s’arrêter au succès des Barons se prend une dérouillée. Une fameuse. Nabil Ben Yadir continue sa marche en avant de manière spectaculaire. Avec le populaire La Marche, il rappelle à la France les jeunes qui ont apporté avec leur marche pacifiste une lueur d’espoir dans la sombre année 1983. Cela a même amené le ket de Molenbeek chez le président François Hollande. « Il trouvait ça ironique que ce soit un Belge qui ait dû faire ce film ».

L’année 1983 : les violences racistes sont quotidiennes en France, il y a régulièrement des morts, on ne compte plus les brutalités policières. Un jeune homme blessé par balle par la police, habitant des Minguettes, un quartier défavorisé de la banlieue de Lyon, veut réagir sans violence. Avec l’aide d’un pasteur et inspiré par Gandhi et Martin Luther King, il organise une marche pour l’égalité et contre le racisme. L’idée est d’aller de Marseille à Paris. Ils partent à quatre pelés et un tondu mais se retrouvent à Paris avec plus de 100.000 personnes. Le mouvement est le premier du genre. Et qui ranime cet épisode oublié de l’histoire dans un road-movie avec des stars comme Jamel Debbouze et Olivier Gourmet ? Nabil Ben Yadir, la fierté de Molenbeek.
La France est un pays voisin et en 1983, vous aviez 3 ans. Pourquoi avez-vous voulu remettre à l’honneur cette marche oubliée ?
Nabil Ben Yadir : Tout le monde connaît Gandhi et Malcolm X, mais personne ne connaît ces jeunes - ils auraient pu venir de Molenbeek - qui, après une bévue policière, ont réagi de manière non violente et ont organisé une marche pour l’égalité et contre le racisme. C’est très cinématographique. Si ça avait été moi, ce jeune avec une balle de la police dans le ventre, très honnêtement, je n’aurais pas organisé une marche sans violence. Ce qu’ils ont fait, c’est tellement contraire à l’image qu’on a de la jeunesse des banlieues françaises. Ou de Schaerbeek. Ou de Molenbeek. Les marcheurs étaient influencés par Gandhi après avoir vu le film (sorti en 1982, avec Ben Kingsley dans le rôle-titre, NDLR). Autrement dit, leur histoire commence avec le cinéma et elle s’achève aujourd’hui avec le cinéma. Je voulais leur rendre hommage en livrant un vrai film « cinématographique ».

Ben Hamidou a témoigné cet été dans le journal Brussel Deze Week au sujet de la terreur raciste de sa jeunesse. À quel point les années 80 ont-elles été sombres ?
Ben Yadir : Dans les années 80, je ne pouvais pas me promener à l’intérieur de City 2. Le personnel de sécurité était à l’époque constitué d’extrémistes. Après coup, on s’est rendu compte qu’ils avaient des liens avec des groupements néonazis. On n’osait pas rentrer dans City 2. C'est pourquoi aujourd'hui on y traîne du matin jusqu’au soir. Par pure compensation (rires). Mais sérieusement : il y avait beaucoup de violence et on ne parlait jamais d’injustice. Il suffit de penser à Roger Nols, le bourgmestre de Schaerbeek qui s’est fait photographier devant la maison communale sur un chameau et qui a accueilli Jean-Marie Le Pen. En France, c’était l’été des Tontons Flingueurs. Tous les deux jours, quelqu’un était tué à cause du racisme. Les coupables n’allaient pas en prison, ou seulement pour quatre mois. Dans le film, on mentionne un garçon de 9 ans sur lequel on a tiré parce qu’il jouait avec des pétards la veille de la fête nationale. Le responsable a été libéré après cinq mois. Il existe un livre, Arabicides, avec 200 pages reprenant le nom, l’âge et la manière dont la victime arabe a été tuée. 200. C’était la France de l’époque.
Aujourd’hui c’est impensable.
Ben Yadir : Certaines chose se sont améliorées, d’autres ont empiré. En France, il y a des parents qui encouragent leurs enfants à balancer des bananes à la ministre Christiane Taubira et qui la traitent de guenon. Est-ce que ça ne rappelle pas de sombres souvenirs ? Je trouve ça hallucinant. La France crie au scandale lorsqu’on lance des bananes à la ministre italienne de l’Intégration Cécile Kyenge, mais quand ça se produit chez elle, c’est beaucoup plus calme. Dans les années 80, les racistes te criaient dessus dans la rue. Aujourd’hui, ils portent un joli costume et ils gagnent un salaire en tant que membre du parlement. La xénophobie et le discours raciste ne sont plus limités aux partis extrémistes. On les retrouve aussi dans les partis dits démocratiques. Certains partis semblent même fondés sur la constatation qu’on ne pouvait rien faire avec le Vlaams Belang. Je ne vais pas mettre de nom là-dessus mais j’aimerais bien revenir dans un prochain film sur le « danger D ». De Wever, Dedecker, Dewinter et leur gourou Dalrymple. Ils la jouent plus intelligemment qu’avant. Ils ont compris l’importance de la communication. Leur discours simple et populiste marche. Tout le monde comprend tout de suite ce qu’ils veulent dire. Alors que de nombreux politiciens démocratiques se perdent en théories, en mauvaise poésie et en intellectualisme. Ils utilisent des mots qu’eux-mêmes comprennent à peine. Alors moi je décroche.

Dans La Marche, vous désamorcez les tensions avec de l’humour et des moments légers. Dans Les Barons, vous dédramatisiez aussi la situation avec de l’humour. J’y vois une stratégie.
Ben Yadir : Je ne veux pas de films qui font seulement rire ou seulement pleurer. La vie n’est pas comme ça. On rit aussi dans les moments difficiles. Et puis c’est trop facile de débouler seulement avec de la violence ou des émotions bon marché. Il faut pouvoir de temps en temps reprendre son souffle. Je m’arrête si je ne peux pas rire de temps en temps. L’humour n’est pas péjoratif. Beaucoup de réalisateurs ont peur de l’humour. Me dire après avoir vu le film que je suis un homme sérieux qui fait des films sérieux, je trouverais ça blessant. Je fais des films que j’aime bien voir. J’ai grandi avec le cinéma populaire et il y a presque toujours de l’humour là-dedans. Je ne connaissais pas les grands réalisateurs. Truffaut, je croyais que c’était une marque de chocolat...
(© Kris Dewitte)

Dans une école de cinéma, cela vous aurait été lourdement reproché.
Ben Yadir : Je suis un enfant de Louis de Funès, de certains films de Luc Besson et de Martin Scorsese. Est-ce que l’Insas aurait quand même bien voulu de moi ? Est-ce qu’on peut rentrer dans une grande école de cinéma si on aime les comédies françaises ? Le cinéma est élitaire. Avant plus qu’aujourd’hui. Je n’avais pas de référence. Je ne connaissais ni les frères Dardenne ni Henri Storck. Je regardais les films qui faisaient rire tout le monde. Peut-être que dans une école comme ça l’intellectualisme et le sérieux du cinéma me seraient sortis par les oreilles. Lorsque j’ai dû associer pour la Cinematek Les Barons a un film qui m’avait influencé, j’ai choisi Les Aventures de Rabbi Jacob. C’était la première fois que ce film y était projeté. Mais est-ce que la comédie populaire ne fait pas elle aussi partie de l’histoire du cinéma ? Ce film avec Louis de Funès est très drôle même s’il aborde des sujets durs comme le racisme, l’antisémitisme, les conflits entre Juifs et Arabes.

Dans La Marche, une dizaine de rôles principaux se partagent l’attention. Il n’y en a pas que ça a fait râler ?
Ben Yadir : Olivier Gourmet avait parfois cinq jours d’affilée sans texte. C’était alors presque un figurant. Mais je viens du monde de l’usine, je ne veux pas de râleurs sur le plateau. J’ai conclu un accord avec tout le monde. Mettre son ego de côté était une condition sine qua non. Les règles du jeu étaient connues. Ils ont tous travaillé avec le minimum syndical. Jamel Debbouze est une superstar, un des hommes les plus aimés de France. Il joue dans des films qui attirent des millions de spectateurs. Eh bien il participe presque gratuitement. Il n’y avait pas de loges luxueuses. L’idée était de mettre tout l’argent dans le film : dans les décors et les costumes.
The Butler montre l’évolution du mouvement des droits civiques aux États-Unis, Marina de Stijn Coninx rappelle la manière dont ont été traités les ouvriers italiens venus en Belgique. Il y a quelque chose dans l’air ?
Ben Yadir : Il y a à nouveau tellement d’inégalité et de négativité que nous avons besoin de nous souvenir du passé. Des Afro-Américains, des ouvriers immigrés italiens dans le Limbourg, des Nord-Africains en France... J’ai l’impression qu’il y a un mouvement de résistance qui se développe, que le cinéma répond à ce qui se passe en politique. Le cinéma peut faire ça. Le cinéma est un instrument de propagande. Les Allemands l’ont utilisé. Mais qu’est-ce qui se passe si l’instrument n’est pas utilisé par l’armée ou la politique mais par des artistes qui veulent partager leur vision de l’histoire et du monde ? Ça me réjouit vraiment qu’un jeune de Molenbeek puisse déclencher un chahut dans la politique française. J’ai regardé La Marche avec le président François Hollande lors d’une projection à l’Élysée. C’était très particulier. Nous lui avons demandé de montrer le film aux écoles. Il était très ému par le film et il a dit qu’il allait se battre pour.

LA MARCHE ●●●
FR, BE, 2013, dir.: Nabil Ben Yadir, act.: Jamel Debbouze, Olivier Gourmet, Tewfik Jallab, Lubna Azabal, Vincent Rottiers, Hafsia Herzi, 125 min.

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