Consolate met en scène sa propre histoire: ‘L’adoption est toujours un traumatisme’

Sophie Soukias
07/11/2023

Connue en tant qu’actrice au service de metteurs en scène (inter)nationaux, Consolate a choisi de devenir actrice de son histoire. De se la réapproprier, enfin. Témoin du massacre de ses parents au Burundi, arrachée à ses racines à l’âge de 6 ans pour être adoptée par une famille belge, la Bruxelloise affronte ses démons dans une performance autosignée sous forme de catharsis.

Qui est Consolate?

— Consolata Ndaysaba naît en 1989 au Burundi. Longtemps, on lui dira qu’elle est la seule survivante de sa famille, exterminée pendant la crise burundaise en 1993. En 1995, elle est adoptée par une famille belge originaire de Mouscron et devient Consolate Sipérius

— En 2012, elle est diplômée du Conservatoire royal de Mons. Elle joue ensuite pour de nombreux metteurs en scène tels que Milo Rau, Céline Delbecq, Frédéric Dussenne

— En 2018, elle décide de se lancer dans un travail multiforme pour mettre en scène sa propre histoire et faire entendre la voix des adoptés transnationaux et transraciaux. En cours de route, elle apprend qu’elle est issue d’une adoption illégale et que deux membres de sa fratrie sont encore en vie

Consolate a longtemps foulé les planches en tant que Consolate Sipérius avant de se délester du nom de famille reçu par ses parents belges adoptifs. En 1995, la petite Consolata, orpheline de guerre, victime des massacres de 1993 au Burundi, devient Consolate, une enfant adoptée vivant à Mouscron. Son sort est scellé, on n’en parle plus. Sauf que la trentaine approchant – « même adultes nous restons des ‘enfants adoptés’, cette position infantilisante nous enferme dans la passivité », elle n’en peut plus d’étouffer sa voix.

Pour extérioriser sa douleur et affronter les spectres de son passé d’enfant adoptée illégalement, Consolate se lance dans un projet artistique hybride et évolutif dont la fin du premier chapitre se clôture dans la grande salle du Théâtre National sous la forme d’une performance intitulée Icirori (« le miroir » en kirundi du Burundi).

À quand remonte l’envie de mettre en scène votre histoire ?
CONSOLATE :
Cela faisait trois ans environ que je tournais partout dans le monde avec Compassion. L’histoire de la mitraillette, un spectacle de Milo Rau (metteur en scène suisse à la carrière internationale, ayant fait des traumatismes de l’humanité sa spécialité, NDLR). À l’intérieur même de ce spectacle, j’étais témoin de mon histoire que je venais raconter sur scène. Il s’agissait d’une scène de guerre que j’ai vécue à l’âge de 5 ans dans la forêt de Kwitaba au Burundi. J’ai vu mes parents mourir devant moi. Avec ma grande sœur qui me portait sur son dos, nous avons erré pendant des jours.

Comment viviez-vous de revisiter ce traumatisme à chaque représentation du spectacle ?
CONSOLATE : C’était très violent. Parfois, je n’arrivais pas à retenir mes larmes. Ce n’était pas tant de la tristesse mais le fait que j’étais en train de creuser quelque chose, de sortir du déni. C’est à ce moment-là que j’ai commencé une psychothérapie. Progressivement, j’ai pris conscience également que c’était un homme blanc cisgenre (se dit d’une personne dont l’identité de genre correspond à son sexe de naissance, NDLR) qui me mettait en scène. J’en avais assez que l’on raconte mon histoire à ma place. Je n’en pouvais plus. Je voulais raconter mon histoire à moi.

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| Dans sa performance 'Icirori', Consolate convoque les pouvoirs guérisseurs du théâtre.

Une histoire à soi, c’est le titre du documentaire de la réalisatrice Amandine Gay, la voix française des adoptés transnationaux.
CONSOLATE :
Tout à fait, en tant que personne adoptée, il faut pouvoir se réapproprier son histoire. Parce que dans les faits, l’adoption n’est pas un sujet. On n’en parle pas, si ce n’est pour dire à quel point c’est merveilleux d’avoir reçu cette deuxième chance. Ce discours humanitaire développe un sentiment de culpabilité qui vous empêche de dire quand ça ne va pas. J’ai découvert le travail d’Amandine Gay lors d’une projection à Bozar. J’étais bouleversée. Je voulais savoir comment elle, une femme noire adoptée devenue réalisatrice, avait fait pour s’en sortir à travers l’art. Parce que c’est ce que je m’étais moi-même promis de faire.

Quel âge aviez-vous au moment de faire cette promesse ?
CONSOLATE :
Dix ans. En arrivant en Belgique, je ne parlais pas français. J’ai rencontré le théâtre en apprenant le français. J’étais inscrite à l’académie et mes professeurs m’ont poussée à faire le conservatoire. Quand je jouais, quelque chose se passait en moi. Je me sentais entière et non plus dans cette dissociation qui me constituait. Petite fille, je sentais que l’art pourrait m’aider à aller mieux.

Comment se manifestait cette dissociation dont vous faisiez l’expérience ?
CONSOLATE :
La notion de dissociation est au cœur de ma performance Icirori. La dissociation, c’est l’endroit du traumatisme. Je sors de mon corps pour pouvoir supporter l’insupportable. Le 26 juillet 1995, jour de mon adoption à l’aéroport de Zaventem, j’ai senti que je me coupais en deux. J’ai compris que pour survivre, je devais devenir « autre ». Je me suis même mise à parler de moi à la troisième personne du singulier: « Consolate fait ceci, Consolate fait cela.»

‘Je n’en pouvais plus qu’on raconte mon histoire à ma place’

Consolate

Qui était cette « autre » qui avait pris votre place ?
CONSOLATE :
Jusqu’à mes 20 ans, je me voyais comme blanche et je n’avais que des amis blancs. Je savais que je ne pourrais pas changer ma couleur de peau mais je pouvais maîtriser la langue française, adopter les attitudes de mon entourage, les goûts musicaux et les tenues vestimentaires. C’était une question de survie.

Aujourd’hui, êtes-vous toujours dans la survie ?
CONSOLATE :
J’ai entamé mon spectacle Icirori pour sortir de la survie. C’est une catharsis. J’extériorise ce monde qui m’a fait souffrir. Les spectateurs prendront peut-être la place de mes parents adoptants. Et tout ce que je n’ai pas pu leur dire, je le dirai à cet endroit-là.

Comment s’est passée la rencontre avec vos parents adoptants ?
CONSOLATE :
Ça s’est mal passé parce qu’il n’y a pas eu de rencontre, justement. Parce que l’adoption transnationale et transraciale telle qu’elle est pensée ne le permet pas. Qu’importe la famille adoptive, que l’on soit adopté sur le tôt ou sur le tard, l’enfant adopté n’est pas pris comme tel, avec son bagage et son histoire. Souvent, il vient combler un manque auprès de parents qui l’ont beaucoup fantasmé avant son arrivée. Dans le cas d’une adoption plénière, c’est, d’un point de vue légal, comme si l’enfant était né à partir du moment où il avait été adopté. En arrivant à six ans en Belgique, mon passé n’existait plus. Consolata Ndaysaba devenait Consolate Sipérius. On vous arrache votre identité, on vous coupe de votre filiation biologique et on efface votre mémoire.

C’est pour retisser ce lien que vous êtes retournée au Burundi ?
CONSOLATE :
Je suis partie au mois de juillet dernier. J’appréhendais énormément ce voyage. Ça faisait peut-être trois ans que je savais où se situait le Burundi sur une carte. J’y suis allée non pas parce que j’en avais envie mais parce que je n’avais pas le choix. Retourner au Burundi, ça signifiait retourner à l’aéroport de Zaventem et prendre la petite Consolata par la main. Consolate retrouvait Consolata. Je redevenais entière.

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| « Quelle que soit ton histoire, il est toujours possible de s’en sortir », dit Consolate, qui s’apprête à jouer sa performance autobiographique Icirori sur la plus grande scène du Théâtre National.

Au Burundi, vous avez retrouvé un frère et une sœur. Or le récit de votre adoption reposait sur l’extermination de l’entièreté des membres de votre famille.
CONSOLATE :
Ma famille biologique m’a retrouvée il y a trois ans après m’avoir cherchée pendant 23 ans. Ils m’ont contactée via Messenger. La vérité est tombée de manière très brutale. On m’avait toujours dit que j’étais issue d’une fratrie de dix frères et sœurs, et que j’étais la seule survivante. Le mensonge est une double blessure pour les adoptés. Nous avons droit à la vérité. Mes parents adoptants sont aussi victimes de ce mensonge qui relève du trafic d’enfants.

Comment se sont passées les retrouvailles avec votre frère et votre sœur ?
CONSOLATE :
On n’a pas pu parler pendant une heure tellement on a pleuré. Longtemps, je me suis interdit de pleurer en public parce qu’en tant qu’unique survivante, je pensais que je n’en avais pas le droit. Ils ont séché mes larmes à la manière de parents. C’était très troublant de voir des gens qui te ressemblent comme deux gouttes d’eau alors que tu as toujours pensé que tu étais seule au monde. Le titre du spectacle Icirori (« le miroir » en kirundi du Burundi) prenait tout son sens. Dans la maison où je vivais à Mouscron, il y avait un miroir dans lequel je passais des heures à me regarder, pour savoir à qui je ressemblais.

Êtes-vous retournée sur la terre burundaise où vous viviez avec votre famille biologique ?
CONSOLATE :
Oui. Bien qu’ils habitent à une heure de là, mon frère et ma sœur n’y avaient plus remis les pieds. Retourner ensemble sur notre colline, c’était revoir ses habitants et retrouver une famille avec un grand « F ». On m’a demandé si je voulais me rendre dans la forêt adjacente de Kwitaba, là où j’ai vu mourir mes parents. J’ai dit « non » parce que je n’en avais plus besoin. Avant mon voyage, j’avais monté une exposition itinérante (à voir au Théâtre National en novembre, NDLR) dans laquelle j’avais créé une forêt symbolique où les gens venaient planter de nouvelles racines et me permettaient de m’enraciner. Cette forêt symbolique l’avait emporté sur l’espace traumatique de Kwitaba.

« On n’en parle pas, mais des enfants adoptés meurent tous les jours »

Consolate

Encore une fois, c’est l’art qui vous sauve.
CONSOLATE :
Le théâtre est l’endroit du possible. Au théâtre Les Tanneurs en 2021, j’ai rendu hommage à mes parents morts qui me suivent partout via une performance participative. Mes projets artistiques sont une ode à l’espoir. Toute ma vie, les gens m’ont regardée en se disant : « La pauvre, elle a vécu la guerre, elle a vu la mort ». Je cherche à dire que quelle que soit ton histoire, c’est possible de s’en sortir.

D’où l’importance d’organiser, en marge des performances et expositions, des rencontres entre personnes adoptées.
CONSOLATE :
La première fois que j’ai réuni des adultes adoptés, c’était dans le cadre du festival Tendresse du collectif Fatsabbats au Kaaitheater. On était tous très émus. Pour beaucoup, c’était la première fois qu’ils discutaient avec d’autres personnes adoptées. Ces rencontres doivent pouvoir se faire dès le plus jeune âge pour empêcher que les personnes adoptées se sentent vides et isolées, qu’elles se suicident même. On n’en parle pas, mais des enfants adoptés meurent tous les jours. Et je suis atterrée de constater à quel point le personnel des structures d’adoption ne questionne pas le suivi post-adoption. C’est pourquoi il était très important pour moi de collaborer avec des sociologues et des psychologues qui attestent que, quelle que soit l’expérience, l’adoption est toujours un traumatisme.

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