Scheisseimer : l'enfant et la fange

Estelle Spoto
© Agenda Magazine
14/02/2013
(© Kurt Van der Elst)

En s’appuyant sur ses dessins, Koenraad Tinel, fils de pro-nazi et frère de soldat de la Waffen-SS, raconte sur scène, avec une franchise et une simplicité désarmantes, ses souvenirs de la Seconde Guerre mondiale. 70 ans après les faits, il a enfin eu la force de se saisir et de vider son Scheisseimer, son «seau à merde».

Pendant longtemps, Koenraad Tinel n’a pas voulu parler de son enfance. Il ne voulait pas remuer ses souvenirs liés à la Seconde Guerre mondiale et à son cortège d’atrocités. D’autant plus que sa famille se trouvait dans le « mauvais camp », celui des collaborateurs, des pro-nazis, des « noirs » comme on les a appelés, ceux pour qui le débarquement des Alliés en Normandie n’était pas un immense espoir, mais une catastrophe. Et puis, poussé par ses proches auxquels il livrait parfois l’une ou l’autre anecdote, il a raconté son histoire. Pas par des mots, dans un premier temps, mais avec des outils qui lui étaient familiers : de l’encre et du papier. Ses 240 dessins sont ensuite devenus un livre, avec la complicité de l’écrivain flamand David Van Reybrouck (Le Fléau, Congo. Une histoire), et plus tard un « spectacle ». Un spectacle où tout est vrai, où celui qui raconte ne joue pas, ne ment pas. En feuilletant ses dessins, projetés simultanément sur un écran géant, Koenraad Tinel se souvient sur scène de ce qui s’est passé entre 1940 et 1946. De ses 6 à ses 12 ans. Rencontre avec un enfant de la guerre de 78 ans, dont le témoignage est tout simplement bouleversant.

Raconter votre histoire, c’était pour vous plutôt un devoir ou un besoin ?
Koenraad Tinel : Je ne l’ai pas ressenti spécialement comme un devoir. On me l’a tellement demandé que j’ai fini par le faire. Mais c’était peut-être un besoin, un besoin dont j’avais peur, mais qui, après tout, m’a fait du bien.

Aujourd’hui, vous vous sentez apaisé ?
Tinel : Apaisé, c’est un grand mot, mais je me sens beaucoup mieux face à toute cette histoire. Surtout grâce à Simon Gronowski. Lorsque j’ai présenté Scheisseimer en français, un des membres de l’Union des Progressistes Juifs de Belgique m’a demandé de venir raconter mon histoire au sein de l’organisation. C’est là que j’ai rencontré Simon Gronowski. J’avais entendu parler de ce petit garçon juif parvenu à sauter du train qui l’emmenait à Auschwitz (Gronowski a raconté son parcours dans le livre L’enfant du 20e convoi, NDLR). L’un de mes frères aînés était dans la SD, der Sicherheitsdienst, le service de renseignements. Il montait la garde à Breendonk et à la caserne Dossin, à Malines. Simon est passé par ce camp de transit, donc ils se sont probablement croisés. Parfois j’imagine une barrière de fil barbelé, avec d’un côté, mon frère, le petit ket de 16 ans qui montait la garde, et de l’autre, Simon Gronowski, le petit Juif de 11 ans qui passe devant lui. Tous les deux victimes d’une idéologie en fin de compte. Mon frère, c’était un gosse. Il avait 15 ans quand tout ça a commencé. J’y ai échappé, mais moi aussi je trouvais ça très beau ces soldats allemands qui marchaient avec leurs chaussures à clous. Je voulais avoir les mêmes. Tous les enfants jouent aux petits soldats...
Au-delà de vos différences, Simon Gronowski et vous avez beaucoup de points communs…
Tinel : C’est un petit bonhomme comme moi, assez trapu. Il a deux ans et demi de plus que moi. On joue tous les deux du piano. Nous sommes devenus des amis. On est comme des frères. Il est en train d’écrire un livre sur notre histoire et sur notre amitié. Je l’illustre avec des dessins. Au départ, comme moi, Simon ne voulait plus penser à tout ça - à sa sœur et à sa mère qui ont été brûlées, à sa famille qui a été exterminée… - il ne voulait plus en parler, il voulait vivre. Raconter cette histoire, ça me demande beaucoup, mais ça m’apporte aussi quelque chose. Je me libère d’un poids. Simon dit qu’on peut pardonner à celui qui demande pardon. Il dit aussi que surtout, il ne faut pas oublier. On ne peut pas oublier.

Dans votre cas, votre passé est sans doute encore plus lourd à porter, puisque vous étiez « du côté des mauvais ». Vous en avez discuté avec votre père après la guerre ?
Tinel : Mon père était quelqu’un de très honnête, très droit, mais aussi très naïf. C’était aussi un négationniste absolu, il ne voulait pas croire que les Allemands avaient tué tant de Juifs. On ne savait pas discuter avec mon père, il trouvait toujours qu’il avait raison. Je ne suis pas le genre de type qui veut avoir raison. Je ne lui ai jamais posé de grandes questions. Maintenant, je pourrais peut-être le faire, mais mon père est mort depuis 50 ans. J’ai compris, quand j’avais 15-16 ans, que ce n’était pas juste tout ça. Mais je n’en parlais pas. Comme je l’ai dit, pendant longtemps, j’ai essayé de pas penser à cette époque-là.


Koenraad Tinel - Bio Express
1934 : Naissance à Gand. Son père est sculpteur, son grand-oncle est le compositeur Edgar Tinel.
1944 : Débarquement des Alliés en Normandie. La famille Tinel fuit vers l’Allemagne.
1946 : Retour à Gand. Les Tinel sont ruinés. Le père et les deux frères aînés sont condamnés à une peine de prison.
1954-1957 : Formation en sculpture à La Cambre.
1972-1999 : Professeur principal du département de sculpture à la Sint-Lukas Hogeschool de Bruxelles.
2000 : Exposition en plein air BRGL, avec 42 de ses sculptures, au domaine de Groenenberg.
2009 : Parution de Scheisseimer en néerlandais. Le livre est ensuite porté à la scène. La première a lieu à Anvers.
2010 : Parution de Flandria Catholica, qui retrace ses souvenirs de 1946 à 1952.
2011 : Le spectacle Scheisseimer est présenté pour la première fois en français, dans le cadre du Festival des Libertés.


Quand vous avez commencé à dessiner, les souvenirs sont revenus tout de suite ?
Tinel : Petit à petit. Les trains, les bombardements, les abris souterrains… Tout ça revenait un peu à la fois. Je n’ai pas dessiné avec des photos ou des documents, j’ai horreur de ça. Dessiner, ça doit venir de la tête et du cœur. Même si je dois dessiner un chameau ou un éléphant, je ne regarderai jamais comment ça se présente dans un livre, je vais trouver « mon » éléphant. C’est très important de le faire avec ses moyens parce qu’alors on met une âme là-dedans.

Quelles ont été les réactions du public, du côté flamand et du côté francophone ?
Tinel : La plupart des gens sont très touchés. Certaines personnes sont venues me voir après le spectacle pour me dire « vous m’avez rendu des années de ma vie », des gens qui ne savaient pas en parler. L’accueil des francophones a été très chaleureux, avec beaucoup d’applaudissements.

Vous dédiez ce spectacle à Betty Galinsky. Qui est-ce ?
Tinel : C’était ma professeur de piano. Elle était juive. Elle a été arrêtée et est morte en Pologne. Quand il appris ça, mon père a dit « Si j’avais su, je l’aurais cachée ». Et je le crois. Lors des premières représentations, chaque fois que je prononçais le nom de Betty, j’avais une boule dans la gorge. Au fur et à mesure, j’ai appris à mieux maîtriser mes émotions.

Scheisseimer - Souvenirs dessinés d’une guerre • 20 > 23/2, 20.30, €5/7,50/10, Théâtre Les Tanneurs, Huidevettersstraat 75-77 rue des Tanneurs, Brussel/Bruxelles, 02-512.17.84, reservation@lestanneurs.be, www.lestanneurs.be

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