Chris Marker, illustre cinéaste inconnu

Sophie Soukias
© BRUZZ
19/09/2018

| La Jetee Chris Marker 1962

Chris Marker est considéré comme l’une des plus grandes énigmes du septième art tant ses essais, à la fois engagés et intensément poétiques, semblent appartenir à un autre monde. La Cinémathèque française et Bozar percent le mystère avec une exposition exceptionnelle traduisant la diversité de son œuvre foisonnante, au-delà des films cultes La Jetée et Sans Soleil.

1629Autoportrait de Chris Marker au Roleix

Autoportrait de Chris Marker au Roleix

L’autoportrait en noir et blanc au Rolleiflex de Chris Marker est l’une des rares images où l’artiste est visible, tant il avait l’habitude de décliner les photos et autres sollicitations médiatiques, classées dans la catégorie des pertes de temps. Dans ce cliché datant des années soixante, l’homme que l’on n’aura de cesse d’associer à son chef-d’œuvre cinématographique La Jetée (1962), émerge d’un noir épais comme la nuit alors qu’un spot rond fait office de pleine lune. De son visage, on ne distingue qu’un œil, perçant, qui se fixe lui-même autant qu’il nous regarde nous, public. À l’instar de son œuvre, où l’artiste se parle autant à lui-même qu’à ses spectateurs, révèle autant l’autre qu’il se livre lui-même, cherche constamment son reflet dans le chaos du monde extérieur et dans le regard de l’autre. « N'a-t-on jamais rien enseigné de plus bête dans les écoles de cinéma, de ne jamais regarder la caméra en face », disait le père du documentaire d’auteur en 1982, dans son inégalable Sans Soleil.


Ainsi le mystère qui entoure la figure de Chris Marker (né Christian Bouche-Villeneuve, en 1921, à Neuilly-Sur-Seine) n’en est-il pas vraiment un. Pour savoir qui est celui qui se fait appeler « le plus célèbre des cinéastes inconnus », il suffit de plonger dans son œuvre multiple, passionnante et très étendue (puisqu’elle s’étale de 1946 jusqu’à sa mort, en 2012) composée de textes, de films longs et courts, de photographies (beaucoup et de très belles), d’installations et créations multimédias, de collages électroniques, de dessins et cartoons.


Désireuse de faire connaître l’artiste touche-à-tout au-delà de La Jetée - (science-)fiction poétique sur le temps et la mémoire, reposant uniquement sur des photographies en noir et blanc et un commentaire en voix off - la Cinémathèque française a concocté, en partenariat avec Bozar, une ambitieuse exposition basée sur les archives personnelles et les œuvres de Marker.
« La Jetée est l’un des films les plus analysés de l’histoire du cinéma. C’est un ovni en son genre qui fascine le spectateur autant qu’il lui échappe. Mais il existe toute une partie de l’œuvre de Marker qui est moins connue et pourtant, tout aussi passionnante, » explique Christine Van Assche, commissaire, avec Raymond Bellour et Jean-Michel Frodon, de l’expo Chris Marker. Memories of the Future. Histoire de planter le décor et d’immerger le spectateur dans l’univers pluriel de l’artiste, une photographie grandeur nature de son studio foutraque et débordant inaugure le parcours scénographique imaginé par les trois spécialistes.

Trailer du film culte 'La Jetée'

Laboratoire de l’éternité
Van Assche, qui a collaboré avec Marker dans le cadre de productions d’œuvres et d’expositions, se souvient : « C’était un personnage mystérieux. Il ne parlait que du présent, éventuellement de ses projets futurs, jamais du passé. Le plus souvent, nous avions rendez-vous chez lui. C’était une sorte de laboratoire peuplé de livres, de cassettes VHS, de DVD, de CD, plusieurs téléviseurs souvent allumés en même temps - il regardait des chaînes anglaises, russes, françaises, et d’autres encore -, plusieurs générations d’ordinateurs, des collections d’objets en grande quantité. Surtout des chats et des chouettes dont on lui avait fait cadeau. C’était un univers foisonnant et accueillant ».


Pénétrer le laboratoire de Chris Marker (son amie proche Agnès Varda le fait dans une vidéo-hommage touchante, visible sur YouTube), c’est un peu se glisser dans la tête de cet homme-ordinateur dont la création est marquée par l’accumulation, le stockage et l’analyse de données: images, souvenirs, sons, musiques et sensations. L’artiste les connecte entre elles pour tisser ses fabuleux essais où « d’un moment à l’autre, il est à la fois extrêmement grave et extrêmement léger », pour citer un autre grand ami, Alain Resnais. « On se sent marcher vers l’éternité, hors du temps, tout en restant en contact avec le quotidien ».

Ainsi, dans une très belle scène de son film-collage Le Fond de l’Air est Rouge (1977), un filet d’eau trace poétiquement sa route le long des pavés parisiens en ébullition, balayant l’ancien monde sur son passage. Nous sommes en plein mai 1968. En fond sonore, les mots d’ordre, au mégaphone, des étudiants en colère paraissent venir d’une autre planète. Dans Chats Perchés (2004), Marker erre dans le métro parisien à la recherche de chats et d’histoires de chats (l’artiste a dédié à son animal fétiche un personnage de cartoon orange, devenu sa marque de fabrique). À la surface du souterrain, une jeunesse qualifiée, à tort, d’apolitique manifeste contre Jean-Marie Le Pen qui vient d’accéder au premier tour des présidentielles. Aux images pixélisées tournées au caméscope, se superpose un commentaire en voix off traduisant la pensée profonde d’un auteur engagé.

1629 La collection Petite Planete aux editions du Seuil circa annees 50 et 60

La collection Petite Planete aux editions du Seuil circa annees 50 et 60

Filtre rouge
L’activisme de Marker contre l’exploitation humaine jalonne son œuvre et évolue au même rythme que celle-ci. Si bien que le temps ayant montré le vrai visage et les limites de certains régimes politiques classés à gauche, l’artiste se mettra, carrément, à censurer a posteriori quelques-uns de ses premiers essais documentaires comme Dimanche à Pékin (1956), Lettre de Sibérie (1958) et Cuba Si! (1961).


Soixante ans plus tard, ces films constituent, non seulement, des documents fascinants sur l’idéalisme qu’avait suscité le communisme auprès d’une certaine jeunesse occidentale (Le Fond de l’Air est rouge dresse, d’ailleurs, le bilan des espoirs et déceptions des grands combats sociaux de l’après-guerre), mais aussi une leçon d’éducation aux médias, avant la lettre, d’un globe-trotteur résolument ouvert sur le monde (le pseudonyme de Chris Marker fut choisi pour sa consonance exportable). Marker préférait découvrir l’inconnu de ses propres yeux, plutôt que de se laisser berner par la propagande médiatique. Celle-ci est d’ailleurs joyeusement tournée en ridicule dans Lettre de Sibérie où une même scène est accompagnée de trois commentaires différents, affirmant tout et son contraire.


Chez Marker, l’humour n’est jamais bien loin. Mais le vrai génie de cet auteur toujours conscient de son propre regard fut peut-être d’admettre les limites de son œil occidental. Dans Les Statues meurent aussi co-réalisé en 1953 avec Alain Resnais, Marker fait remarquer aux « colonisateurs du monde » qu’ils ne pourront jamais percer la symbolique de l’art africain, conditionnés qu’ils sont par leur propre grille de lecture. La formidable série avant-gardiste de guides de voyage Petite Planète, qu’il lance en 1954 aux éditions du Seuil, témoigne de cette sensibilité rare.


Chris Marker n’est pas mort puisque son site www.gorgomancy.net vit toujours. Une visite de courtoisie vous vaudra une immersion 2.0 dans un autre pan de son œuvre, celui qui explore les possibilités des ordinateurs dans la conservation de la mémoire. Mais c’est peut-être, avant tout, à travers les chefs-d’œuvre de ses nombreux héritiers spirituels (Johan Grimonprez, Terry Gilliam, Costa-Gavras, David Bowie,…) que l’âme de Marker poursuit ses sublimes errances lyriques.

> Chris Marker. Memories of the Future
19/9 > 6/1, Bozar, www.bozar.be


> Autour de Chris Marker. Projections et débats
24/9 > 6/1, Bozar, www.bozar.be

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