Interview

Kendell Geers: le masque entre les deux mondes

Gilles Bechet
© BRUZZ
05/09/2017

L’artiste sud-africain, bruxellois d’adoption, propose une double exposition où il explore les questions identitaires, les frontières et n’hésite pas à bousculer les icônes de l’art africain, comme celles de l’art occidental.

Africain, Kendell Geers qui est né et a grandi à Johannesbourg, l’est certainement, même si ses origines familiales viennent brouiller le vernis identitaire. Punk, il l’est aussi depuis longtemps. Il se lance dans des études artistiques à la fin de l’apartheid où il participe activement avec ses armes à lui, la peinture, le dessin la sculpture, au mouvement de libération qui a fini par balayer le régime ségrégationniste. Et il ne s’est jamais assagi. Son œuvre n’est jamais tiède. N’hésitant pas à bousculer les idoles et réveiller les consciences, il poursuit son parcours atypique hanté par ses obsessions identitaires et par l’état du monde. Dans sa nouvelle et double exposition dans les galeries Rodolphe Janssen et Didier Claes, Kendell Geers cherche encore et encore à exorciser son africanité, autant qu’il vise à altérer nos perceptions du continent noir et de ses avatars. On retrouve des masques aux formes presque inachevées, des peintures, des dessins et ses fétiches cloutés et embobinés avec du ruban de signalisation rouge/blanc, protection dérisoire contre l’inconnu et le surnaturel.

Comme Picasso, diriez-vous qu’une œuvre d’art est une arme ?
Kendell Geers: Dans les dernières années de l’apartheid quand je participais à la lutte, on considérait que l’art devait être un instrument de cette lutte contre le régime et son idéologie. J’étais très jeune à l’époque, je faisais beaucoup d’affiches, j’étais dans mes premières années d’études artistiques. À la fin de l’apartheid, dans un essai retentissant, l’activiste Albie Sachs nous a incités à changer et chercher uniquement la beauté dans l’art, à faire de l’art pour l’art. Moi j’étais persuadé du contraire, dans un essai, j’ai écrit qu’il faut inverser la pratique. Les luttes et les révolutions doivent nourrir l’art. On devrait mettre notre expérience artistique au service de la politique et de la vie quotidienne dans le but de contaminer le monde de l’art. Je pense qu’aujourd’hui, plus que jamais, il est essentiel que l’art intègre la réalité dans laquelle nous vivons. L’art doit être politique, pas politique au sens du choix de vote, de la droite contre la gauche, parce que tout ça, c’est terminé. Aujourd’hui, on est à l’époque de la politique des entreprises et de la finance. Je crois que l’art est le lieu idéal pour parler de l’état de la planète, du cauchemar écologique dans lequel nous sommes englués. L’art est un lieu où on peut parler sans contrainte, dire des choses insensées qui changent en fonction des gens qui les regardent. L’art change le monde, une perception à la fois.

1582 Kendell Geers
Vous vivez depuis dix-sept ans en Belgique, est-ce que cela a eu une influence sur votre travail ?
Geers: Si j’adore vivre à Bruxelles, c’est parce que c’est une des villes le plus africaines en Europe. Londres ou Paris ont leurs communautés africaines, mais elles vivent dans des ghettos, pas dans le centre de la ville. À Bruxelles, la communauté africaine est tout à fait intégrée au fonctionnement de la ville, que ce soit les populations d’Afrique du Nord ou d’Afrique centrale. Ce que j’adore à Bruxelles, et qu’on ne retrouve pas ailleurs en Belgique, c’est qu’aucune culture n’y est dominante. Les Flamands, les francophones se mélangent avec les Congolais, avec les Marocains et avec les gens de toutes sortes de communautés. S’il n’y a pas de langue dominante, il n’y a pas de discours dominant, ce qui en fait un endroit très vibrant et très ouvert. C’est un lieu de vie très inspirant parce qu’on y voit une superposition d’expériences, une superposition de nourritures, d’identités. Et puis avec le passé colonial, on voit des résurgences de ce colonialisme sur les marchés aux puces ou dans l’expérience quotidienne quand certaines personnes imaginent que rien n’a changé, alors que c’est bien le cas.

Quelle est la réaction de vos amis congolais à votre travail ?
Geers: Quand un Congolais voit une figurine Nkizi. Ils sait ce que c’est. Il ne voit pas un fétiche planté de clous. Il ne pense pas que c’est exotique, étrange ou effrayant. Il comprend par exemple que le Nkizi est fait pour se protéger des voleurs. C’est pour ça que ces figurines sont devenues très populaires à l’époque coloniale. Je crois que la plupart des Congolais ne vont pas éprouver la même incompréhension et la même peur de la différence en regardant ces figurines, au contraire de la plupart des non Congolais. Quand un Congolais regarde un de mes masques, et s’il connaît la tradition, il verra tout de suite que quelque chose a changé. Pour l’Européen qui regarde un de mes masques, c’est juste un masque africain.

La question des frontières qui traverse toute votre œuvre fait-elle écho à votre double identité ?
Geers: Oui, bien sûr. Les clôtures que je représente ont été inventées en Afrique du Sud. Aujourd’hui encore, la clôture barbelée qui est déployée à chaque frontière autour du monde est protégée d’un brevet mondial pour une firme de Johannesbourg. Elle devient le symbole des contradictions de mon identité et la frontière apparaît pour moi comme un espace négatif, ou l’Interzone de William Burroughs. La frontière correspond à un lieu que j’habite parce que je ne suis pas européen et je ne suis pas africain. Mes ancêtres ont quitté les Pays-Bas, il y a trois-cents ans mais je suis né et j’ai grandi dans une famille blanche en Afrique. Que suis-je, un Africain ou un Européen ? Je suis pris entre deux mondes, comme le masque qui marque la frontière entre l’espace intérieur et extérieur, entre le monde que vous voyez et celui que vous êtes.

Pensez-vous que l’art soit un des lieux où l’on peut éviter la rationalité ?
Geers: Oui. Absolument. Une des raisons pour lesquelles je travaille beaucoup avec les dessins muraux de Sol LeWitt remonte à une crise que j’ai traversée il y a quelques années. Je m’interrogeais sur le rôle de l’artiste aujourd’hui. Alors qu’il y a tellement d'œuvres d’art produites aux quatre coins du monde, tellement de galeries et de foires, qu’est-ce que je peux encore faire ? J’étais tout à fait insatisfait de ma pratique artistique et je ne me reconnaissais pas dans tout ce que je voyais en art contemporain. J’avais besoin de remettre les compteurs à zéro, de repartir sur d’autres bases. Pour cela, j’ai voulu revenir aux bases de l’art conceptuel, une catégorie à laquelle j’appartiens d’une manière plus ou moins allusive. Sol LeWitt a dit que les artistes conceptuels sont des mystiques, pas des rationalistes, ils arrivent à des conclusions que la logique ne peut atteindre. Et pour moi, c’est la définition de l’artiste dans laquelle je me reconnais. En 1968, un an plus tôt, Bruce Nauman avait fait un néon où il disait que l’art véridique aide le monde en révélant des vérités mystiques. L’art doit fonctionner bien au-delà du rationalisme. L’artiste doit être capable d’ouvrir sa tête, de mettre un masque et de transmettre quelque chose de sacré, une chose sur laquelle il n’a aucun contrôle pour produire une œuvre qui peut être une source de changement, de transformation.

Que signifie pour vous l’inspiration ?
Geers: Pour créer des œuvres riches de forme et de contenu, j’ai besoin de vivre une vie riche en expériences. Si je n’approche pas mes propres peurs et désirs, comment créer des œuvres d’art qui contiennent les peurs et les désirs? Je pense qu'ils sont les ingrédients principaux d’une œuvre d’art. Les désirs vous conduisent vers des expressions plus positives, belles et esthétiques. Les peurs vous conduisent vers ce qui est étrange et troublant. C’est l’équilibre entre peur et désir qui rend un artiste comme Picasso fascinant, et c’est l’absence de peur qui rend des artistes comme Jeff Koons ou Anish Kapoor tellement ennuyeux. L'œuvre de Basquiat est intéressante parce qu’on y voit ses peurs. Pour avoir cette expérience, il faut vivre. L’art vient de la vie. Et pas l’inverse.
1582 Kendell Geers4
Dans vos dernières œuvres vous avez pas mal utilisé les technologies digitales, le scan et les imprimantes 3D, qu’est-ce qu’ils vous permettent ?
Geers: Je prends quelque chose qui existe, un dessin, une peinture ou un masque et j’essaie de trouver une contamination virale qui va briser son identité. Et en faire quelque chose d’autre. Dans l’art africain, je m’intéresse beaucoup à l’idée de surnaturel, d’esprit qui imprègne ces pièces. Ce serait facile de considérer tout ça avec cynisme, mais moi j’essaie de comprendre ce qu’il y a derrière cette idée de surnaturel. C’est pour ça que j’ai pris cinq masques de la collection Mestdagh, cinq chefs-d’œuvre que j’ai scannés et imprimés en 3D et en plastique. C’était exactement le même masque mais dans une vilaine matière cheap. Le masque est en bois, il est oint de fluides corporels, du sperme, du lait ou du miel pour le porter à la vie. Ces masques ont été adoptés et utilisés et ils ont cette patine de la vie qui les rend magiques. Comment pourrais-je transmettre cet esprit dans son équivalent en plastique, est-il possible pour un artiste contemporain de réanimer un matériau aussi mort que du plastique ? C’est ce que j’ai essayé de faire avec ces masques, de leur redonner vie, de leur redonner une âme, à ma manière, une nouvelle âme.

Cet esprit, cette âme, est-ce l’intention de l’artiste ?
Geers: Pour moi oui. Mon intention est de spiritualiser la matière et de matérialiser l’esprit. J’essaie de trouver un petit espace où l’esprit peut se manifester. L’esprit peut être beaucoup de choses. On peut avoir l’esprit de la peur, l’esprit de l’argent. Je vois l’esprit comme une énergie et une électricité qui dépasse la chair. Si on peut y croire, c’est un esprit, et ça s’arrête là. Une machine peut avoir un esprit. Jeune artiste, j’ai été profondément influencé par Alfred Jarry et son idée de la pataphysique. Pour lui tout objet a un esprit. Pour lui, quand je bois un verre d’eau, ce n’est pas moi qui ait décidé de boire de l’eau, c’est l’eau qui a décidé de venir en moi. Les objets de notre monde ont un esprit qui prennent des décisions auxquelles nous répondons.

Le corps est aussi très présent dans votre travail.
Geers: Avant que Picasso ne commence à s’inspirer de l’art africain, l’art européen se référait aux canons grecs de la beauté. On voyait une sculpture grecque comme une idéalisation de l’homme, de la culture et de l’esthétique, une idéalisation de la forme humaine. Quand Picasso et les artistes qui l’ont suivi se sont retrouvés face à un objet africain, ils ont vu tout à coup une tête trop grande pour le corps. Les bras étaient très petits et la tête disproportionnée, les yeux très grands et la bouche très petite. Ils ne regardaient plus à l’expression d’un canon idéalisé, ils regardaient une représentation. Tout à coup, ils voyaient une forme d’abstraction parce qu’une grosse tête vous donne un sentiment d’empathie que vous n’auriez pas éprouvé avec des proportions idéalisées. Et alors vous vous mettez à penser à des maux de tête. Une bouche est trop petite et la sculpture est muette, les yeux sont trop grands ou sont absents, la sculpture est aveugle. Le corps se transforme pour provoquer de l’empathie, pour incarner une idée. Je pense que c’est là que l’art africain devient intéressant, parce que ça revient toujours au corps, même quand c’est abstrait. Et mon travail s’intéresse à ce corps pris à la frontière. Le corps est coincé sur la clôture de sécurité entre l'Europe et l'Afrique, et ce corps est là où la douleur se manifeste et le corps est là où les émotions deviennent physiques.

> Kendell Geers, 7/9 > 14/10, Galerie Didier Claes & Galerie Rodolphe Janssen

KENDELL GEERS EN QUELQUES DATES

  • Né en 1969 à Johannesbourg
  • 1988: Bachelier en beaux-arts à l’Université du Witwatersrand (Wits), Johannesbourg
  • 1989: forcé à l’exil pour avoir refusé de servir dans les South African Defense Forces (SADF)
  • 1991: première expo Mediations, Goodman Gallery, Johannesbourg

Expositions marquantes:

  • 2000: Heart of Darkness, South African National Gallery, Cape Town,
  • 2003: Terrorealismus, Migros Museum, Zurich
  • 2007: Kannibale, Galerie Yvon Lambert, Paris
  • 2010, Handgrenades from my Heart, Galerie Rodolphe Janssen, Bruxelles
  • 2013: Kendell Geers 1988-2012, Haus der Kunst, Munich
  • 2014: The Intoxication of Being (show et lecture), Un Tubo, Sienne

Fijn dat je wil reageren. Wie reageert, gaat akkoord met onze huisregels. Hoe reageren via Disqus? Een woordje uitleg.

Read more about: Expo

Iets gezien in de stad? Meld het aan onze redactie

Site by wieni