En 2022, son film culte datant de 1975 Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles était labellisé ‘meilleur film de tous les temps’. Depuis, impossible d’ignorer le nom de Chantal Akerman. Neuf ans après sa mort, Bozar et la Cinematek lui consacrent un hommage ambitieux. Comment la réalisatrice bruxelloise est-elle devenue une icône aussi contemporaine ? Tentatives de réponses.
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Les habitués de la Cinematek et autres cinéphiles avertis s’émouvaient de l’œuvre de Chantal Akerman bien avant la hype. Mais depuis que son long-métrage Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles s’est hissé à la tête du sondage piloté par la revue britannique de référence Sight and Sound, devenant le « meilleur film de tous les temps », le monde ne voit plus la réalisatrice, née à Etterbeek en 1950 dans une famille juive polonaise, de la même manière.
Et pour cause, son film scrutant la routine quotidienne d’une certaine Jeanne Dielman (interprétée par l’étoile du cinéma français Delphine Seyrig), femme au foyer dans le Molenbeek des années septante, devait détrôner Vertigo d’Alfred Hitchcock et repousser Citizen Kane d’Orson Welles à la troisième place. C’était aussi la première fois qu’une femme réalisatrice accédait à de tels honneurs.
« Lorsque le film a été présenté à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes en 1975, la moitié de la salle est partie avant la fin. Mais l’autre moitié a applaudi de toutes ses forces. Je n’ai jamais douté du génie de Jeanne Dielman. Quand je l’ai vu pour la première fois, j’étais en larmes », dit Babette Mangolte, cheffe opératrice et amie fidèle que Chantal Akerman rencontre à New York, et à qui l’on doit, entre autres, les images de Jeanne Dielman et de News from Home.
Aujourd’hui, Chantal Akerman, qui aurait eu 74 ans si elle n’avait pas renoncé à la vie en 2015, n’a jamais semblé aussi proche de nous. Et peut-être encore plus proche de nous, Bruxellois, puisqu’une fresque en l’honneur du film Jeanne Dielman orne depuis peu le quai du Commerce de Molenbeek.
Le chef-d’œuvre cinématographique de plus de trois heures a bénéficié d’une nouvelle sortie en salles dans des villes comme Bruxelles et Paris, 46 ans après la première, et se stream désormais sur de nombreuses plateformes avec d’autres films de Chantal Akerman (un luxe que l’on doit au travail de numérisation de la Cinematek). Les articles de presse et les podcasts en hommage à la réalisatrice ayant partagé sa vie entre Bruxelles, Paris et New York, pullulent et ses interventions télévisées d’époque connaissent une nouvelle vie sur YouTube. Des extraits, parfois revisités, de ses films et de ses interviews émergent dans nos fils Instagram et Tik Tok.
AKERMAN AVANT METOO
C’est officiel, Chantal Akerman est devenue une icône. Une icône du cinéma mais pas seulement. Une icône féministe, une icône queer aussi. N’en déplaise à certains qui ont voulu voir dans le sacrement de Jeanne Dielman un sabotage de la culture cinématographique par «la culture woke ». La figure de Chantal Akerman nourrit la pensée féministe d’aujourd’hui, marquée par la déferlante MeToo et autres tempêtes salutaires au sein du monde du cinéma.
Comment pourrait-il en être autrement ? En réalisant Jeanne Dielman, Chantal Akerman libérait son personnage principal des fantasmes et archétypes masculins pour montrer ce qui n’avait encore jamais été montré au cinéma. Trois jours dans la vie d’une femme (mère et veuve), affairée à des tâches ménagères réglées comme du papier à musique. Éplucher les patates, cirer les chaussures, faire le lit. Se prostituer aussi, de 17h à 17h30 pour joindre les deux bouts. Une mécanique bien rodée dont le moindre accroc suffit à la faire basculer dans quelque chose d’immensément plus violent.
En réalisant Jeanne Dielman, Chantal Akerman, entourée d’une équipe de tournage presque exclusivement féminine prouvait, à une époque où on n’engageait pas des cheffes opératrices et des preneuses de son, que les femmes étaient tout aussi capables que leurs collègues masculins de faire du cinéma.
«Chantal est devenue une icône parce qu’elle a pris des risques »
Une des cheffes opératrices de Chantal Akerman
Et qui d’autre pour incarner Jeanne Dielman que Delphine Seyrig, héroïne des films de Truffaut, Resnais ou Buñuel, qui écumait les plateaux de télévision pour faire savoir qu’elle en avait assez de jouer toujours les mêmes rôles imaginés par des hommes. L’année de la sortie de Jeanne Dielman, l’actrice prenait elle-même la caméra pour filmer Sois belle et tais-toi, une compilation d’entretiens avec 24 actrices françaises et américaines témoignant des rapports de genre au sein d’une industrie du cinéma dominée par le « male gaze ». Et ce plus de quarante ans avant MeToo.
DE L'ART AVEC LA VAISSELLE
Si Delphine Seyrig était une féministe notoire, Chantal Akerman se percevait-elle comme telle ? « (Jeanne Dielman) n’est pas un film à thèse », insiste la réalisatrice de 25 ans dans une double interview aux côtés de Delphine Seyrig, réalisée en 1976 pour la télé française, et devenue culte depuis sa résurrection par l’INA (Institut National de l’Audiovisuel français). « Le film est fait à partir d’images de mon enfance », explique la réalisatrice.
« Un homme n’aurait pas fait ce film parce qu’un homme, on lui apprend qu’on ne fait pas de l’art avec une femme qui fait la vaisselle. Je n’ai pas pris le contre-pied consciemment. J’ai fait ce qui m’intéressait .» Dans le making-of de Jeanne Dielman, réalisé par l’acteur et réalisateur français Sami Frey, on observe une jeune Chantal Akerman accrochée à sa vision du film et déclinant, avec la plus grande des gentillesses, mais fermement, les propositions d’interprétation de Delphine Seyrig qui souffre un peu de n’être « qu’un pion sur l’échiquier ». «Chantal était très claire sur ce qu’elle voulait », confirme sa cheffe opératrice Babette Mangolte.
Les plans atmosphériques et intensément photographiques qui peuplent les films de Chantal Akerman sont « nés de son imagination très visuelle». « Elle cadrait chaque scène, sans exception. Et elle était ouverte à la couleur comme elle se présentait.»
BRAVADES
«Chantal est devenue une icône parce qu’elle a pris des risques,» dit Babette Mangolte. Refusant de se conformer, Chantal Akerman ne craint pas de montrer à l’écran l’amour et la sexualité entre deux femmes. Dans son film très autobiographique Les Rendez-vous d’Anna, sorti en 1978, avec Aurore Clément en tête d’affiche. Mais déjà aussi dans son court-métrage à portée révolutionnaire Je, tu, il, elle, datant de 1974.
Dans le film de 1996 Chantal Akerman par Chantal Akerman, la réalisatrice rembobine le fil de ses «bravades». La première ayant été de claquer la porte de son école (et plus tard de l’Insas) à l’âge de quinze ans. Sa dernière «bravade» en date étant la réalisation du film en question. Alors qu’on lui avait demandé de tourner le portrait d’un grand cinéaste pour la prestigieuse série française Cinéma de notre temps, elle s’était proposé de faire un film sur elle-même.
Mais qui d’autre que Chantal Akerman pour parler de Chantal Akerman ? Surtout quand ses films agissent comme un miroir déformant de sa vie intérieure. Comment ne pas voir en Michèle (Circé Lethem), l’héroïne de Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles, le double de Chantal Akerman ? Une ado indomptable et à fleur de peau, ayant quitté le lycée pour errer seule dans les rues de Bruxelles avant d’être rejointe par un jeune inconnu, rencontré au cinéma. Un inconnu dont elle se sent étrangement proche, assez proche pour lui confier qu’elle a déjà eu envie de mourir.
La mort et la folie hantent l’œuvre de Chantal Akerman. Depuis son premier court-métrage, Saute Ma Ville datant de 1968. Un film tragico-burlesque où elle interprète une jeune femme préparant son suicide au gaz en chantonnant dans sa cuisine. La mer noire et houleuse dans laquelle disparaît la protagoniste de son chef-d’œuvre La Captive (Sylvie Testud), évoque avec une poésie bouleversante la mélancolie de l’âme.
Dans son livre Ma Mère Rit, paru en 2013, elle évoque une maladie « cyclique et chronique », et l’impression d’être « enserrée par les bras d’une pieuvre ». Elle se demande si pour commencer à guérir, elle ne devrait pas arrêter de penser « à toutes ces histoires de survivants ». La pieuvre finira par l’avaler en 2015.
Chantal Akerman le sent, elle est traversée par des fantômes. Son cinéma tente d’en dessiner les contours. Des fantômes qu’elle n’identifiera jamais puisque sa mère, juive polonaise rescapée d’Auschwitz, refuse de parler. «Ma mère m’a dit que si je faisais remonter ça à la surface, elle deviendrait folle », confie Chantal Akerman sur le plateau de l’émission française Des mots de minuit en 2000, où elle présente son film et installation D’Est.
L’œuvre de Chantal Akerman est transpercée par le silence de sa mère. Jeanne Dielman en tête, peut-être. Des créations multiformes auxquelles Bozar consacre une exposition très attendue, Travelling, doublée d’une programmation à la Cinematek. « Nous laissons beaucoup de place aux propos de Chantal Akerman. Afin qu’elle puisse se définir elle-même », explique Alberta Sessa, coordinatrice de l’exposition, qu’elle évoque comme « un vieux rêve de Bozar, de la Cinematek et de la Fondation Chantal Akerman ».
Plonger dans les films, les écrits et les installations de Chantal Akerman, c’est se surprendre à vouloir recomposer le puzzle de son existence. Une existence approchée avec une authenticité et une vulnérabilité rares, par une cinéaste ne s’excusant jamais d’être elle-même. Et c’est, peut-être, ce qui fait d’elle une icône si contemporaine.
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