Delphine Girard sort le viol de l’ombre dans un premier long-métrage

Niels Ruëll
© BRUZZ
19/02/2024

Avec le troublant Une sœur, Delphine Girard a manqué de peu l’Oscar du meilleur court-métrage. Dans Quitter la nuit, son premier long-métrage, la réalisatrice bruxelloise approfondit le sujet (Me Too) en réunissant les points de vue de l’auteur, de la victime et du témoin. « On ne peut pas continuer à penser que l’agresseur se cache dans les buissons avec une hache. »

Qui est Delphine Girard?

  • Naît au Québec en 1986 et grandit à Bruxelles. D’abord comédienne, elle se forme comme réalisatrice à l’Insas (Bruxelles)
  • Son court-métrage Une sœur est nommé aux Oscars en 2020. Son premier long-métrage Quitter la nuit remporte le Prix du public à la Mostra de Venise l’année dernière
  • Elle compte des collaborations avec Jaco van Dormael, Joachim Lafosse, Olivier Masset-Depasse et Veerle Beatens

Regarder YouTube peut avoir de sérieuses conséquences. L'enregistrement d'une conversation entre une jeune femme séquestrée faisant semblant de parler à sa sœur alors qu'elle est au téléphone avec le service d'urgence 911 a hanté Delphine Girard pendant des mois. Il a servi de base à Une Sœur, un court-métrage troublant, mettant en scène l'actrice flamande Veerle Baetens (The Broken Circle Breakdown, Het Smelt), Selma Alaoui et Guillaume Duhesme.

Une Sœur a retenu l'attention d'Hollywood puisqu'il a été nommé aux Oscars en 2020. Avec les mêmes acteurs, Delphine Girard approfondit le sujet dans un long-métrage. Quitter la nuit montre ce qui se passe après le crime sexuel et l'état d'urgence, pour les trois personnes concernées. Une fois de plus, le monde du cinéma international considère son film avec intérêt. Après une première mondiale à la Mostra de Venise et une série de festivals, le film sortira en salles le 21 février.

Juste avant de vous rendre à Hollywood pour les Oscars, vous avez déclaré à BRUZZ : "Je ne sais pas à quoi m'attendre. J'espère que ce sera une expérience folle." Ce fut le cas ? Y a-t-il un lien direct entre la nomination aux Oscars de votre court-métrage et votre premier long-métrage, Quitter la nuit ?
Delphine Girard : C'était surtout une joyeuse aventure. La nomination en elle-même était déjà une grande victoire, totalement inattendue. On a pu y aller en équipe, sans pression. C'est une expérience folle de voir cette immense célébration du cinéma américain et d'avoir le sentiment de faire partie de la famille et d'avoir fait quelque chose d'important. Avant les Oscars déjà, j'avais envisagé de développer l'histoire pour en faire un long-métrage. Mais bien sûr, cette nomination a renforcé la légitimité du projet et la confiance des financeurs et producteurs.

‘Un bon ami peut avoir commis des choses terribles’

Delphine Girard

Même si Quitter la nuit commence comme votre court-métrage, c’est un film très différent. Avez-vous hésité à inclure le point de vue de l’agresseur cette fois-ci ? Parce que cela pourrait être perçu comme une explication de son acte ?
Girard : Je n’ai pas hésité. Le but a toujours été de présenter trois personnages. J’étais moi-même curieuse de savoir dans quel état de confusion se trouvait le violeur. Comment il vivait avec son acte. Un homme peut être un fils exemplaire et être capable d’une violence aussi terrible. On ne doit pas continuer à penser que l’agresseur se cache dans les buissons avec une hache. Ça ne va pas. Il faut regarder la réalité en face. C’est difficile à accepter mais un bon ami peut avoir fait quelque chose de terrible. J’ai veillé dans le scénario et la mise en scène à ce soit que ça soit clair que son acte n’est en rien excusable.

Votre film montre comment l’auteur perçoit son acte : il ne le perçoit pas. Il ne veut pas savoir. Est-ce un comportement courant chez les agresseurs et les violeurs ?
Girard : Le plus souvent, ils disent qu’ils n’ont rien fait ! Dary (le personnage principal masculin, NDLR) se concentre sur des frustrations déjà présentes. Son acte reste hors de sa portée. Notre cerveau fait tout ce qu’il peut pour maintenir à l’écart ce qui nous paraît intolérable. Sinon, on ne survivrait pas. Le système judiciaire n’est d’aucune aide ici. Je ne sais pas si je reconnaîtrais mes actes si je risquais une lourde peine de prison. J’espère que le film contribuera à faire avancer la réflexion sur un système qui n’aide ni la victime du viol ni l’agresseur.

Aly met du temps à trouver quelqu’un à qui raconter son histoire. Avec la police, c’est tendu. La famille est trop bouleversée.
Girard : Je suis très contente que vous l’ayez remarqué. Aly est un personnage fort. J’ai beaucoup d’admiration pour elle. Mais ses méthodes habituelles pour surmonter les difficultés – encaisser, se remettre rapidement, faire preuve d’humour, aller de l’avant – ne fonctionnent pas cette fois-ci. Les faits sont trop lourds. Toute sa vie est contaminée. Pendant longtemps, elle n’a pas l’espace nécessaire pour raconter son histoire. J’avais envie d’aborder ce manque. L’opératrice téléphonique Anna pressent qu’elle a encore un rôle à jouer et s’invite dans la suite des événements. C’est un peu mystique, mais au bout d’un moment, on comprend. Anna n’a pas besoin de preuves. Elle est la seule à savoir – parce qu’elle l’a ressenti et qu’elle pose les bonnes questions.

Veerle Baetens avait abordé dans BRUZZ l’importance de la sororité, mais aussi du fait que les femmes doivent désapprendre leur besoin de plaire.
Girard : La sororité m’a sauvée plus d’une fois. Discuter et régler les problèmes ensemble, se soutenir et s’entraider. Il y a des questions qui concernent davantage les femmes que les hommes. Au cinéma, les femmes sont souvent présentées comme des rivales. J’aime montrer une réalité différente qui peut être encouragée.

Quitter la nuit a été présenté dans plusieurs festivals internationaux. Remarquez-vous une différence entre les réactions de la France et celles du monde anglo-saxon ?
Girard : C’est surtout au Canada que je remarque à quel point la différence est grande. Me Too a eu lieu partout, mais il est clair qu’il y a deux scénarios différents qui se jouent. Je suis choquée de voir comment la France tente à tout prix de maintenir sur leur piédestal les personnes qui se sont mal comportées. Je viens de terminer une série de festivals français et j’y ai parfois rencontré des personnes réfractaires au sujet. Ce serait très intéressant de leur montrer le film pour en discuter après. C’est amusant mais c’est terrible aussi : dans chaque pays, on me dit que le film est « nécessaire » compte tenu de la situation actuelle. J’espère que mon film fera avancer la discussion. Mais ce serait super qu’un tel film ne soit plus « nécessaire ».

Quitter la nuit de Delphine Girard sort en salles le 21 février

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