Eyes Wild Open: septante ans de photographie introspective

Sophie Soukias
© BRUZZ
21/02/2018

Au Botanique, la Bruxelloise Marie Sordat troque sa casquette de photographe pour celle de curatrice et nous emmène à la rencontre d’une merveilleuse famille de photographes sensibles et indisciplinés. Issus de générations et de contrées diverses, ils et elles partagent une même pulsion de vie ainsi qu’un rapport subjectif à la réalité dont ils font le miroir de leurs émotions.

Photographe, Marie Sordat le devient au contact de ce qu’elle identifie comme « une famille de photographes ». Anders Petersen, Michael Ackerman, Antoine D’Agata, Jehsong Baak,... AKA la génération VU (du nom de l’agence) des années 2000. L’identification est instantanée, viscérale. La jeune femme écume les expositions qui leur sont consacrées, dévorent leurs livres, retrace le parcours et les influences de chacun ; faisant dialoguer leurs récits et images, éduquant son propre regard. L’évidence est telle qu’elle ne peut la nier et abandonne sa carrière de monteuse pour faire de la photographie son « chemin de vie ».

Un choix qu’elle n’aura pas à regretter puisque depuis 2004, les travaux de la Française installée à Bruxelles (représentée par la Box Galerie) jouissent de publications et d’expositions de par le monde. L’artiste séduit par des songes instinctifs qu’elle arrache au réel pour dire ses propres obsessions. Une identité d’écriture ancrée dans la tradition de ses maîtres à laquelle elle appose une poésie toute contemporaine, à l’instar de la nouvelle génération de photographes en ébullition dans laquelle elle s’est inscrite « sans vraiment en avoir conscience », nous dit-elle.

Et c’est précisément à cette filiation de photographes « sauvages » - une trentaine de noms - que Marie Sordat rend hommage dans Eyes Wild Open, l’exposition dont elle est la curatrice au Botanique. « J’ai cherché à réunir les photographes qui m’ont influencée, leurs propres maîtres et les jeunes photographes qui se disent inspirés par ceux-ci. J’ai pris conscience qu’il y avait pratiquement septante ans de photographies liées entre elles ».

Séparés parfois par des milliers de kilomètres et plusieurs décennies, ces hommes et femmes ont développé un langage commun traduisant un rapport physique et compulsif à la réalité devenue le miroir déformant de leurs propres émotions et subjectivité. « Certaines images sont presque identiques, il s’agit parfois d’hommages mais dans d’autres cas, les photographes ne se connaissaient même pas au moment de prendre le cliché. » Et pour cause : « Les thèmes qu’ils brassent sont universels. Ça parle de vie, de mort, de naissance, de solitude et d’amour. Ces images ne nécessitent pas d’explication, elles répondent à une pulsion de vie et nous touchent en tant qu’être humain. »

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Les ancêtres

Ça n’est pas un hasard si c’est dans les USA des années d’après-guerre, celles-là mêmes qui ont vu naître la Beat Generation, que cette photographie prend racine. En rupture avec l’ordre établi, écœurés par le consumérisme et la guerre, réclamant leur liberté morale et sexuelle, nombreux sont les jeunes à vouloir faire tomber les masques, faire parler leur sensibilité, tout simplement. Parmi eux, les photographes de rue William Klein et Robert Frank.

« Ce sont les mamelles originelles de cette nouvelle manière d’aborder la photographie », explique Sordat. « Frank a transformé le langage de la photographie documentaire en affirmant qu’il photographiait le monde tel que lui le voyait. Que c’était lui-même qu’il capturait à travers ses images. Klein est l’enfant terrible qui casse tous les codes en créant une écriture pleine de vie qui déborde dans tous les sens. Son travail jugé antiaméricain était très choquant à l’époque. Que ce soit la Nouvelle Vague au cinéma ou le Pop Art, chaque art cherchait à briser les règles pour proposer de nouvelles visions du monde, ».

Avec leurs cadrages indisciplinés, la vitalité de leur regard et leur intérêt profondément tourné vers l’humanité, Frank et Klein envoient au diable des décennies de tradition photographique: soucis d’objectivité, composition harmonieuse et géométrique, images léchées aux cadrages soignés. Le Français Henri Cartier-Bresson est le premier à être balayé par la tornade. « Le pauvre en prend pour son grade alors que lui-même était plein de vie et anticonformiste. Mais il a cristallisé à ses dépens une définition de la ‘bonne photographie’ devenue l’exemple à ne pas suivre par excellence ».

Ce regard subversif trouve son pendant japonais auprès de la revue d’avant-garde Provoke créée en 1968. Inspirés par Klein, les photographes derrière le manifeste annoncent vouloir dépasser les limites de l’écriture photographique. Dans un Japon post-Hiroshima secoué par de violentes émeutes étudiantes et où l’idée d’une 'belle image' n’est plus concevable, des photographes comme Daido Moriyama et Takuma Nakahira usent du medium pour exprimer leur rage contre l’Amérique et son mode de vie consumériste.

« On ne peut pas s’imaginer ce que c’était d’avoir 20-30 ans dans ces années-là. Tout était dévasté », dit Marie Sordat. En résultent des images en noir et blanc empreintes d’une énergie noire, presque folle où le monde se lit - à grands coups de mouvements saccadés, de grains épais, de flous et de contrastes - de manière brut(ale). Droit dans les yeux. « Il y a dans ces photographies une violence latente évidente ».

Ces images ne nécessitent pas d’explication, elles répondent à une pulsion de vie et nous touchent en tant qu’être humain.

Marie Sordat

Regard en marge

Photographes en rupture, la nouvelle génération est aussi celle qui explore les marges. Non pas avec la distance clinique du reportage social mais véritablement de l’intérieur. Le Suédois à la reconnaissance tardive Christer Strömholm pose un regard poétique et plein de vie sur la communauté transgenre de la Place Blanche à Paris dans les années soixante. Le Néerlandais Ed Van der Elsken ne fait qu’un avec ses sujets, des marginaux qu’il rencontre au fil de ses nombreux voyages et dont il traduit la fierté et la fougue. « Il s’agit très clairement d’une photographie alternative », explique Sordat. « Ces photographes très engagés affirmaient une volonté d’être en marge. La légende veut d’ailleurs que Van der Elsken est arrivé à Paris sans un sou et qu’il dormait sur un banc ».

Chez ces artistes, le noir et blanc s’oppose souvent à la couleur des magazines d’actualité et d’images. « Depuis l’avènement des pellicules couleurs, on considère que la couleur représente davantage la réalité alors que le noir et blanc est associé à quelque chose de plus poétique et de plus artistique. », explique Sordat. « Mais des photographes comme Dolores Marat qui travaillent en couleur, ont détourné cette notion de réalité pour produire des photos douces et oniriques. La couleur peut être tout aussi sensitive que le noir et blanc ».

Dans la droite lignée de ses prédécesseurs, le photographe suédois Anders Petersen capture entre 1967 et 1970 le quotidien du café populaire Lehmitz à Hambourg où il se fait adopter par les serveurs et autres habitués des petites heures. Bien plus qu’un reportage, il traduit à travers ses images en noir et blanc granuleuses et contrastées un univers borderline, à la fois étrange et poétique. Près de quarante ans plus tard la Berlinoise d’origine russe Alisa Resnik photographie, en couleur cette fois et dans un style intime, presque cinématographique, la faune nocturne du bar dans lequel elle travaille comme serveuse.

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| Marie Sordat: William Klein était un enfant terrible.

Montrer l’intime

La mise à nu, celle du corps ou de l’esprit, cette famille de photographes ne la craint pas, au contraire. « Un photographe comme Robert Doisneau que l’on considère comme très classique aujourd’hui avait un corps de travail lié à la presse et des photographies de famille. Il ne lui serait jamais venu à l’idée d’exposer un reportage avec, au milieu, un cliché de sa femme nue. Ces photographes-ci le font. Pour moi, la clé du changement se trouve à la dernière page du livre Les Américains de Robert Frank. Il a pris en photo sa femme et ses enfants dans la voiture, comme pour dire : ‘j’étais là et ma famille aussi, cela autorise tous les suivants à affirmer que ce type de photo a une vraie valeur dans une série’. Aujourd’hui, c’est ce que fait le jeune photographe turc Yusuf Sevincli. Il mélange des clichés d’inconnus pris dans la rue avec des images de lui embrassant la femme qu’il aime ». Et d’ajouter : « La plupart de ces photographes travaillent en argentique, y compris la nouvelle génération. On consacre une partie de l'exposition au traitement du négatif et du papier ainsi qu’aux procédés et formats alternatifs. »

Dans un style frontal aux noirs et blancs contrastés où les textures (peau, papier peint, murs défraîchis, …) en disent autant que les sujets photographiés, le Danois Jacob Aue Sobol capture pendant trois ans sa relation avec sa petite amie Sabine et le quotidien avec sa famille au Groenland. Nous sommes à la fin des années nonante. Le Français Antoine D’Agata plonge, quant à lui, dans les milieux les plus violents: zones de guerre, milieux de prostitution, de drogue, se fond dans la masse, consomme et photographie. Ses images granuleuses et mouvementées traduisent des rêves hallucinés entre fantasme érotique et cauchemar.

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Fragments brisés

En évoquant son livre Life is Elsewhere (2005) dédié à sa mère schizophrène, le photographe indien Sohrab Hura disait vouloir connecter sa vie au monde qu’il observait et, par-là, « documenter les fragments brisés de son existence ». Puiser dans le réel pour dire un état psychique, sans série ni récit mais sous la forme d’instantanés désorganisés qui trouvent leur cohérence une fois rassemblés, c’est aussi la marque de fabrique du Français d’origine slovène Klavdji Sluban, actif depuis les années nonante. Pétri de références littéraires, il entame de longues traversées maritimes et ferroviaires à travers des zones reculées comme le Grand Nord sibérien et la Mer Noire. À l’instar des romantiques du XIXe siècle ou des poètes de la Beat Generation, la nature indomptable et les êtres solitaires qu’il rencontre au fil de ses errances traduisent ses tourments. « Ce sont des photographes qui créent des territoires géographiques imaginaires où des personnages et des animaux traduisent une émotion. L’humain est sans fin mais la gente animalière l’est tout autant. Un pauvre chien décharné, une chouette morte, un envol d’oiseaux vont exprimer des sentiments proprement humains », dit Sordat.

Dans son livre Nordic Noir sorti en 2017, le Belge Sébastien Van Malleghem s’inspire des espaces sauvages, des pics enneigés et des lacs fumeux de Scandinavie pour traduire son univers mental, un sombre road movie en noir et blanc. « Van Malleghem est certainement le photographe le plus documentaire parce qu’il propose des sujets complets, avec un début et une fin, et dont le propos est généralement engagé. J’ai choisi de clôturer l’exposition sur cette réflexion parce qu’elle questionne l’évolution de ce type de photographie. Qu’y aura-t-il après ? », dit Sordat. « L’exposition doit donner l’envie au public d’en savoir plus sur ces photographes, d’aller plus loin que ce qui est énoncé sur les murs.»

> Eyes Wild Open. Botanique. 22/2 > 22/4.

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