La Cité radieuse : le jeu de construction des Ateliers Mommen

Kurt Snoekx
23/04/2019
© Heleen Rodiers

Comment vivre, créer et exposer autrement à ce moment charnière du XXIe siècle ? À l’aide de la précieuse expérience artistique Tell Me More about You, les curatrices Tatiana Wolska et Maëlle Delaplanche cherchent la réponse dans la générosité, le partage, l’hospitalité, l’humanité... et dans la cité d’artistes légendaire des Ateliers Mommen.

« De nos jours, on entend partout des histoires de burn-out et de dépression, de gens qui n’arrivent plus à suivre. Ce sont tous de petits drames. Et c’est exactement cela qu’on veut mettre en avant : comment survivre dans l’époque moderne ? Comment trouver des solutions ensemble ? Et qu’est-ce que cela implique pour un artiste ? Nous voulons mettre en place un échange, de toutes les idées alternatives sur les questions qui dominent en ce début du XXIe siècle. Pour renouveler une dynamique qui cible la solidarité. » Tatiana Wolska, artiste née en Pologne qui habite à Bruxelles depuis plusieurs années, est sensible à cette problématique qui est au cœur de l’expérience artistique qu’elle a menée avec Maëlle Delaplanche: Tell Me More about You. « Pendant dix ans, j’ai fait la course entre mon atelier et ma maison. J’étais constamment en train de créer, il ne me restait pas une minute à moi. » « Nous devons plus souvent remettre cela en question, » explique Maëlle Delaplanche, « mettre fin à ce cercle vicieux sans fin. »

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© Heleen Rodiers | Tatiana Wolska (à gauche) et Maëlle Delaplanche, les curatrices de Tell Me More about You, aux Ateliers Mommen

« Restituer et reconstruire ensemble du sens, là où il s’est égaré dans la sémiologie marchande et reprendre l’initiative sur la réalité, » voilà comment elle décrit l’ambition de Tell Me More about You, une combinaison sauvage mais merveilleuse mêlant exposition, conférences, contes, performances, ateliers ouverts, tables rondes et concerts. « Il s’agit d’un parcours participatif. Ce thème est aussi présent dans la construction que Tatiana a créée avec Laurent Martin, Laurent François et David Raffini. » Nous sommes dans le Salon des Ateliers Mommen, la plus ancienne cité d’artistes à Bruxelles et la seule encore en fonction, où le quatuor a érigé un imposant habitat. Une espèce de plaine de jeux pour tous les âges, confectionnée à partir de matériaux de récupération, de générosité, de partage, d’hospitalité et d’humanité. « C’est la base », nous explique Tatiana Wolska. « On essaie d’oublier les ego. Au sein de cette construction, ce sont les connexions, les liens, la légèreté et la flânerie qui importent. De l’espace pour mettre un lit et quelques chaises, afin que les gens puissent se poser, pour regarder un documentaire ou lire un livre, parler et participer. » « Redonner vie aux petites choses, » dit Maëlle Delaplanche. « Et c’est génial de le faire ici. Les Ateliers Mommen sont encore toujours un lieu de résistance. »

LE HAVRE
La résistance et la joie de vivre. La collectivité. La force d’être porté par de nombreuses épaules, la petite utopie qui parvient à reprendre le contrôle des esprits. Même si le terme « utopie » ne convient probablement pas pour désigner quelque chose qui démontre sa valeur depuis 125 ans. En 1894, l’entrepreneur en matériaux pour artistes et amateur d’art Felix Mommen a décidé d’agrandir son œuvre industrielle de 1874, rue de la Charité, pour y ajouter des ateliers d’artistes. Il souhaitait donner naissance à un lieu de créativité artistique, où il était possible de penser et de créer de façon autonome, sans se voir imposer des idées par le marché. Un lieu expérimental, d’échanges et de rencontres à Saint-Josse-ten-Noode – jadis surnommé « le petit Montmartre » – où, entre autres, Constantin Meunier, Félicien Rops, Théo van Rysselberghe, Henri Evenepoel et Rik Wouters avaient leurs habitudes.

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© Heleen Rodiers | L’atelier de Pierre Duys aux Ateliers Mommen

Maintenant, une vingtaine d’artistes y construisent vie et œuvre. Pierre Duys par exemple, « un jeune peintre malgré les apparences, » réside dans la Cité depuis quatre ans. « J’ai étudié le cinéma, j’ai fait du théâtre, et à 35 ans j’ai commencé à peindre. J’ai quitté mon travail, je me suis retrouvé sans argent, j’allais tomber à la rue et j’avais besoin d’un atelier. Mon dossier pour obtenir un lieu ici a été accepté, juste à temps. Pour moi, c’est un havre. Un havre de paix. C’est un endroit important, c’est par ici qu’est passée toute cette vague de courants artistiques du début du XXe siècle. Depuis, beaucoup de choses ont changé, mais l’endroit continue à avoir du potentiel. Avec la nouvelle génération, il y a aussi une nouvelle dynamique, une nouvelle focalisation artistique. Alors qu’avant, c’était l’esprit de lutte qui prédominait. »

La lutte se concentrait sur la protection de l’environnement social et artistique, l’adversaire était le marché immobilier omniprésent alentour. Cela s’est quelque peu calmé après le classement des bâtiments, du jardin et de la ruelle en 1992. Mais le processus de gentrification était très présent en ville au début des années 2000, et les habitants des Ateliers Mommen se sont réunis en une A.S.B.L. qui défend la protection et le développement durable des lieux. Suite à l’achat des ateliers par la commune, ils sont devenus du domaine public, en gestion participative. Une garantie pour le maintien du caractère social et artistique.

« Il y a des gens qui y décèdent, des enfants qui y naissent, des gens qui tombent amoureux… La vie fait partie de cette cité »

Jérôme Poloczek

« Pour moi, il s’agit principalement de la possibilité de vivre à un endroit où tu as le droit de faire ce que tu veux et de pouvoir être toi-même, » nous explique le poète, artiste plasticien et performeur Jérôme Poloczek, résidant des Ateliers Mommen depuis quatre ans. « Il s’agit de légitimité, dans une réalité socio-économique qui peut être très violente. Ici, on a le temps de se stabiliser, de créer un collectif et de développer des affinités. Cela crée aussi une identité. C’est une cité d’artistes, une expérience pas uniquement artistique. Il y a des gens qui y décèdent, des enfants qui y naissent, des gens qui tombent amoureux… La vie fait partie de cette cité. »

« Cet endroit est magique, » nous explique la metteuse en scène italienne Paola Pisciottano, qui fait partie des Ateliers Mommen depuis près d’un an. « C’est un endroit qui respire le calme, très lumineux, et qui m’aide à me focaliser sur mon travail. Mais qui offre aussi un soutien sous la forme d’un groupe. Ça change tout, je veux rester ici pour le reste de ma vie. » Et c’est cette même collectivité qui est essentielle pour Julie Menuge, qui a rassemblé ici sa collection de tissus venus des quatre coins du globe, au mois de mars de l’année dernière. « J’ai vécu pendant trois ans au Squat 123. C’était un des endroits les plus interculturels et intergénérationnels que j’ai jamais vus, avec plus de treize nationalités différentes et des gens issus de toutes les classes sociales, d’un fils d’aristocrate à un vieux clochard. Je suis partie de là-bas en me disant que je ne pouvais pas faire une transition trop brutale en allant tout de suite vivre seule. Et j’aime beaucoup le contexte ici. Je me disais que j’allais pouvoir y faire quelque chose de bien. »

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© Heleen Rodiers | Les Ateliers Mommen : le calme (après la lutte) s’est installé un peu après le classement des bâtiments, du jardin et de la ruelle en 1992

L’HISTOIRE HUMANISTE
Tout cela ressort bien dans Tell Me More about You. Il y a non seulement des artistes comme Lise Duclaux, Jérôme Porsperger, Anna Raimondo et Pauline Brun qui font vibrer l’espace, mais aussi des rencontres spontanées avec des gens comme Chloé Schuiten et Clément Thiry. Et la résidente Julie Menuge, par exemple, artiste plasticienne costumière et styliste, spécialisée en broderie contemporaine, y donne des ateliers. « Je ne jette jamais des morceaux de tissu. Avec les restes, je fais, par exemple, des taies d’oreiller ou des écharpes. On produit toujours trop. Dans Tell Me More about You, je voulais partir de ce constat afin d’expérimenter, avec les gens. Comment recycler, récupérer et ainsi créer des choses de première nécessité. » « On va faire des échantillons, des possibilités à partir de vêtements et de tissus trouvés dans la rue, » intervient Tatiana Wolska. « Qu’est-ce que cela signifie, en 2019, de fabriquer des
choses ? »

Comment l’activité artistique – fragile, précieuse et souvent mise à mal par une situation financière précaire – ressort-elle de la confrontation avec le consumérisme imposant d’une société vivant à crédit ? Il s’agit d’un thème particulièrement urgent. La société néglige les gens, ou pire : elle les culpabilise et instaure un système de citoyens de premier et de second rang. Il faut une nouvelle façon de vivre. Notre civilisation, la façon dont nous traitons le climat et la course économique effrénée doivent être repensées. « Pendant le développement de ce projet, je suis tombée sur tant de choses relatives à cette question », nous explique Tatiana Wolska, résidente de la Cité elle aussi, depuis l’été passé. « Il y a par exemple La jungle étroite à Mouscron, un étroit couloir rempli de graines à vendre et derrière, une jungle, un espace où ce sont les plantes et les arbres qui ont repris leurs droits. Le Belge Benjamin Hennot en a fait un très beau film, et nous l’avons invité. Il ne s’agit pas uniquement de fruits et de légumes, c’est une histoire très humaniste. Les gens derrière la jungle organisent des stages, ils vous apprennent à vous nourrir avec très peu de moyens. »

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© Heleen Rodiers | L’atelier de Julie Menuge aux Ateliers Mommen

« Ou Kerterre, une construction d’Évelyne Adam, qui a acheté un lopin de terre dans un bois en Bretagne il y a près de vingt ans, et a commencé à y construire de petites habitations en chaux, en chanvre et en sable, très proche de la nature – elles ne coûtent que 500 euros. Le monde entier vient suivre des stages chez elle. Luc Schuiten, l’architecte de la Cité Végétale, qui a construit la première maison autonome dans les années septante et qui vient aussi donner une conférence, m’a dit qu’il fallait absolument que je l’appelle. ‘Ça fait 20 ans que j’attends ton coup de téléphone,’ m’a-t-elle dit à l’autre bout du fil (Rires). Elle s’occupe d’architecture et elle cherchait un sculpteur, elle avait besoin d’un échange. En juin, j’irai en résidence en Bretagne pendant un mois, et je vais tout de suite construire avec elle. »

LA RADICALITÉ
« Depuis le début de ce projet, j’ai été entièrement engloutie », nous explique Tatiana Wolska. « Une rencontre menait à une autre, et au final, tout s’est entremêlé. Tell Me More about You convie également un violoniste roumain que j’ai vu jouer en rue un jour. Il m’a joué une incroyable version des Variations Goldberg. Et c’est toujours ainsi que ça se passe. C’est comme une machine qu’on met en route et qu’on ne peut plus arrêter. En juin, je ferai la résidence en Bretagne et en août, je serai au Maroc pendant un mois. Je considère ces résidences comme trois volets d’une même démarche, avec ce projet-ci. Depuis la fin de l’année passée, je n’ai plus eu une minute pour réfléchir à de nouvelles sculptures. Et pour être tout à fait franche, je n’en vois plus trop l’intérêt. »

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© Heleen Rodiers | Une plaine de jeux pour tous les âges : Laurent Martin dans l’imposant habitat qu’il a créé avec Tatiana Wolska, Laurent François et David Raffini

« C’est cela qui est agréable avec les collaborations », réagit Maëlle Delaplanche. « C’est une expérience humaine. C’est pour cette raison que le Salon commun est tellement important ici. Les gens des Ateliers Mommen ont lutté il y a deux ans pour le préserver. On apprend beaucoup de choses des autres. Et cela permet de remettre en question son ego, c’est hyper révélateur dans les arts. Violent même, parfois. »

« Exactement, oui », continue Wolska. « À la fin, je n’en pouvais plus de faire des expos. Ce n’est qu’au moment où je me concentrais sur l’idée de fabriquer des ‘sociosculptures’ et des ‘architectures’ que j’ai retrouvé le plaisir de créer. Ma vision sur ce qu’est l’art aujourd’hui s’est complètement transformée. Je ne veux plus faire d’expos. Je veux reprendre des espaces, les ouvrir aux autres, les faire participer. Il se passe des choses ici. Ici, le spectateur n’est pas qu’un simple spectateur. »

« Tell Me More about You est un champ d’expérimentation. Tout est possible, c’est une expérience aussi humaine qu’artistique »

Tatiana Wolska

« Il faut oser penser la radicalité, » ajoute Maëlle Delaplanche, « surtout dans le domaine de l’art ». C’est pour cette raison que Tell Me More about You est à sa place dans l’Off d’Art Brussels. « Cela signifie quoi d’être dans le Off ? De faire un petit coucou ? Nous voulons montrer qu’il y a aussi des choses qui bougent en dehors de la bourse. À l’ombre du marché. C’est une question importante : qu’est-ce exactement que la visibilité ? C’est aussi un appel à participer. Un appel à une espèce d’anarchie artistique. »

« Cette grande architecture dans le Salon n’est pas une galerie, ni un marché ou une foire, c’est un champ d’expérimentation, » dit Tatiana Wolska. « Un endroit et un moment où nous avons la liberté de nous tromper, de ne pas finir un truc. Tout est possible, c’est une expérience aussi humaine qu’artistique. »
« Exactement, » réagit Maëlle Delaplanche, « c’est une histoire humaine. On oublie souvent cette base. J’espère que ce projet ressuscitera aussi cette pensée. Dans la frénésie totale où nous allons finalement tous terminer. C’est là et à ce moment-là qu’elle aura lieu, la création. »

> TELL ME MORE ABOUT YOU. > 12/5 (vernissage: 23/4, 18.00), Les Ateliers Mommen

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