Interview

Laura Wandel : ‘Imaginez, un film qui sent la cantine’

Niels Ruëll
© BRUZZ
19/10/2021
© Ivan Put

Avec son premier long-métrage assourdissant, Un Monde, Laura Wandel ramène le spectateur à son premier jour d’école et le catapulte dans la réalité brutale de la cour de récréation. Les festivals de Cannes et de Londres ont déjà été conquis, maintenant c’est au tour de Bruxelles, sa ville natale. « Quand les écoles apprenaient que mon film portait sur le harcèlement, elles me refermaient la porte au nez. »

Laura Wandel en quelques dates

  • Réalisatrice bruxelloise de 36 ans, diplômée de l’Institut des Arts de Diffusion (IAD)
  • Adolescente, elle a été bouleversée par Japón de Carlos Reygadas et Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, de Chantal Akerman
  • Participe au Festival de Cannes il y a sept ans avec son court-métrage Les Corps étrangers
  • Trois ans après Lukas Dhont avec Girl, elle époustouflait la compétition Un Certain Regard au Festival de Cannes cet été
  • Son premier long-métrage Un Monde nous plonge dans la tête d’une fillette qui entre en première primaire et découvre à quel point la cour de récréation/le monde peut être brutal.e

Ne connaître personne. Se faire renverser par des joueurs de foot qui occupent toute la cour de récré. Inventer des stratégies de dingue pour cacher le fait qu’on ne sait pas encore faire ses lacets. Être incapable d’avaler quoi que ce soit et fixer sa boîte à tartines. Être la risée de ses voisins de table lorsque les surveillantes crient que ces tartines ne vont pas se manger toutes seules. Vouloir disparaître. Les premiers mois de la première année d’école primaire sont une expérience qui marque à vie.

La Bruxelloise Laura Wandel a basé son premier long-métrage, Un Monde, sur cette expérience. Avec son ingéniosité cinématographique, elle oblige le spectateur à éprouver une grande empathie, voire à s’identifier totalement avec une certaine Nora. Élève de première primaire, Nora doit à la fois apprendre à se faire de nouveaux amis et à survivre dans la jungle qu’est la cour de récréation. Elle doit également suivre son frère aîné qui est victime de harcèlement et trouver la meilleure façon de l’aider.

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© Ivan Put | Laura Wandel posant dans un des longs couloirs de l’Athénée Royal Andrée Thomas à Forest, où fut tourné son premier long-métrage 'Un Monde'.

Le Festival de Cannes a estimé qu’Un Monde était un bel exemple de cinéma immersif et a sélectionné le premier film de Wandel dans la section Un Certain Regard, la compétition dédiée aux films originaux. À son grand soulagement, le film a fait l’objet d’une ovation qui a duré plusieurs minutes. « J’avais vraiment peur », confie Wandel. « Un Monde est un film radical. Le spectateur peut rejeter ce radicalisme. Mais c’est le contraire qui se produit. Les critiques sont excellentes. Les spectateurs sont bouleversés et insistent pour me raconter leurs expériences scolaires. »

Le hasard a fait que, le 1er septembre, Wandel a donné rendez-vous à BRUZZ pour parler de son thriller de cour de récréation. « On sait que la vie change le 1er septembre, mais je suis toujours étonnée de voir à quel point ce changement est visible. On voit des enfants passer avec leur cartable et on sent que c’est un jour spécial pour eux. On peut lire les émotions sur leur visage. Certains sont très contents, d’autres un peu inquiets. »

Vos souvenirs d’école primaire sont-ils encore vivaces ?
LAURA WANDEL : Je me souviens surtout du premier jour de la première année d’école primaire. À la maternelle, on apprend aussi toutes sortes de choses. Mais à la « grande » école, les choses deviennent sérieuses. Les classes sont plus grandes. Il y a des devoirs. On doit tenir le coup parmi tous ces enfants beaucoup plus grands et forts des années supérieures.

Même si c’est difficile pour certains, on survit à ce premier jour d’école, non ? Et à tous ceux qui suivent.
WANDEL : Dans Un Monde, je ne cherche pas du tout à dire que le 1er septembre est un jour terrible ou que la première primaire est horrible. J’essaie de montrer la réalité de Nora. Comment vit-elle les choses ? Elle a un mauvais pressentiment et cela la rend anxieuse. Elle sent que quelque chose de terrible est sur le point de se produire, mais elle ne sait pas encore quoi. Elle s’accroche à son grand frère. Elle attend de lui qu’il l’aide à s’intégrer dans la nouvelle communauté. Mais c’est le contraire qui se produit. C’est le grand frère qui a besoin d’aide. Heureusement, sa résilience est énorme. Certes, Un Monde est un film qui bouscule, mais je me raccroche à la fin. C’est peut-être naïf, mais finalement, l’amour transcende tout et la bienveillance met fin à la violence.

La cour de récréation est le reflet de notre société. Les gens forment des communautés. S’intégrer est presque une question de survie

Laura Wandel

Un Monde montre une forme extrême de harcèlement scolaire. Mais le thème principal est plutôt la lutte d’un enfant de six ans pour s’en sortir dans un nouvel environnement, non ?
WANDEL : En effet. Même si on me dit souvent que c’est le cas : Un Monde n’est pas un film sur le harcèlement scolaire. En classe, les enfants apprennent à lire, à écrire, à compter. Mais en tant que futurs adultes, je pense qu’ils apprennent beaucoup plus dans la cour de récréation. L’expérience de la cour de récréation a une influence considérable sur la personnalité d’un adulte. Un enfant passe environ huit heures à l’école et c’est généralement à l’école qu’il apprend à connaître le monde en dehors du cocon familial. Pour un enfant, l’école c’est le monde. Pour moi, il s’agit de la découverte par Nora d’un nouveau monde et du besoin de s’intégrer. La cour de récréation est le reflet de notre société. Les gens forment des communautés. Les communautés attendent des gens qu’ils s’intègrent. S’intégrer est presque une question de survie. Il n’y a pas moyen d’y échapper et cela commence à l’école. Mais jusqu’où faut-il aller pour s’intégrer ? À un moment donné, Nora est même prête à trahir son frère.

La découverte d’un monde parfois terrifiant.
WANDEL : Exactement. Le film aborde également la question de la peur des enfants. Un enfant raconte aux autres enfants qu’il y a des enfants enterrés dans le bac à sable. Cette invention nous fait rire mais certains enfants croient à cette histoire, avec toutes les peurs existentielles que cela implique. Ces peurs sont réelles, tout aussi réelles que celles des adultes. La peur, c’est la peur. J’essaie de faire ressentir comment l’enfant voit le monde et je tente de rappeler aux adultes qu’eux aussi ont eu des peurs immenses quand ils étaient enfants. Des peurs qui n’ont peut-être pas été entendues à l’époque. À mon avis, la violence découle principalement du fait de ne pas écouter les préoccupations et les peurs d’une personne. Si votre peur n’est pas reconnue, vous ne voyez parfois pas d’autre issue que la violence. Pour certains, la violence est la seule arme contre la peur et l’insécurité.

Quand avez-vous commencé à travailler sur Un Monde ?
WANDEL : La première idée remonte à 2014, lorsque le Festival de Cannes a projeté mon court-métrage Les Corps étrangers. Il se déroulait dans une piscine. Cela peut paraître étrange, mais je pars toujours d’un lieu. Je me sens attirée par un certain endroit et ce n’est qu’après que je comprends pourquoi. Dans mon prochain film, je veux me pencher sur le microcosme d’un hôpital. Un Monde explore l’univers d’une école. J’ai besoin de partir de la réalité. J’ai passé des mois d’observation dans les écoles. Jamais dans la classe, presque toujours dans la cour de récréation. Parfois, les enfants me demandaient ce que je faisais là. Alors je leur expliquais brièvement et ils retournaient à leurs moutons. J’ai pris des notes. J’ai mes propres souvenirs d’école mais je voulais les réactualiser. Quels types de jeux sont pratiqués de nos jours ? Comment la cour de récréation résout-elle les conflits ?

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Dans le film immersif 'Un Monde', Laura Wandel base la mise en scène sur la perception de la jeune Nora. « La caméra reste à tout moment à hauteur d’enfant. »

2014 ? C’était il y a sept ans. Vous ne vous êtes pas lassée du sujet au bout d’un moment ?
WANDEL : Je me suis souvenue de ce que le réalisateur Jaco Van Dormael disait à l’école. Faire un film, c’est comme mâcher toujours le même chewing-gum. À un moment donné, tout le goût a disparu, et il faut alors se contenter du souvenir du goût qu’il avait. C’est comme ça. Il faut se souvenir de cette première impulsion. C’est le seul moyen d’y arriver. Je suis très heureuse que les gens soient aussi touchés par le film. Ces sept années de travail n’auront pas servi à rien. C’est un risque à prendre. Le cinéma n’est pas une science exacte. On relève un défi, on recherche la beauté. Mais ça prend, ou ça ne prend pas.

Avez-vous eu facilement accès aux cours de récréation pour votre observation ?
WANDEL : Non. C’était assez difficile de convaincre les écoles de me laisser entrer dans la cour de récréation. On me demandait quel était le sujet du film. Je pouvais difficilement cacher le fait qu’il s’agissait en partie de harcèlement scolaire. Dès qu’ils entendaient ça, on me refermait la porte au nez. « Tout va bien chez nous. Cela ne sert à rien de venir observer ici. » Ce qui est paradoxal, c’est qu’on m’a laissée entrer dans les écoles à pédagogie alternative.

Vous nous faites voir le monde de l’école, parfois brutal, à travers les yeux d’une petite fille de six ans. Ça ne laisse pas indifférent. Mais comment avez-vous fait pour créer ce sentiment d’immersion ?
WANDEL : En ne laissant rien au hasard. Techniquement, Son of Saul de László Nemes et Rosetta des frères Dardenne étaient mes deux références. Toute la mise en scène est basée sur la perception de Nora. Mon caméraman s’est adapté à chaque mouvement de Maya Vanderbeque (la jeune actrice au talent naturel qui joue Nora). Je l’accompagnais et je dirigeais Maya directement. Parfois, je lui disais même de regarder à gauche ou à droite. La caméra reste à tout moment à hauteur d’enfant. Par conséquent, vous n’avez pratiquement aucune vue d’ensemble, aucune vue dégagée sur l’environnement. Cela enferme le personnage. Dans la première scène, en entrant dans la nouvelle école, on a l’impression que Nora est engloutie par le bâtiment. Le son, lui aussi, vous immerge. Rien n’est plus bruyant qu’une cour de récréation. Les cris assourdissants viennent de partout et vous assaillent. Cela contribue sans doute au sentiment d’anxiété et aux éruptions de violence.

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© Ivan Put | Laura Wandel: « Je tente de rappeler aux adultes qu’eux aussi ont eu des peurs immenses quand ils étaient enfants »

La légende veut que les réalisateur.ice.s qui travaillent avec des enfants ou des animaux cherchent les ennuis. Cela ne vous a pas refroidie.
WANDEL : Je ne vais pas dire que je trouve les difficultés attrayantes. Mais j’aime les défis. J’écris et j’écris sans me soucier de savoir si une scène est trop difficile. On verra après. Je prépare tout à l’avance. J’en ai besoin. Quand on n’a que 25 jours de tournage, on ne peut pas y arriver sans une préparation méticuleuse. Il y avait deux coaches pour enfants. À partir d’avril, nous avons organisé un atelier de cinéma tous les week-ends. En jouant, nous avons appris aux enfants à ne pas regarder dans la caméra. Nous ne leur avons pas présenté de scénario. Nous expliquions le début d’une situation et nous leur demandions comment elle pouvait se poursuivre. En général, ils inventaient des choses qui correspondaient à ce que j’avais en tête. Nous laissions ensuite les enfants improviser et à la fin, ils dessinaient la scène en question sur un carton. Ces dessins sont devenus leur scénario visuel.

Avez-vous aussi mis du temps à trouver un lieu de tournage ?
WANDEL : Évidemment. Je crois que j’ai fait toutes les écoles de Bruxelles. Je savais très bien ce que je voulais et ce n’était pas facile à trouver. Je cherchais une école avec des grilles qui donnaient sur la cour de récréation et des couloirs sans fin dans lesquels on peut se perdre. Nous avons tourné à l’Athénée Royal Andrée Thomas de Forest. C’est un beau bâtiment, mais qui a aussi quelque chose de flippant et de sinistre. Le cadre idéal. Le fait de retourner ensemble à l’école et de passer toute la journée dans une école a réveillé de nombreux souvenirs au sein de l’équipe du film. Tout le monde quasiment est venu me parler de ses expériences à l’école. C’est fou. L’odeur de la cantine évoquait de nombreux souvenirs. L’odeur est la seule chose qui manque au cinéma. Imaginez, un film qui sent la cantine de l’école.

UN MONDE
BE, dir.: Laura Wandel, act.: Maya Vanderbeque, Günter Duret, Laura Verlinden
Sortie: 19/11

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