Au MAD Brussels, la photographe Laetitia Bica s’apprête à électriser les lieux avec une série de portraits aussi vibrants que ses modèles. Nous l’avons rencontrée en compagnie de ses complices de création, Addi De Biasi (Drag Couenne) et Massie Mucedda (Blanket La Goulue), deux personnalités de la scène drag bruxelloise, mises en lumière à l’occasion de la Pride Week. « Avec Laetitia, c’est comme chez le psy : inutile de tricher. »
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Laetitia Bica
« En me montrant que je valais le coup, Laetitia m’a donné des ailes », lance d’emblée Addi De Biasi, alias Drag Couenne, qu’on ne présente plus depuis sa victoire à Drag Race Belgique en 2023.
Invitée par le MAD, centre bruxellois de la mode et du design, la photographe Laetitia Bica y dévoilera fin mai le fruit d’une collaboration avec des stylistes, maquilleur·euse·s et performeur·euse·s belges issu·e·s de divers horizons, dont la scène drag — mais pas seulement.
Une reconnaissance pour celle qui, depuis ses débuts, défie les normes esthétiques et les carcans imposés aux corps, traçant sans cesse de nouvelles constellations. Son univers ? Une nébuleuse haute en couleur, expressive à souhait, qui gravite avec malice entre l’attraction et la répulsion. « J’aime ce qui est à la fois dégoûtant et délicieux. » (La suite de l'article après la galerie photo >>>)
Laeticia Bica en famille choisie
Originaire de Liège et formée à l’ESA Saint-Luc, la Bruxelloise d’adoption se fait d’abord remarquer aux côtés du styliste Jean-Paul Lespagnard, avant de s’imposer entre scène contemporaine et photographie de mode.
C’est en 2021, lors d’un shooting pour une marque de bijoux qu’elle croise Addi De Biasi. C’est le coup de foudre artistique. Le jeune modèle, qui se transforme la nuit en Drag Couenne, l’invite à une soirée Not Allowed. À l’initiative de Massie Mucedda, alias Blanket La Goulue, le collectif voit le jour sous les néons d’un monde alors confiné.
Au Recyclart, c’est le choc : une scène drag intensément créative et irrévérencieuse, qui fait voler en éclats la sacro-sainte binarité de genre. Ni tout à fait drag queen, ni strictement drag king — ici, c’est la fluidité qui règne.
Bouleversée, Bica entame une série de portraits de Drag Couenne, puis d’autres figures de ce cabaret queer. À travers son objectif, elle sublime leur identité scénique, tout en s’imprégnant de leur liberté, de leurs luttes, de leurs façons d’habiter le monde.
Aujourd’hui en carte blanche au MAD, elle nous parle photographie en compagnie de ses allié.e.s Addi De Biasi (Drag Couenne) et Massie Mucedda (Blanket La Goulue). À noter: tous.te deux apparaissent également dans Famille choisie, un documentaire décliné en quatre portraits signés par la réalisatrice Élisa Vdk.
Projeté à l’occasion de la Pride Week (du 7 au 16 mai), le film retrace notamment les débuts de Not Allowed. Un collectif devenu un foyer d’amour, de création et de transmission — un foyer que Laetitia Bica a, à sa manière, contribué à réchauffer.
Comment l’approche de Laetitia Bica a-t-elle été accueillie par les membres du collectif Not Allowed ?
MASSIE MUCEDDA: Ça nous a fait un bien fou. Nous étions tout un groupe d’artistes qui n’avions ni accès aux grandes scènes, ni aux milieux de la mode ou de la photographie professionnelle. Les images que nous utilisions pour notre promotion manquaient souvent de finesse, de profondeur. Laetitia nous a offert une reconnaissance visuelle qu’on n’avait jamais eue.
LAETITIA BICA: Tout est une question de considération. Pour moi, l’underground, c’est la noblesse. La scène drag, c’est la noblesse. La photographie et la mode sont des vecteurs puissants pour révéler cette grandeur au public.
« Laetitia nous a offert une reconnaissance visuelle qu’on n’avait jamais eue »
Comment se passe concrètement une séance photo avec Laetitia Bica ? Comment se met-on au travail ?
ADDI DE BIASI: C’est toujours un moment super excitant ! J’arrive avec une ou deux grosses valises remplies de tenues et d’accessoires, et très vite, on entre dans un processus d’exploration à deux, on se met à chercher. Là où la création théâtrale demande souvent des mois de travail avant d’atteindre une forme aboutie, la photographie offre un résultat immédiat.
BICA: C’est comme une jam session : on cherche, on improvise, ensemble. On sait qu’on est bons — l’enjeu n’est pas là.
Vous ne dirigez pas vos modèles. C’est un aspect de la pratique photographique dont vous ne voulez pas ?
BICA: Je n’aime pas cette idée du photographe qui a son image en tête avant même de commencer, et qui manipule tout pour y arriver. Je crois très fort au dialogue. Discuter ensemble ne met pas en cause mon talent.
MUCEDDA: Avec Laetitia, c’est comme chez le psy : ça ne sert à rien de mentir. Il faut créer un résultat qui te ressemble, et la photographie peut même t’aider à te découvrir. La première fois qu’on a shooté ensemble, j’étais prisonnière des codes d’Instagram, je voulais me trouver belle avant tout. Lors de la deuxième séance, j’ai réussi, grâce à Laetitia, à enlever le masque. À me rapprocher de mon propre regard artistique.
DE BIASI: Laetitia m’a appris à lâcher prise sur les attentes. À l’époque, j’avais du mal à voir mon corps simplement — sans talons, sans attributs féminins. Je pensais devoir correspondre un minimum aux codes du drag féminin. Laetitia, qui embrasse la fluidité de genre, m’a proposé un test photo : moi, en slip et chaussettes, dans une pose pas du tout connotée féminine. Un déclic.
Laetitia Bica, comment fait-on pour ne pas brusquer les artistes, surtout lorsqu’il s’agit de nudité ?
BICA: Ça vient naturellement. Mais il faut le dire : ma manière de faire ne convient pas à tout le monde.
MUCEDDA: Le côté liégeois aide pas mal (rires). Ce que j’appelle un comportement « festivement beauf ». On n’est pas dans la prétention. Addi — Drag Couenne — et Laetitia ont tous·tes les deux ça. C’est rare de voir qu’on peut rester accessible, même un peu « cons », et obtenir des résultats très « snobs ».
Laetitia Bica et Addi De Biasi, êtes-vous conscient.e.s de cette bénédiction liégeoise ?
BICA: J’ai remarqué que dire les choses franchement, dire ce qu’on pense, c’est très liégeois.
DE BIASI: J’ai rien à perdre. Quand je suis arrivé à Bruxelles, on s’est moqué de mon accent liégeois. À l’école de théâtre, on m’a demandé de le gommer. Dans le monde de la mode, certains gays bruxellois se fichaient de ma « beaufitude ». On ne me prenait pas au sérieux. Mais les drags, on ne les prend pas au sérieux non plus. Et ça, ça te donne une force énorme. Tu sais que si tu fais quelque chose, tu le fais pour toi, pas pour plaire.
BICA: Je crois qu’on a tous·tes compris assez tôt dans notre existence qu’on ne rentrerait pas dans les cases. Chacun·e pour ses raisons. Et on s’est dit : tant mieux. Il a fallu apprendre à se faire confiance. À s’aimer.
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Massie Mucedda
| Laetitia Bica (ici photographiée par Massie Mucedda) s’inspire autant de l’énergie de la scène drag qu’elle contribue à la sublimer.
Laetitia Bica, qu’est-ce qui, à titre personnel, vous a donné le sentiment de ne pas rentrer dans le moule ?
BICA: Mon corps, d’abord. J’ai commencé à grossir vers six ou sept ans. J’étais bruyante, expressive, « bizarre » — loin de l’image de la fille belle des magazines. Ça ne collait pas, et moi-même je résistais à ça. Au lieu de mal le vivre, je me trouvais bien comme j’étais. C’était les autres que je trouvais chiants. Enfant, je ne voulais pas être une fille. Je voulais tout ce que les garçons avaient. Jusqu’à mes vingt ans, je ne savais pas trop… À l’époque, on ne parlait pas de non-binarité. Finalement, j’ai décidé que je voulais être une fille, mais selon mes propres critères.
Votre œuvre compte-t-elle des autoportraits ?
BICA: Non, mais l’idée fait son chemin.
Vous possédez votre propre atelier. Les shootings se font chez vous, à la maison.
BICA: Après des années à travailler en extérieur ou dans des studios, avoir un atelier était un rêve. Cela me donne une autonomie créative et économique. Je peux rendre une séance gratuite si je le souhaite. L’argent est lié au pouvoir : celui qui paie exerce une forme d’autorité. On le voit dans les politiques qui tendent vers une privatisation de la culture. Or, la culture doit pouvoir se faire au profit de considérations sociales et humaines.
Vous avez tous.tes les trois manifesté le 26 mars contre la réforme du chômage du gouvernement Arizona, menaçant potentiellement le statut d’artiste.
MUCEDDA: Je ne pense pas qu’ils retireront le statut d’artiste. Je préfère ne pas y croire. J’ai manifesté pour soutenir le groupe et montrer ce qui arrivera si on nous prive de culture. Si on nous empêche de manger, de vivre, on se défendra, et ça risque d’être violent. Le statut d’artiste est récent dans les milieux queer, c’est la première fois que des spectacles LGBTQIA+ sont subventionnés. À 33 ans, j’ai pu faire mes courses pour la première fois sans compter. Une vingtaine d’artistes de cabaret ont le statut d’artiste, et bien que ce soit encore marginal, les rangs grandissent. L’argent arrive, et on s’organise pour le maintenir, l’augmenter et le partager. Il est essentiel d’apprendre à se valoriser, même si on ne nous l’a jamais appris.
« Certains veulent nous faire taire, mais leurs hurlements racistes et homophobes montrent la force de notre vérité »
Avez-vous peur que certains acquis de la communauté queer soient remis en question, notamment avec le retour de bâton observé déjà aux USA depuis l’administration Trump ?
BICA: Il est effrayant de voir des bibliothèques aux USA perdre leurs subventions pour des lectures drag, mais il faut garder espoir et résister.
DE BIASI: Certains veulent nous faire taire, mais leurs hurlements racistes et homophobes montrent la force de notre vérité. Les mouvements queer et Black Lives Matter sont bien plus que des tendances, ce sont des révolutions sociales.
MUCEDDA: Pour ma part, je cesse de me concentrer sur les USA et me focalise sur les avancées et la reconnaissance croissante des artistes queer dans nos théâtres et autres institutions bruxelloises.
Laetitia Bica, le MAD vous a invitée à concevoir une exposition de mode. Comment avez-vous accueilli la proposition ?
BICA: Au début, cela m’a fait un peu peur, car cela faisait longtemps que je n’avais pas fait ce genre de production. J’ai eu la chance de travailler avec des artistes de mon entourage, tant pour l’équipe (assistant, maquilleuse, styliste) que pour les modèles (Drag Couenne, Naomi Waku, Arno Verbruggen, Daphne Agten, etc. NDLR), qui font partie de ma « famille choisie ».
Le titre Come as You Are fait-il référence à l’idée d’être soi-même face à l’objectif ?
BICA: Oui, je fais à la fois référence au titre emblématique de Nirvana, qui a marqué mon adolescence et nous invite à venir avec toutes nos complexités et contradictions, et à la récupération de ce slogan par une campagne gay de McDonald’s d’il y a presque quinze ans. C’est aussi la raison de la photo avec Addi, alias Drag Couenne, qui incarne ce sourire de clown à la fois épanoui, triste et moqueur. Il y a ce côté cirque, clinquant, fast-food.
Addi De Biasi, Drag Couenne est l’un des modèles de Come as You Are. Travailler pour une exposition avec des pièces déjà existantes, designées par des stylistes, a-t-il limité votre créativité ?
DE BIASI: Pas vraiment. En réalité, créer des tenues coûte cher, j’en fais une ou deux par an, toujours en collaboration avec des créateurs. J’emprunte ou achète également des pièces existantes et suis beaucoup de designers sur les réseaux. J’avais déjà vu quelques unes des tenues qui allaient figurer dans l’expo, étant souvent sur les sites de La Cambre ou d’Anvers. On m’a ouvert un dressing rempli de vêtements incroyables. Laetitia m’a dit : « Amuse-toi », et c’est comme ça que je fonctionne.
BICA: Je voulais travailler avec des créateur·ices belges pour rester loin du prêt-à-porter, au plus près de l’esprit du drag, dans le fond. L’idée était de briser les hiérarchies et d’inclure des projets étudiants. Peu importe la notoriété, l’important c’est la qualité.
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