Frantz Fanon, figure majeure de la pensée anticoloniale du XXe siècle, aurait fêté ses cent ans cet été. À Bozar, le nouveau film d’Abdenour Zahzah lui rend hommage. L’occasion d’interroger la manière dont le cinéma s’est emparé de ce psychiatre aux traits de héros.
Frantz Fanon: un héros décolonial taillé pour le cinéma ?
Frantz Fanon n’a peut-être pas la notoriété de Malcolm X ou de Martin Luther King, mais le psychiatre et essayiste martiniquais a joué un rôle majeur dans les luttes anticoloniales du siècle dernier. Auteur de deux ouvrages phares — Peau noire, masques blancs (1952) et Les Damnés de la terre (1961), préfacé par Jean-Paul Sartre —, il a aussi profondément réformé la psychiatrie coloniale en Algérie, refusant la hiérarchie rigide entre soignants et patients, et introduisant une approche institutionnelle fondée sur la parole, la création, et l’écoute des cultures locales.
À l’occasion du centenaire de sa naissance (il est mort à 36 ans d’une leucémie foudroyante), deux films lui rendent hommage. Le premier, Fanon, réalisé par le Français d’origine guadeloupéenne Jean-Claude Barny — à qui l’on doit, dans les années nonante, le casting de La Haine de Mathieu Kassovitz — est sorti en France en avril, sans distributeur en Belgique. À sa sortie, le film a suscité une polémique, soupçonné d’avoir été boudé par les salles pour son traitement frontal du passé colonial français.
Fanon, réalisé par Jean-Claude Barny, ne compte pas à ce jour de sortie bruxelloise.
Le second film se distingue du précédent, à commencer par son titre. Là où le premier film misait sur la force évocatrice d’un simple prénom — Fanon —, l’Algérien Abdenour Zahzah choisit un titre à rallonge, sans doute l’un des plus longs de l’histoire du cinéma : Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’hôpital Blida-Joinville au temps où Dr Frantz Fanon était chef de la cinquième division entre 1953 et 1956.
Présenté comme un carnet d’observations, le film revendique une portée documentaire, bien qu’il relève de la fiction. Projeté à Bozar du 8 au 21 juin, avec des interventions de spécialistes, Chroniques fidèles (voir photo) reconstitue par fragments l’expérience de Fanon à Blida, à partir de ses écrits et archives médicales.
Le film du réalisateur algérien Abdenour Zahzah dédié à Frantz Fanon est au cœur du cycle Frantz Fanon Revisited organisé à Bozar.
Tourné en noir et blanc, il tente de faire surgir ce que l’Histoire n’a pas filmé et souligne, en creux, le manque d’archives visuelles, alors même qu’on tente aujourd’hui de faire revivre Fanon.
Victimes et bourreaux
Fait notable, les deux films se concentrent sur la période algérienne de Fanon, lorsque, jeune médecin-chef à l’hôpital de Blida, il bouleverse les pratiques psychiatriques en intégrant la culture et les croyances de ses patients — possession, djinns — et en établissant un lien inédit entre maladie mentale et aliénation coloniale.
Il y soigne aussi bien des combattants du FLN (front de libération de l’Algérie) que des soldats français tortionnaires, confrontés à leurs traumas respectifs. Tandis que Zahzah propose un portrait feutré, presque spectral de Fanon, Barny privilégie une approche plus héroïque, aux accents de biopic.
Formellement très différents, mais animés par une même admiration, les deux films rendent un hommage vibrant à Fanon. Barny comme Zahzah font revivre ce qui les inspire tellement chez lui, la puissance de sa pensée. Mais un paradoxe subsiste : dépeint comme un homme habité, passionné, Fanon apparaît ici d’un calme presque impassible. À force de grandeur, il semble échapper à toute incarnation, figé dans sa légende, insaisissable.
À l’inverse, un documentaire de 1996 redonne chair à l’homme. Frantz Fanon: Black Skin, White Mask du Britannique Isaac Julien est actuellement disponible sur la plateforme de streaming Tënk.
En mêlant – avec une intense liberté formelle – reconstitutions, archives, témoignages de proches et interventions de penseur·euse·s comme Stuart Hall ou Françoise Vergès, le film dessine le portrait d’un Fanon visionnaire, incandescent, complexe, voire contradictoire. Un Fanon profondément humain. Mais pas moins héros.
Frantz Fanon: Black Skin White Mask (1995) est à (re)découvrir en ce moment sur la plateforme de streaming Tënk.
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