D’octobre à février, Europalia invite la scène contemporaine espagnole à investir les théâtres de Belgique – surtout à Bruxelles – avec plus de trente spectacles. Aujourd’hui, l’Espagne vit le théâtre comme une nécessité absolue, en a fait un laboratoire d’idées à l’avant-garde, et ce festival nous offre la chance d’en être témoins.
SLT102025 EUROPALIA 1936
S’il fallait une image, ce serait celle du bouillonnement, de l’énergie, de la rencontre des disciplines et des époques. L’Espagne que l’on va voir sur les scènes bruxelloises à l’occasion de cette édition 2025 d’Europalia est une jeune démocratie. Après l’exaltation et la radicalité nées de la liberté retrouvée à la fin de la dictature franquiste, lorsque l’Espagne devient une démocratie en 1978, le temps est aujourd’hui venu, chez les artistes, de diriger leur regard vers le miroir, vers le passé, pour se réapproprier leur histoire, sans jamais oublier l’ancrage du présent. C’est une relecture du passé dans un langage contemporain.
Tel un milhojas – le mille-feuille ibérique –, le copieux programme scénique d’Europalia España alterne les grands noms, internationalement reconnus, avec les artistes acclamés en Espagne, et celles et ceux qui seront les grands noms de demain.
Dans 'Juana ficción', la grande chorégraphe La Ribot et le chef d’orchestre Asier Puga se rencontrent autour de la figure de Jeanne de Castille.
Mélangeant le passé et le présent, beaucoup de ces spectacles mêlent aussi les disciplines, comme dans l’irrésistible création Juana ficción de la grande chorégraphe La Ribot et du chef d’orchestre Asier Puga à découvrir à Bozar (15/12). Ils se rencontrent autour de la figure de Jeanne de Castille. Fille d’Isabelle la Catholique et mère du futur Charles Quint, celle qui fut surnommée Jeanne la Folle ne régna jamais et fut cloîtrée dans un couvent la plus grande partie de sa vie.
Au son de la musique de Iñaki Estrada, où s’entrelacent sons électroniques et musique ancienne portée par un chœur polyphonique, La Ribot, avec le danseur et acteur Juan Loriente, se glisse dans l’univers mélancolique de la reine captive, pour une ronde ensorcelante où l’esprit de la Renaissance prend des accents jazz ou électro.
Refermer les blessures
L’histoire, celle qui fait mal, est celle dont le temps n’a pas encore refermé les blessures. Dans 1936, à voir au KVS (25/10), Andrés Lima revient sur le coup d’État militaire qui a renversé la Deuxième République et déclenché trois années de guerre civile. Le spectacle de quatre heures, un grand succès en Espagne, suit le journal intime d’une adolescente, et nous emmène dans un voyage critique et documentaire rythmé par des séquences de cabaret, de chants et de danse.
Pendant Europalia España, la star du flamenco Israel Galván et le metteur en scène Mohamed El Khatib partagent un rêve d’enfance : être footballeur.
Questionner les traditions, l’histoire, c’est souvent questionner les pères. C’est ce que font Israel Galván et Mohamed El Khatib dans un spectacle drôle et touchant à découvrir au Théâtre National (26 > 30/11). Le premier, issu d’une famille de danseurs illustres, a révolutionné le flamenco par une approche contemporaine et hétérodoxe ; le second est un dramaturge et metteur en scène qui envisage le théâtre comme un lieu d’échange et de rencontre. Tous deux ont rêvé de jouer au football. Leur rencontre sur les planches dans Israel & Mohamed adopte l’énergie d’un échauffement au ballon rond. On shoote, on esquive, on feinte.
Avant la rencontre, chacun a interviewé le père de l’autre. Sur scène, ils entremêlent et échangent, avec tendresse et humour, leurs histoires familiales, leurs blessures intimes et leurs conflits avec le père. Israel dynamite en douceur les images et les paroles de ce théâtre documentaire par des interventions dansées qu’il exécute, tantôt en babouches, tantôt en chaussures de foot à crampons.
Fondé en 2004, le collectif théâtral madrilène La Tristura faisait partie d’une génération de jeunes créateurs qui cherchaient à inventer des formes hors des circuits traditionnels. Avec le temps, ils ont conquis une reconnaissance institutionnelle tout en restant fidèles à leur approche expérimentale, programmés au Centro Dramático Nacional, invités dans les festivals majeurs de leur pays et à l’étranger.
Ils se caractérisent par une approche intime, tendre et poétique du quotidien contemporain. Leur dernière production, Future Lovers, est née en 2018 d’improvisations en plateau avec un groupe d’adolescents non professionnels, qui évoquent ce moment de transition vers l’âge adulte et vers quelqu’un de nouveau.
Le spectacle que l’on va voir au théâtre Les Tanneurs (9 > 11/10) est une nouvelle version créée avec les mêmes comédien·ne·s six ans plus tard. « La première version traduisait notre état d’esprit et notre confusion face au monde et aux relations quand on a 17 ans. On a retrouvé la pièce à 21 ans. Le monde est beaucoup plus présent pour nous et beaucoup de situations que l’on évoquait de manière plus détachée, on les a vécues », remarque le comédien Gonzalo Herrero.
La mise en scène élimine désormais tous les artifices, décors et accessoires pour ne garder que la vérité de leurs personnages, de leurs corps, de leurs paroles. La Tristura n’en perd pas pour autant son ADN, continuant à travailler la scène par images et le mouvement comme une chorégraphie.
Ça se passe dans les Régions
En Espagne, comme ailleurs, les grandes villes que sont Madrid et Barcelone attirent artistes et créateurs pour la diversité de leurs infrastructures culturelles, mais on observe aussi un mouvement de retour vers les régions, où les loyers sont moins chers et où, paradoxalement, dans un certain dénuement, la liberté de création est plus grande.
‘L’immigration, bien que l’Espagne soit proche de l’Afrique, reste un visage peu connu du pays’
Programmateur de Territorio
Territorio va habiter le KVS le temps d’un festival immersif qui veut mettre en avant le dynamisme des 17 régions autonomes espagnoles et de leurs artistes innovants.
Ainsi, à Algésiras, en Andalousie, le collectif Box Levante a créé un centre artistique logé dans des containers.
« On n’est pas loin de l’Afrique. C’est un lieu avec beaucoup de pauvreté, des problèmes de drogue, de criminalité, et sans aucune offre artistique. Ils ont commencé à travailler avec des artistes locaux, qui ont souvent des racines en Afrique ou ailleurs. C’est un autre visage de l’Espagne qu’on connaît moins, parce que l’immigration a commencé un peu plus tard », explique Gerardo Salinas, programmateur de Territorio.
Ce seront quatre jours de festival immersif, avec des conférences, des aperçus de spectacles et trois représentations complètes. Parmi celles-ci, Cuerpos Celestes de Azkona & Toloza : un voyage poétique dans le futur, qui parlera des colonies dans l’espace et des minéraux qu’on trouve dans les panneaux solaires ou dans nos smartphones.
Cuerpos Celestes de Azkona & Toloza est un voyage poétique dans le futur, qui parlera des colonies dans l’espace et des minéraux qu’on trouve dans les panneaux solaires ou dans nos smartphones.
Le festival se clôturera avec La Voz de Alarma, du duo VJ/DJ Los Voluble. Au son d’un mix d’électro et de flamenco, ils projettent des images d’actualité ou de politique extraites de leurs archives. Plus qu’un festival, ce sera un rituel de rencontres et d’échanges. « On sera là de dix heures le matin à onze heures le soir avec la plupart des artistes. Pour ceux qui le souhaitent, ce sera aussi l’occasion de vivre une expérience espagnole : la sobremesa, le moment après le repas où on reste avec les gens qu’on aime pour parler, être ensemble et partager. »
Faire du théâtre ensemble
« Lors de la première édition d’Europalia, consacrée à l’Espagne, il y avait une majorité d’artistes masculins. Cette fois-ci, on a voulu mettre en avant les femmes artistes », avance Maral Kekejian, directrice artistique de Europalia España.
C’est le cas avec Las Huecas, un jeune collectif barcelonais de quatre femmes qui se produira au Beursschouwburg (4 & 5/12) . De l’amistat (« De l’amitié ») est leur dernier spectacle, qu’elles jouent pour la première fois hors d’Espagne. Se demandant si on peut faire du théâtre ensemble et rester « amies », elles invitent leurs doubles pour un face-à-face identitaire à l’humour acéré, satirique et parfois absurde.
La performance se nourrit du corps et de la parole pour hybrider les formes et les disciplines, et brouiller les identités. Le festival Europalia accueille plusieurs artistes issu·es de cette scène particulièrement fertile en Espagne.
One Night at the Golden Bar est un lieu de fantasmes, à la fois poétique et kitsch, qui prendra ses quartiers au théâtre Les Tanneurs (16 & 17/10). C’est aussi le lieu de l’amour et de la douleur. Sous une pluie d’or, Alberto Cortés, accompagné de César Barco Manrique aux claviers, utilise son corps, sa voix, sa vulnérabilité et un cheval d’arçons comme outils de séduction d’un amour romantique, excessif et parfois ridicule. Dramaturge et interprète au parcours et à l’interprétation hybrides, Cortés a fait éclore son art identitaire et politique, devenu ces dernières années un des incontournables de la scène contemporaine espagnole.
Dans 'One Night at the Golden Bar', Alberto Cortés utilise son corps, sa voix, sa vulnérabilité et un cheval d’arçons comme outils de séduction.
Cuqui Jerez réserve au Théâtre Varia (23 & 24/10) la première de Sugar Island, où elle déconstruit le ballet classique, les automatismes du spectateur et les frontières de représentation. Sugar Island est une île et un organisme vivant. Mélangeant le classique, l’artificiel, le pop et l’étrange, l’artiste développe une esthétique organique du contraste, de la fissure, de l’étrangeté.
Aux Kaaistudios, Paz Rojo et Arantxa Martínez exploreront dans Hyperdream (22/11) un monde d’où elles transmettent ce qui se passe, ce qui s’est passé, ce qu’elles imaginent, les sons des oiseaux, un paysage ou les sensations des vêtements qu’elles portent. Par le son et le toucher, elles caressent l’inconnu pour nous le raconter en danse.
L’univers de la performance n’est jamais loin des arts plastiques, comme avec Maider López, une artiste qui aime créer des projets dans l’espace public, où la géographie et l’histoire du lieu, comme de ses habitants, décident de la finalité de l’œuvre. Conçu spécifiquement pour Bruxelles, Walk the River (9/11) s’associe avec les habitants pour rendre, par l’écoute, la marche et le souvenir, le tracé de la Senne visible.
Théâtre, danse, performance : qu’importe. Les artistes sélectionnés d’Europalia España partagent une énergie novatrice, même quand elle puise dans les traditions ou dans les cultures extra-européennes qu’irrigue l’immigration. Jeune à tout âge, décomplexée et passionnée, ¡es una cultura viva!.
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