Une femme sans-abri sur dix à Bruxelles est également mère. Des initiatives comme Step Forward et Casa Frida, portées par Samusocial, proposent hébergement et accompagnement, mais ces dispositifs sont de plus en plus sous pression, notamment à cause de la sévère pénurie de logements. BRUZZ a rencontré deux jeunes femmes ainsi que des experts du secteur. « Chaque soir, les centres d’urgence doivent refuser des femmes avec leurs enfants. »
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Sophie Soukias
‘Quoi qu’il arrive, mes enfants ne seront jamais à la rue comme moi’
Nethy, habitante de la Casa Frida
À Bruxelles, la Casa Frida et la Casa Vesta offrent un accueil inédit à des femmes seules ou mères avec enfants, souvent marquées par l’errance, la précarité et l’exil. Dans ces maisons discrètes, chacune dispose d’une chambre, d’un espace à soi, d’un peu d’intimité. Pour Nethy, 25 ans, c’est ici qu’une nouvelle vie a pu commencer.
« C’est moi qui ai accroché les papillons au mur. Les étoiles, c’est une autre maman avant moi. Mais je les ai tout de suite aimées, alors je les ai gardées. » Dans cette petite chambre à l’atmosphère feutrée, éclairée par quelques lampes de nuit, Nethy, 25 ans, a recréé un cocon pour ses deux jeunes enfants (1 an et 2 ans et demi). Les portraits des petits ornent les murs. Le lit-bébé, délaissé par la cadette qui préfère dormir avec sa mère et sa sœur, est devenu bac à jouets. « Après tout ce qu’on a traversé, je comprends qu’elles ne peuvent pas dormir seuls. »
Depuis six mois, Nethy vit à la Casa Frida, l’une des deux maisons ouvertes par le Samusocial de Bruxelles pour accueillir des femmes seules ou mères avec enfants. Des lieux d’accueil discrets au cœur de Bruxelles — la Casa Frida et la Casa Vesta — qui comptent 14 et 11 chambres. « Ce qui a tout changé pour moi, c’est d’avoir ma propre chambre, avec mes enfants, et surtout ma propre douche. Je ne peux pas vous dire à quel point ça joue sur le moral », confie-t-elle. Avant, dans le centre d’accueil pour familles, les douches étaient situées au sous-sol. Par crainte des agressions, les femmes s’organisaient pour s’y rendre à plusieurs. C’était extrêmement angoissant. » [Depuis, le centre en question a quitté son ancien site temporaire, et désormais chaque chambre dispose de sa propre douche (NDLR)].
À la Casa Frida, les femmes disposent de leur chambre, de leur clé, d’une salle de bain et de toilettes privées. La cuisine est partagée, mais chacune y prépare ses propres repas. « Là où j’étais avant, on nous servait des plats tous prêts que je n’arrivais pas à manger. Je n’avais plus d’appétit. » Autre changement décisif : la liberté de mouvement. Pas de couvre-feu ni de contrôle des présences. « Je ne supportais plus les intrusions, le fait de devoir rendre des comptes. »
Se reconstruire
« À la Casa, certaines femmes ont besoin de six mois juste pour se reconstruire avant même d’entamer des démarches administratives », explique Thibault Dutoit, responsable du projet. Les traumatismes sont souvent lourds. Les Casas accueillent des femmes dont la situation est dite « déblocable » : il faut entrevoir une perspective d’obtention d’un permis de séjour valide ou d’autonomie dans l’année. Le dispositif cible en particulier les femmes avec un parcours migratoire. « L'autonomie, c'est aussi parvenir à identifier le soutien dont on a besoin : logement, scolarisation des enfants, santé, aide juridique, soutien psychologique... Seule, c’est quasiment impossible. »
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Nethy en est l’exemple. Originaire du Congo, elle a quitté son pays en 2022 pour un voyage en France, avant de rencontrer un homme belge. Ramenée en Belgique, elle raconte avoir été mise à la porte sans ressources, sans papiers et sans réseau. La rue devient sa seule issue, la gare de Bruxelles-Midi son refuge. « J’étais seule, malade, en proie à de fortes nausées. Les passants détournaient le regard, ou fuyaient. » Jusqu’à ce qu’une inconnue l’héberge une nuit et l’accompagne à l’hôpital. Le diagnostic tombe : elle est enceinte. On la redirige alors vers le centre d’accueil d’urgence Louiza du Samusocial.
Là, le choc est rude. « On partageait les lieux avec des personnes droguées, des gens instables mentalement. J’étais déprimée, et je n’arrivais pas à me réjouir de ma grossesse. » Après trois mois, Nethy est transférée dans un centre pour familles du Samusocial, où elle reste près de deux ans. Elle rejoint ensuite un autre centre du Samusocial à Schaerbeek pour une durée de trois mois, avant d’obtenir une place à la Casa.
Un parcours du combattant administratif
L’accès aux Casas est réservé aux femmes seules ou mères isolées, sans addictions lourdes ni troubles psychiatriques majeurs — des critères appliqués avec souplesse. « Si une addiction apparaît après l’entrée, on travaille avec elles, on ne les met pas forcément à la porte », précise Thibault Dutoit. L’accueil est gratuit, mais chaque résidente doit épargner jusqu’à 40 % de ses revenus pour préparer sa sortie.
Nethy, elle, a pu prétendre à une régularisation via le regroupement familial, ses enfants étant nés en Belgique. Mais le chemin fut semé d’embûches. Il a fallu faire reconnaître son premier enfant comme belge, passer par des tests ADN, et affronter la menace constante d’une expulsion. « Avec les mesures du nouveau gouvernement, on sait déjà que les régularisations seront de plus en plus compliquées à obtenir », déplore Thibault Dutoit.
« Chaque jour, nous devons refuser des femmes avec enfants qui se présentent à nos centres d’accueil d’urgence, faute de places disponibles »
Directeur général du Samusocial
L’entrée à la Casa a enfin permis à Nethy de se domicilier, une étape cruciale qui facilite grandement toute démarche de régularisation et l’obtention de nombreux droits sociaux (allocations familiales, CPAS, mutuelle, etc.). Sans cette domiciliation, impossible d’avancer.
L'épreuve du logement
Après la régularisation, reste le défi du logement. Ici encore, la Casa accompagne : recherche immobilière, simulation de visites, démarches administratives, lettres de recommandation... Mais rien n’est garanti. « Aujourd’hui, trouver un logement est un vrai parcours du combattant », constate Thibault Dutoit. « Il y a une pénurie criante de logements abordables, et nos bénéficiaires subissent aussi des discriminations sur leur nom ou leur origine. »
Avec ses allocations du CPAS, Nethy s’est heurtée aux prix du marché : « entre 1200 et 1700 euros pour un deux-chambres à Bruxelles ! ». Après de longues recherches, et grâce à quelques économies, elle a réussi à acheter un appartement — une première dans le dispositif, principalement axé sur la recherche d’un logement à louer. « Cet achat a été rendu possible grâce au Fonds du Logement, qui, d'ailleurs, mettra fin à l’octroi de prêts hypothécaires à partir du 1er juillet… », précise Thibault Dutoit.
Depuis leur ouverture il y a cinq ans, les Casas ont accueilli 100 femmes ; 85 en sont sorties, la plupart vers un logement privé. Mais l’avenir s’assombrit. Le gouvernement formé en février 2025 prévoit de priver les personnes réfugiées du CPAS pendant leurs cinq premières années en Belgique — une période pourtant cruciale, alerte Thibault Dutoit. Les coupes budgétaires de l’Arizona menacent aussi les capacités d’accueil des Casas. « C’est l’incertitude totale. »
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Sophie Soukias
Autre difficulté : il devient plus ardu de faire reconnaître les résidentes comme personnes isolées. Partageant une adresse avec une dizaine d’autres femmes, elles sont parfois considérées comme colocataires, ce qui réduit le montant de leur CPAS ou de leurs allocations de chômage. « Chaque domiciliation est devenue un combat », déplore Dutoit.
Un nouveau chapitre
Nethy et ses enfants s’apprêtent à quitter la Casa. Le départ est teinté de joie et de nostalgie. « J’ai noué des amitiés ici. Nos enfants jouaient ensemble. Avec qui vais-je encore pouvoir me crêper le chignon après ? », plaisante-t-elle. Avant d’ajouter : « Mais maintenant, je me dis : la vie a commencé. Même si je ne suis plus là un jour, mes enfants ont un toit. Ils ne connaîtront pas la rue comme leur maman. »
En novembre dernier, Bruss’help a recensé 9 777 personnes sans abri ou sans logement à Bruxelles — une hausse de 25 % en l’espace de deux ans. Un tiers des sans-abri sont des femmes, et dans un cas sur dix, il s’agit de mères seules. « Chaque jour, nous sommes contraints de refuser des femmes avec enfants dans nos centres d’accueil d’urgence, faute de places disponibles », déplore Sébastien Roy, directeur général du Samusocial.
‘Je comprends désormais ce que signifie être mère’
VALERIE, bénéficiare du programme Step Forward
Se loger d’abord, se reconstruire ensuite : c’est le principe du « Housing First ». À Bruxelles, le programme Step Forward permet à des jeunes adultes en errance de retrouver une stabilité. Le chemin est long. Pour Valérie, 30 ans et maman, tout a commencé le jour où elle a reçu ses clés.
« C’était la première fois de ma vie que j’avais un vrai logement », raconte Valérie. Elle avait alors 20 ans. Jamais encore elle n’avait connu la stabilité ni la chaleur d’un vrai foyer. Née d’une mère sans domicile fixe, elle avait grandi dans un environnement instable, où les rôles s’inversaient. « Ma mère s’en remettait constamment à moi pour demander de l’aide », se souvient-elle. Aude Gijssels, coordinatrice du projet Step Forward, connaît bien Valérie — elle suit son parcours depuis l’adolescence. Présente au Samusocial depuis 25 ans, elle a vu défiler nombre de trajectoires cabossées. « On se rend compte que beaucoup de jeunes sont à la rue parce qu’ils fuient des parents problématiques. Aujourd’hui, ils sont de plus en plus nombreux à choisir la rue plutôt que leur famille. »
Très tôt, après une enfance en institution, Valérie s’est retrouvée à dormir dehors. À certains moments, elle avait accepté des places en hébergement d’urgence, mais toujours temporairement. « Je ne m’y sentais pas en sécurité. La vie en collectivité, je la refusais. Je voulais être seule malgré les dangers de la rue. » Ce rejet des lieux communautaires est fréquent chez les jeunes sans abri. « 90% d’entre eux ont en un parcours en institution, ils en sortent éprouvés, avec une énorme difficulté à se faire une place dans des structures partagées », explique Aude Gijssels.
Le logement comme point de départ
Le programme Step Forward s’adresse aux femmes et hommes âgés de 18 à 25 ans, une période charnière où tout reste encore possible. C’est un éducateur de rue, qui suivait Valérie depuis son enfance, qui lui a proposé d’intégrer ce dispositif inspiré du modèle nordique du Housing First. Elle répondait aux critères : sans domicile, en rupture, aux prises avec des addictions et une grande souffrance psychique. À ce moment-là, elle avait déjà trois enfants, tous placés.
Elle était l’une des toutes premières bénéficiaires. En décembre 2015, elle avait intégré son logement. Le bail était à son nom, comme n’importe quel locataire. « Elle peut y rester tant qu’elle paie le loyer », dit Aude Gijssels. Un changement radical, qui avait marqué le début d’une reconstruction possible.
« J’aimerais partir à la campagne, vivre avec mes enfants, loin du stress de la ville »
bénéficiaire du programme Step Forward
Seules les personnes en séjour régulier peuvent bénéficier de ce dispositif. Une limite structurelle. « Pourtant, plus de la moitié des sans-abri à Bruxelles sont des migrants », rappelle Aude Gijssels. Une réalité que Sébastien Roy, directeur général du Samusocial, considère comme centrale : « On oublie que le Housing First a été conçu dans des pays comme la Finlande, moins concernés que nous par les migrations. Ici, nos politiques peinent à faire le lien entre migrants et sans-abri. Ils ne se rendent pas compte que les politiques migratoires ont une influence directe sur le sans-abrisme et le sentiment d’insécurité en rue, qu’ils prétendent combattre. »
Vivre, pas seulement survivre
Le logement n’a pas tout résolu, mais il a rendu le reste possible. Peu après son emménagement, Valérie est tombée à nouveau enceinte. L’enfant a été placé. « Mon logement est devenu ma base pour espérer revoir mes enfants. Il fallait que je sois stable, que j’arrête la drogue, que je montre que je pouvais tenir dans la durée. »
Elle a entrepris une cure de désintoxication et accepté un suivi psychiatrique. « Aujourd’hui, je ne consomme plus de drogues dures et j’ai arrêté l’alcool. » Dès son entrée dans le logement, elle a bénéficié d’un accompagnement pluridisciplinaire assuré par une équipe du Samusocial et du CPAS de Bruxelles : éducateurs, assistants sociaux, psychologues, infirmier en santé communautaire et coordinatrice.
Mais pour les bénéficiaires comme Valérie, il arrive que les difficultés d’accès aux soins freinent le processus. « Il faut souvent attendre trois, parfois six mois pour un rendez-vous avec un psychiatre. Or, pour aider un jeune en crise, il faut agir tout de suite », alerte Aude Gijssels. Elle regrette aussi une médicalisation parfois excessive : « Difficile de ne pas tomber sur un psychiatre qui ne soit qu’un ordonnancier. »
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Sophie Soukias
| Valérie a pu louer un appartement grâce au programme Step Forward.
Mais au-delà des soins, se pose la question de l’insertion. Déscolarisée à 12 ans, Valérie dépend aujourd’hui du CPAS, qui l’aide notamment à assumer son loyer. Elle cherche à se former, mais se heurte au manque de qualifications. « Beaucoup de nos jeunes sont dans ce cas. On leur demande de trouver un emploi, de sortir du CPAS, mais sans diplôme, c’est un vrai défi. D’autant plus avec la réforme du chômage, désormais limité à deux ans : passé ce délai, ils retombent dans un CPAS déjà saturé. »
La maternité comme fragile point d’ancrage
Être mère est à la fois un moteur et une source de vulnérabilité pour Valérie. Elle a bénéficié d’un accompagnement spécifique après ses accouchements, pour limiter la dépression du post-partum, dans un contexte personnel marqué par des carences affectives. Aujourd’hui, trois de ses enfants vivent avec elle. Elle se bat pour renforcer le lien avec les autres. « Step Forward m’a fait prendre conscience de ce que signifie être mère. Aujourd’hui, j’éprouve un vrai plaisir à vivre cette normalité : accompagner mes enfants à l’école, m’occuper d’eux. Je me consacre pleinement à ma famille, et à moi-même. »
Dans Jeunes Mères, le dernier film des frères Dardenne actuellement en salle, la vie de jeunes mamans dans une maison d’accueil à Liège résonne fortement avec celle de Valérie. Le film met l’accent sur la relation entre certaines d’entre elles et leur mère, et leur combat pour ne pas reproduire l’abandon affectif subi. Au-delà des addictions, c’est le manque d’amour — ou sa déformation — qui fragilise ces jeunes femmes, un obstacle à surmonter pour briser le cycle.
« On se rend compte que beaucoup de jeunes sont à la rue parce qu’ils fuient des parents problématiques. Aujourd’hui, ils sont de plus en plus nombreux à choisir la rue plutôt que leur famille. »
Coordinatrice du programme Step Forward
Près de dix ans après son entrée dans le programme, Valérie envisage tout doucement d’y mettre un terme et rêve d’un avenir ailleurs. « J’aimerais partir à la campagne, vivre avec mes enfants, loin du stress de la ville. » Aude Gijssels confirme : « Elle a reçu les outils pour s’en sortir. On va vers une fin de suivi. » Son départ permettra de libérer une place pour une autre personne. Mais la demande dépasse largement l’offre. « On manque de logements. Le parc immobilier bruxellois est vétuste, insalubre. Il y a des logements vides, mais on n’a pas les moyens de les réhabiliter. Le logement, c’est vraiment le cœur du problème. Il nous arrive de perdre des jeunes en route, tout simplement parce qu’on ne peut pas les loger à temps. »
Le lien perdure
Depuis 2015, 55 des 80 jeunes accompagnés ont mené le programme à terme. « Vingt d’entre eux peuvent être considérés comme des réussites totales, avec reprise d’études à la clé », explique la coordinatrice. « Je n’aime pas trop les chiffres, mais ces résultats montrent que ça marche, même si le contexte n’est pas toujours favorable. »
Et pour Valérie, le jour où elle quittera définitivement Step Forward ? « Elle sait, dit Aude, que si un jour elle a besoin de nous, elle pourra toujours nous appeler. Le lien ne sera jamais rompu. »
*Valérie est un nom d'emprunt
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