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John Baldessari à Bozar : quand l’art conceptuel promet de ne jamais ennuyer

Michel Verlinden
© BRUZZ
17/09/2025
Updated: 18/09/2025 19.15u
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Bozar consacre une rétrospective inédite à John Baldessari, pionnier de l’art conceptuel dès la fin des années soixante. Avec humour, radicalité et irrévérence, cet artiste californien a, jusqu’à sa mort en 2020 à l’âge de 88 ans, libéré le genre de son esprit de sérieux. « Une fois que vous riez, vous êtes prêt à réfléchir différemment. »

Qui est John Baldessari?

— Rejoint en 1970 CalArts (California Institute of the Arts)

— Reçoit en 2009 le Lion d’or de la Biennale de Venise pour l’ensemble de sa carrière

— Décède en 2020 à 88 ans, à Los Angeles

Le cosmopolitisme de John Baldessari (1931-2020) va comme un gant à Bruxelles.Faut-il dès lors s’étonner que la capitale lui rende hommage à la faveur d’une exposition d’ampleur ? Le lien entre Baldessari et Bruxelles s’avère aussi ancien que solide. Ses premières expositions en Europe eurent lieu à la Galerie MTL (mecque des protagonistes de l’art conceptuel) entre 1972 et 1974, bien avant sa reconnaissance américaine.

À partir de 1989, il collabore régulièrement avec la Galerie Meert Rihoux (devenue Greta Meert par la suite), qui l’expose jusqu’à sa mort. Sans oublier qu’en 1988, il présentait John Baldessari: Recent Works au Palais des Beaux-Arts (l’ancienne dénomination de Bozar). « Cet artiste clé, ce géant de l’histoire récente de l’art, avait une longue histoire avec la Belgique », confirme Zoë Gray, directrice des expositions à Bozar.

Fils d’un père tyrolien autrichien et d’une mère danoise, l’artiste grandit dans un foyer où l’anglais approximatif tenait lieu de langue commune, tandis que l’espagnol résonnait dans les rues poussiéreuses de National City, ville frontalière au sud de la Californie. Cette polyphonie précoce l’a habitué à jongler avec les codes et à percevoir la subtile distance entre ce qui est dit et ce qui est compris – ce que Gilles Deleuze théorisera plus tard sous le terme de « déterritorialisation », soit la capacité à déplacer un élément hors de son contexte pour en révéler d’autres sens.

Cet apprentissage linguistique et culturel irrigue toute son œuvre. Baldessari, qui affirmait « j’ai probablement plus de respect pour le langage que pour l’art en tant que tel », voyait les mots comme des images et les images comme des mots, interchangeables, malléables, sujets à la même ironie. « Je ne les hiérarchise pas ; je joue comme le ferait un écrivain. Après tant d’années à travailler dans l’art, j’ai acquis quelques compétences pour orchestrer le sens. » Ce jeu avec les signes et les registres deviendra l’une de ses marques de fabrique, mais aussi l’outil de ses ruptures les plus radicales.

Brûler, dit-il


En 1970, Baldessari accomplit un geste qui le propulse définitivement dans l’histoire de l’art conceptuel : il brûle l’intégralité de ses œuvres réalisées entre 1953 et 1966 lors d’une cérémonie baptisée The Cremation Project. Véritables funérailles artistiques, cette crémation est à la fois un acte de libération et une déclaration de guerre aux habitudes esthétiques. Les cendres, soigneusement recueillies, sont plus tard incorporées dans la pâte de biscuits présentés au MoMA de New York, lors de l’exposition Information consacrée à l’art conceptuel.

Ce geste radical le place aux côtés d’autres artistes de la même génération qui, à la charnière des années 1960 et 1970, rompent avec les médiums traditionnels : Joseph Kosuth, qui déclare que l’art est essentiellement une proposition d’idées ; Lawrence Weiner, pour qui « l’œuvre PEUT être réalisée, mais ce n’est pas nécessaire » ; On Kawara, dont les toiles datées transforment le temps en matière ; ou encore Bruce Nauman, qui utilise son propre corps comme outil artistique. Tous, à leur manière, cherchent à dépasser l’objet pour privilégier le concept, le processus, le langage.

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John Baldessari est notamment connu pour ses dot paintings. En recouvrant les visages de pastilles colorées, il détourne le regard du spectateur et l’oblige à observer d’autres détails de l’image.

Baldessari, lui, mêle à cette rigueur conceptuelle un humour et une désinvolture hérités du Pop et du Dada, tout en revendiquant une affinité avec le surréalisme européen. « Il avait ce lien très clair avec Magritte », souligne Zoë Gray. « Comme lui, il prenait un plaisir malin à déjouer la logique, à créer des images qui forcent le spectateur à interroger ce qu’il voit. »

Autre rupture : dès 1971, il proclame qu’il « ne ferait plus jamais d’art ennuyeux » (I Will Not Make Any More Boring Art). Ne pouvant participer à une exposition au Nova Scotia College of Art and Design (Nouvelle-Écosse) faute de moyens, il demande à ses étudiants d’écrire cette phrase à la main, en boucle, sur les murs blancs de la galerie. L’installation, à la fois déclaration de principe et punition scolaire détournée, devient l’une de ses œuvres les plus célèbres.

Pour David Platzker, l’un des commissaires de l’exposition à Bozar, « ce moment est fondateur : il montre comment Baldessari s’autorise à changer de grammaire visuelle et à s’attaquer à l’idée reçue que l’art doit être sérieux pour être légitime. Il introduit le jeu comme méthode, et ce jeu est redoutablement efficace pour toucher un public au-delà des cercles spécialisés ».

L’humour comme arme


Si Baldessari a profondément marqué l’art conceptuel, c’est aussi parce qu’il a injecté dans ce territoire parfois austère une dose salutaire d’humour et d’absurde. Dans Throwing Three Balls in the Air to Get a Straight Line (1973), il photographie, encore et encore, des balles lancées dans le ciel bleu californien, en quête d’un alignement parfait… qui n’arrive jamais. « C’est à la fois une blague visuelle et une démonstration de persévérance inutile, un peu comme Sisyphe avec un sens de l’autodérision », observe Zoë Gray.

Dans Tips for Artists Who Want to Sell (1966-68), il peint, en lettres capitales, des conseils ironiques : « Utilisez du bleu, c’est une couleur populaire », « Évitez les scènes de crucifixion ». L’humour mordant y dévoile à quel point les attentes commerciales peuvent influencer la production artistique. Baldessari s’amuse à rendre visibles ces clichés, tout en invitant à les déconstruire.

Pour lui, l’humour n’est jamais un simple ornement : c’est un outil critique. Comme il le confiait à David Platzker : « Regarder les choses avec autant de fraîcheur que possible, c’est se forcer à voir ce qui est sous notre nez mais que l’on ne remarque plus. » Cette injonction explique pourquoi il refuse de figer ses œuvres dans une lecture unique : ses images combinent souvent des fragments de photographies trouvées, des zones de couleur qui masquent les visages, et des phrases qui semblent provenir d’un autre contexte.

Noses and Ears (Part One) (2006) John Baldessari

Dans des expérimentations photographiques comme Noses and Ears (Part One) (2006), John Baldessari joue sur le manque et la reconstitution mentale.

Zoë Gray insiste : « Il avait compris que l’humour permet de désarmer le spectateur, de lui faire baisser la garde. Une fois que vous riez, vous êtes prêt à réfléchir différemment. » Cette approche, qui mêle la légèreté du geste à une réflexion exigeante sur la communication visuelle, a profondément marqué plusieurs générations d’artistes, de Cindy Sherman à Barbara Kruger, en passant par Douglas Huebler.

Une rétrospective vivante à Bozar


L’exposition Parables, Fables and Other Tall Tales à Bozar réunit plus de 60 œuvres, parfois monumentales et pour certaines inédites en Europe. Le parcours, conçu par un trio curatorial américain – David Platzker, Rita McBride et Bartomeu Marí – occupe 1 000 m² et se refuse à toute linéarité chronologique. « L’approche est entièrement expérientielle », précise Platzker.

On y retrouve ses premières expérimentations photographiques, ses collages mêlant texte et image, ainsi que ses dot paintings, où des pastilles de couleur recouvrent les visages pour forcer le regard ailleurs. Dans Wrong (1967), il enfreint sciemment les règles de composition photographique. Dans Noses and Ears (Part One) (2006), il fragmente des portraits pour isoler certains détails, jouant sur le manque et la reconstitution mentale.

Certaines pièces monumentales envahissent des pans entiers de murs, comme The Duress Series: Person Holding on to Pole Attached to Exterior of Tall Building (2003). La tension dramatique de la scène – un personnage agrippé à un poteau en façade – est neutralisée par la distance froide de l’image et par son insertion dans une série où la logique narrative se dilue.

Pour David Platzker, la résonance de l’œuvre de Baldessari tient aussi à la transformation de notre rapport aux images : « Avant les années 2000, la plupart des artistes travaillaient avec des outils analogiques : appareils photo argentiques, photocopieuses, ciseaux, scotch. Les images avaient alors un statut presque sacré ; ce que l’on voyait était généralement accepté comme authentique et unique. »

Baldessari, en travaillant à Los Angeles, au cœur de l’industrie du cinéma et de la télévision, a très tôt perçu la porosité entre image de fiction et image documentaire. Son geste – recadrer, combiner, colorer – anticipait déjà la fluidité avec laquelle les images circulent aujourd’hui, manipulées en quelques clics. Cette lucidité fait de lui, selon Platzker, un observateur aigu de la construction du réel par l’image, et un compagnon idéal pour un public contemporain habitué aux flux incessants de visuels sur les réseaux sociaux.


L’accrochage insiste aussi sur son rôle d’enseignant à CalArts (1970-1988). Baldessari n’enseignait pas des techniques à l’Institut des arts californien, mais une attitude : « Il encourageait ses étudiant·e·s à ne jamais s’installer dans un style, à se mettre constamment en danger », rappelle le curateur. Ses anciens élèves, comme Mike Kelley ou David Salle, se souviennent d’un mentor capable de renverser une discussion entière par une question absurde qui obligeait à tout repenser.

« Il encourageait ses étudiant·e·s à ne jamais s’installer dans un style, à se mettre en danger »

David Platzker, l’un des trois curateurs

Et c’est ce que Bozar invite à expérimenter : un art qui, derrière la blague ou le geste absurde, interroge notre manière de voir et de penser les images. À l’heure où l’IA génère des millions de visuels en quelques secondes, revenir à la lenteur, à l’attention et à l’accident assumé, comme le propose Baldessari, s’avère militant.

L’exposition rappelle qu’il n’était pas seulement un « artist’s artist », apprécié de ses pairs pour son érudition et sa liberté, mais aussi un créateur capable de parler à tous. Faire coexister la réflexion critique et l’éclat du rire : voilà, sans doute, son plus grand tour de force.