À 27 ans, Ahmed Saleh poursuit son écriture loin de Gaza et transforme son exil en rencontres littéraires. À Passa Porta, il lance une série de soirées inspirées de celles qu’il organisait chez lui. Malgré la douleur d’être séparé des siens, il se raccroche à la vie.
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Sophie Soukias
Ahmed Saleh, auteur originaire de Gaza : ‘Non, habibi, tu ne dois pas mourir’
Qui est Ahmed Saleh?
- Né en 1998 à Gaza.
- Diplômé en sciences politiques et en gestion d’entreprise. Acteur culturel, il s’engage contre ceux qui détiennent le pouvoir.
- Quitte Gaza pour l’Europe en 2023, trois mois avant le 7 octobre.
- À Bruxelles, lance à Passa Porta des rencontres littéraires et poursuit sa poésie.
À l’adolescence, il écrivait pour dire ce qu’il n’osait pas formuler face à celle qu’il aimait. Quelques mots doux, griffonnés à Gaza, là où il est né en 1998. Ahmed Saleh n’a jamais cessé d’écrire depuis. La poésie l’a longtemps intimidé – « Je ne voyais pas comment faire la différence » – alors il s’est engagé autrement : en organisateur de soirées littéraires. Des événements sans subventions ni programme, où se croisaient écrivains, musiciens, penseurs. « Gaza est une scène débordante d’auteurs », se souvient-il.
Difficile de ne pas sentir le gouffre qui le sépare de ces années-là. À 27 ans, Ahmed vit à Bruxelles, encore en procédure d’asile. Il est curateur à Passa Porta, maison internationale des littératures, d’une série de rencontres culturelles qu’il lancera en octobre. Même concept qu’à Gaza, autre décor, autre réalité. Ses amis ont disparu, le quartier où il a grandi est devenu un champ de ruines, et sa famille tente de survivre sous une tente à Khan Younis, après un passage par Rafah.
Le projet qu’il porte s’intitule RIHLA (qui signifie « voyage » en arabe) et correspond à l’acronyme de Roots, Identity, Home, Language, Alienation. Tout est dit. À ses côtés pour la première édition bruxelloise : le romancier palestinien Karim Abualroos, la poète et cinéaste égyptienne Alaa Hassanien, et la musicienne tunisienne Amel Sdiri. Une cartographie sensible de l’exil arabe, pensée par un homme qui, trois mois avant le 7 octobre 2023, avait décidé de quitter Gaza
Pour mon peuple
Il ne voulait pas partir. « Je voulais faire quelque chose chez moi, pour mon peuple. » Diplômé en sciences politiques et en gestion, il comprend vite que les diplômes, là-bas, n’ouvrent aucune porte. Sauf à rejoindre l’appareil du Hamas ou du Fatah, qu’il envisage comme « des pions du gouvernement génocidaire israélien ». Il refuse. Il manifeste. Il écrit contre ceux qui détiennent le pouvoir. Il est arrêté, menacé. « On m’a dit que si je continuais, je ne reverrais plus jamais la lumière du soleil. » Après un bref passage par l’Égypte, il choisit de partir. Un visa artistique pour l’Italie en poche, il finit par rejoindre la Belgique.
Le 7 octobre, Ahmed est hospitalisé à Bruxelles. Un ami de Gaza lui envoie un message sur WhatsApp : « Quelque chose ne tourne pas rond ». Quelques jours plus tard, une attaque israélienne frappe la maison de cet ami. Toute sa famille, restée au rez-de-chaussée, est tuée. Lui, au premier étage, survit. Au même moment, l’hôpital annonce à Ahmed qu’il doit partir. Il n’a nulle part où aller. Direction le Petit Château, le centre d’accueil pour demandeurs d’asile.
Il y vit dans un dortoir de 17 lits, sans rideaux pour séparer les couchages. Il écrit. Il poste sur les réseaux. Une lectrice palestinienne alerte une amie à Bruxelles, qui contacte Piet Joostens, responsable des résidences à Passa Porta. Celui-ci lui tend la main : « Il m’a montré du doigt mon bureau, le chauffage, la cuisine. Je ne parlais pas anglais à l’époque, mais j’ai compris ce qu’il faisait pour moi. » Dans la chaleur du bureau, il éclate en sanglots. « Je pleurais de cette chaleur. Ma famille me manquait et mes amis à Gaza, à la recherche d’eau potable et de quoi manger, n’avaient plus de temps pour moi. À 18h, Passa Porta fermait : il fallait rentrer au dortoir. »
Crise d’angoisse
Un jour, il retrouve son exemplaire d’Animal Farm de George Orwell, déchiré et jeté à la poubelle par un compagnon de chambrée. « Il y avait un cochon sur la couverture. » Il fait une crise d’angoisse. Dans cette ville froide, il se sent suspendu, incompris. « J’avais le sentiment d’être réduit à un numéro sur une carte de réfugié. J’ai quitté le camp à Gaza, sa dureté mais aussi sa tendresse, pour chercher mon humanité, devenir un nom parmi d’autres — mais j’ai vite compris : je resterai réfugié toute ma vie. »
« J’écris pour garder mes émotions en vie »
auteur et programmateur culturel
Même à Bruxelles, les menaces envers lui et sa famille le rattrapent, explique-t-il. Ses prises de position contre le Hamas lui attirent l’hostilité de certains groupes pro-palestiniens radicaux. Il s’éloigne des cercles militants et décline les invitations aux soirées thématiques de la capitale. « Nous ne partageons pas la même vision de la résistance. On tente de nous faire croire qu’elle passe par le sacrifice. Le Hamas, c’est une culture de la mort. Et je refuse d’y adhérer. » Ce qu’il souhaite ? Être simplement un acteur du monde culturel. « Pas “le pauvre Palestinien”. Je ne suis pas une victime et je refuse de bâtir un nom sur nos morts. Je suis un survivant. »
Lui qui s’était interdit de faire de la poésie y revient désormais pleinement. Non pas pour « faire la différence », mais pour « garder ses émotions en vie », dit-il. « Le jour où je ne ressentirai plus rien, ce sera fini pour moi. » Dans son poème Can I die or must I wait, il écrit : « [Why can’t we] convert prisons, jails, torture chambers to fields and gardens and songs ? Arms factories… to cinema houses and theaters… tanks… to jewelry and earrings for women ? […] » Il pense à son neveu, né dans une tente. Un enfant sans murs, sans musique, sans école. « Je ne peux pas supporter ça. Les enfants de Gaza doivent connaître le langage du futur, des jeux, de l’amour. Pas celui de la guerre. » Et d’ajouter : « Non, habibi, tu n’es pas forcé de mourir. »
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