Interview

Dominique Goblet & Caroline Sury, sorcières de la BD : ‘Notre futur sera féminin’

Kurt Snoekx
© BRUZZ
03/06/2021
© Heleen Rodiers

Le monde tourne et la scène de la bande dessinée tourne avec lui, lentement mais sûrement. Ainsi, ces dernières années, de plus en plus de créatrices de BD ont trouvé leur place dans un monde où les hommes ont longtemps dominé. Un regard sur l'histoire, le présent et l'avenir à travers les yeux de Dominique Goblet et Caroline Sury, deux des plus grandes forces créatrices de notre époque.

DOMINIQUE GOBLET

Née à Bruxelles en 1967

Étudie les arts plastiques à Saint-Luc

Fait partie du groupe Frigoproduction dans les années nonante, qui deviendra l’actuel Frémok

Débuts en 1997 avec Portraits crachés, suivi de Souvenir d’une journée parfaite en 2002

Percée avec Faire semblant c’est mentir (2007)

Les Hommes-Loups (2010) et Plus si entente... (avec Kai Pfeiffer, 2014) la consacre comme l’une des autrices de BD les plus importantes de sa génération

En 2019, elle est présidente du jury du Festival International de la Bande Dessinée à Angoulême, et son livre L’amour dominical, un quatre-mains avec Dominique Théate, est sélectionné pour les Fauves l’année suivante

En 2020 elle est récompensée du Grand Prix Töpffer pour l’ensemble de son œuvre

CAROLINE SURY

Née à Laval en 1964

Est diplômée de l’École des Beaux-Arts de Bordeaux en 1989

En 1993, elle co-fonde avec Pakito Bolino Le Dernier Cri, qu’elle contribue à faire évoluer en épicentre légendaire de la scène graphique underground internationale

Dessine pour des revues comme Lapin, Ferraille et Strapazin et des journaux comme Libération et Le Monde

Publie Bébé 2000, sa première bande dessinée, en 2006 chez L’Association

Quitte Le Dernier Cri en 2009

Cou tordu (2010) poursuit la dissection sans pitié de son autobiographie

Un matin avec Mlle Latarte fait partie de la sélection officielle du Festival International de la BD à Angoulême en 2020

Avec Ludovic Ameline elle fonde la maison d’édition La Gangue

« Un prix, c'est ce qu'on donne à une œuvre d'art. Quelque chose d'exceptionnel, quelque chose qui n'est pas nécessairement facile ou agréable à lire. Non, cela doit être original, avoir un esprit, une âme. Cela peut vous échapper, heurter, blesser, bouleverser. Et quand on reprend ses esprits, on réalise que cela nous a enrichi. C'est de l'art. Ça, pour moi, c'est la BD. »

Depuis des années, deux icônes de la scène contemporaine de la bande dessinée offrent ce genre de livres au monde : la Française Caroline Sury – à qui l'on doit les mots ci-dessus, fondatrice en 1993 avec Pakito Bolino de l'épicentre de l'underground graphique Le Dernier Cri à Marseille, et aujourd'hui, avec Ludovic Ameline, gardienne de la maison d'édition La Gangue – et la Bruxelloise Dominique Goblet – pionnière de la bande dessinée alternative dans les années nonante avec le groupe Frigoproduction, puis particule élémentaire des éditions radicalement novatrices Fréon et Frémok, dont le succès a largement dépassé les frontières.

On pensait que la BD machiste, c’étaient les autres. Mais non, c’était aussi ces milieux alternatifs

Dominique Goblet

Mais plus important que ce curriculum vitae, c'est le travail de ces deux-là. Un travail qui ne se laisse pas enfermer dans les cases de la bande dessinée et qui s'étend volontiers aux découpages, illustrations, peintures, sérigraphies, céramiques et arts visuels. Et lorsqu'il apparaît sous forme de livre, il se frotte si fort aux limites du support qu'il s'incruste pour allumer un feu inextinguible. Un feu qui consume tout, qui excite, déchire et attendrit, clarifie et obscurcit, aime et blesse. Les livres de Caroline Sury et Dominique Goblet imprègnent la vie de façon vertigineuse. La vie où elles, avec générosité et résilience, incarnent et laissent paraître leur moi le plus intime sous les traits de la femme, l'homme, l'artiste, la rage, la tristesse, la caresse, le corps, fantasme, réflexion, blessure, rêve, transparence, imperméabilité…

Là, à la surface de la vie et dans l'intimité des tripes, la bande dessinée devient une œuvre d'art. Une œuvre qui mérite des prix. En 2020, lorsque Dominique Goblet (pour L'Amour dominical, son quatre-mains avec Dominique Théate) et Caroline Sury (pour Un matin avec Mlle Latarte) ont été nominées pour les Fauves du prestigieux Festival International de la Bande Dessinée (FIBD) d'Angoulême, elles n'ont rien remporté. Mais le vent semble avoir tourné, depuis la situation très déséquilibrée de 2016, où la liste des nominés comptait 30 noms, dont zéro femme, et le FIBD était rebaptisé en "Femmes Interdites de Bande Dessinée". Dominique Goblet : « Quand on sait qu'aujourd'hui dans les classes de BD, il y a plus de filles que de mecs, ça va se faire très naturellement, l'apport de féminité dans le monde de la BD. »

C'EST FAIT, TAIS-TOI
C'était différent quand Dominique Goblet et Caroline Sury ont fait leurs premiers pas, peut-on constater au Sterput, lieu de perdition favori à Bruxelles, où les deux têtes d'affiche du Picture ! Festival se saluent chaleureusement, un bon quart de siècle après leur première rencontre. « C'était en 1994 à l'occasion d'Autarcie Comix, un festival organisé par Fréon à Bruxelles puis à Paris », raconte Dominique Goblet. « L'objectif était d'unir les forces des labels indépendants de BD de toute l'Europe. Le fait que tous ces groupes se soient retrouvés dans un réseau a vraiment fait basculer le paysage. »

Dominique Goblet Caroline Sury
© Heleen Rodiers | Caroline Sury (à gauche) et Dominique Goblet : « Quand on revendique le point de vue d’une femme, et que l’on parle de sa vie, alors les hommes se sentent en danger. »

Ces groupes – Le Dernier Cri pour Caroline Sury, Fréon pour Dominique Goblet – étaient des lieux furieux de création. Des lieux où la liberté et l'ardeur au travail débridées s'allient à l'inventivité radicale, au traitement précieux, aux idées folles et à l'extase visuelle. Des lieux où l'art fait pencher la société du côté progressif… « Quand je suis sortie de l'école », raconte Dominique Goblet, « j'étais la seule fille du groupe Fréon et presque la seule de (la maison d'édition française, NDLR) L'Association. En Allemagne, il y avait Anke Feuchtenberger, et en France, il y avait Caroline. Nous étions toutes les trois dans la même situation. On était très isolées. »

Ça a été difficile ?
Dominique Goblet : C'était vraiment difficile. (Hésite) Je suis un peu pudique d'en parler. Tu sais que j'adore le Frémok, leur philosophie... On est une famille artistique. Au cours de ces premières années, je voulais vraiment faire partie de cette énergie, m'investir dans l'organisation. Mais, pour une raison ou une autre, je n'ai jamais réussi. Il y a eu des moments où j'ai été très mal traitée par certaines personnes. On m'a tenue à l'écart de certaines réunions, et lorsque nous sommes passés d'un groupe d'auteurs à une véritable maison d'édition, et qu'il fallait des forces motrices, il s'est avéré que je n'ai pas pu faire partie de l'organisation, malgré ma candidature... C'était l'horreur, parce qu'on est rejeté par ses pairs.
Je n'ai pu en parler que dix ans plus tard, avec les personnes qui me sont les plus proches. Je pense que beaucoup n'étaient même pas conscients de ce qu'ils faisaient ou de l'effet que cela avait sur moi. Et tout ça est arrivé à un moment où tout commençait pour nous, où l'on ne savait pas si on allait tous trouver notre place. Peut-être que ça a fait peur à certains de voir que mon travail était par chance repéré un peu plus vite ? Peut-être c'était juste de la jalousie ? Et peut-être que ça aurait été la même chose si ça avait été un groupe de filles. Mais on ne peut pas nier le fait que ce n'étaient pas des filles, et qu'Anke et Caroline, chacune dans des pays différents, ont eu les mêmes expériences. On pensait alors que la BD machiste, c'étaient les autres. Mais non, c'était aussi ces milieux alternatifs.

Dans les années nonante, être féministe, c’était comme être végan : insupportable

Caroline Sury

C'est pour ça que vous avez envisagé de vous réunir dans un groupe ?
Goblet : Oui. Peut-être pour voir si le fait d'être juste entre nanas allait produire des discussions qui pouvaient générer d'autres formes de création. Pour voir quel genre de sujets seraient abordés, si on aurait moins de retenues pour parler de certaines choses... Et pour être plus cool pour travailler. C'était un projet qui nous motivait à fond, mais chaque fois qu'on en parlait à des mecs, ça les énervait : « Vous êtes des féministes ? »
Caroline Sury : Et être féministe, c'était comme être végan : insupportable.
Goblet : À un moment donné, un important éditeur alternatif a entendu parler de notre projet, et il s'est tellement emporté contre Caroline que je l'ai retrouvée en train de pleurer. Il disait que c'était débile de vouloir ghettoïser les femmes. Qu'on avait notre égalité et nos droits, « qu'est-ce que vous voulez en plus ? »
Sury : « C'est fait, tais-toi ! »
Goblet : Je l'ai cuisiné pendant deux heures, jusqu'au finish. Je lui ai dit que les groupes composés uniquement d'hommes avaient existé tout le temps et partout. Que notre groupe n'était pas là pour lutter contre les mecs. Que même si on pouvait pratiquer notre art seule entre dix mecs, on pouvait aussi ressentir une certaine pression. Et que le fait d'être une femme a quand même une influence sur notre identité créatrice, et qu'en tant que femmes, on ne peut pas ne pas être sensibles à la situation des autres femmes dans le monde. À la fin, il a dit : « Vous devez foncer ! » (Soupir) Le besoin d'expliquer tout le temps pourquoi on veut faire ça…
Sury : Alors que c'était juste par amitié. Nous nous comprenions et nous partagions une certaine frustration quant à notre propre rôle, en tant que femme, et quant aux propos que l'on voulait tenir dans nos BD. Bébé 2000 (première BD autobiographique de Caroline Sury, sur sa grossesse assombrie, NDLR) était vraiment un problème pour Pakito Bolino, mon compagnon de l'époque, parce que je parlais de nous. Je parlais de certaines choses qu'il ne voulait pas voir dans un livre, dans l'espace public. Alors que je ressentais juste le besoin d'en parler. Et aussi parce que j'étais convaincue que je n'étais pas la seule, que cela touchait aussi d'autres femmes.

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© Heleen Rodiers | Caroline Sury (à gauche) et Dominique Goblet : « Quand on revendique le point de vue d’une femme, et que l’on parle de sa vie, alors les hommes se sentent en danger. »

LA VRAIE VIE
Bébé 2000 et son successeur Cou tordu s'inspirent brutalement, impitoyablement, radicalement de la propre vie de Caroline Sury ; ses personnages portent tout simplement les noms qu'ils ont dans la vraie vie. Ce n'est pas du goût de Pakito Bolino, son partenaire de l'époque, avec qui elle a fondé Le Dernier Cri, pourtant le havre invitant les iconoclastes à faire ce qui ne peut être fait nulle part ailleurs, à s'exprimer librement et sans limites. En 2009, elle claque la porte et elle est rayée petit à petit de l'histoire du légendaire temple païen. « J'ai tout donné pour tous les artistes qui sont venus chez nous, mais à un moment donné, j'ai compris qu'il y avait d'autres choses à faire », raconte Caroline Sury, « j'avais envie de parler différemment, de retrouver celle que j'avais perdue au cours de ces seize années. Drôles de Dames était ma façon d'aller à l'encontre de la vision majoritairement masculine du sexe au Dernier Cri, avec beaucoup de violence et d'érections. Je voulais parler de l'érotisme, de la féminité extravertie. Je voulais montrer ce que nous pouvons exprimer avec notre corps, une autre vision de la femme, plus farfelue, avec beaucoup de masturbation et beaucoup de poils. Très ludique et se terminant toujours par des jambes écartées et le sexe de la femme. »

Un discours qui vous soit propre ?
Sury : Oui, et c'est à contre-courant. Avec Le Dernier Cri, tout était possible, du trash qui va très loin concernant la religion, le sexe, mais toujours d'un point de vue masculin. Quand on revendique le point de vue d'une femme, et que l'on parle de ce qu'on ressent vraiment, alors les hommes se sentent en danger.
Goblet : C'est vrai que si les propos de la femme tournent de façon très intime autour des enjeux féminins, ça peut devenir un peu compliqué. Il y a encore beaucoup de sujets difficiles à traiter. Si une femme parle de la sexualité, mais de son côté moins sexy, de ses désagréments et de ses difficultés, ou - imaginez ! – d'une femme qui ne baise pas beaucoup. Ou la ménopause ! « On ne parle pas de ça, ce n'est pas glamour. »

En tant que femmes, on ne peut pas ne pas être sensibles à la situation des autres femmes dans le monde

Dominique Goblet

Y a-t-il une BD féminine ?
Goblet : Ça, c'est une question dangereuse.
Sury : Moi, je dirais pas. (Hésite) J'aimerais dire pas. Mais bon...
Goblet : Je pense que l'on a vite tendance à dire que l'on doit étouffer les différences entre hommes et femmes. Et je ne suis pas non plus pour un clivage entre les sexes, mais je pense que les spécificités peuvent être très précieuses.
Sury : En fait, cette catégorie viendra naturellement, car les femmes sont en train d'exploser depuis les années 2000. Notre futur sera féminin, il va être sorcière.
Goblet : La féminité d'une BD ne se mesurera pas non plus à sa sensibilité. Cette catégorie gagnera en importance selon la façon dont le monde et notre place dans celui-ci évoluent. En raison du contexte social et politique, les positionnements, les langues qui se libèrent et nous permettent à nous aussi de porter un discours.

Avec votre propre langue et vos propres règles ?
Sury : Cela a été très important pour moi. Dans la vie, j'ai parfois du mal à m'exprimer. J'ai peur de la réaction des autres, de les affronter, d'être rejetée. Alors que, dans des périodes vraiment névralgiques, j'ai besoin de pouvoir parler des choses pour les comprendre. Réaliser que nous vivons dans une société de patriarcat, où les femmes n'ont toujours pas acquis le droit de parler de certaines choses, c'était insupportable pour moi. Je dois pouvoir exprimer ce que je vis – en ne me disculpant pas, je suis tout aussi coupable d'incompréhension. Mais ça me permet de me comprendre moi. Et ce qui en résulte, c'est la BD. La BD qui n'a pas de règles, mais qui part des tripes. De l'humain, du sensible, de la vraie vie.
Goblet : C'est se mettre nu devant les gens. Se montrer avec toutes ses blessures, accepter ses faiblesses, ses échecs, et y trouver un élément qui renverse les choses, qui apporte brillance et lumière. Il y a une grande force dans cette fragilité. Une résilience qui te permet de quitter la posture douloureuse des choses qui t'ont victimisé.e dans la vie et de te rapprocher de toi-même. Pour voir soudain la beauté au-delà des faits qui t'ont déprimé.e.

PICTURE! FESTIVAL
DOMINIQUE GOBLET : OSTENDE

> 20/6, BELvue Museum, picturefestival.be

CAROLINE SURY : BE GORE NOW
> 13/6, Sterput, sterput.org

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