Interview

Ode à la ville sordide : Joris Mertens immerge Bruxelles dans le film noir

Kurt Snoekx
© BRUZZ
17/06/2022

Joris Mertens a 51 ans quand, après quasiment trois décennies dans le monde de la publicité, du cinéma et de la télévision, il fait son entrée dans le milieu de la BD et connaît tout de suite le succès avec sa première œuvre Béatrice . Avec son deuxième album Nettoyage à sec, une ode nostalgique à la ville sordide, il persiste et signe.

JORIS MERTENS ?

Naissance à Malines en 1968 Étudie le graphisme à l’école Sint-Lukas à Bruxelles

Atterrit dans le monde de la publicité, du cinéma et de la télévision, où il travaille pendant 28 ans en tant que concepteur de décor, directeur artistique, illustrateur, artiste storyboard, photographe et graphiste, entre autres pour Rosie & Moussa, Manneken Pis et Le Fidèle

Fait ses débuts en tant que dessinateur de BD en 2019 avec Béatrice, sans texte, pour laquelle il reçoit de nombreux prix

Nettoyage à sec, son deuxième album, est immergé dans le film noir, les averses incessantes et les néons de la ville

En fait, l'idée que les choses vont finir par mal tourner me tourmente en permanence. C'est un peu dans ma nature », nous explique Joris Mertens dans sa maison à Rumst, situé entre Malines et Anvers, où il a fait ses débuts inopinés en tant que dessinateur de BD en 2019. « Je suis arrivé dans le monde de la BD en tant que quinquagénaire. Je ne connaissais rien du tout à ce milieu. Ça sentait l'échec, non ? À un moment donné, les gens se rendraient compte que je n'y connaissais rien et j'aurais été démasqué. Finalement, j'ai tout de même réussi à écrire un deuxième livre, mais je pense que dans trois ans, tout va finir par imploser. (Rires) Et oui, un optimiste est un pessimiste mal informé, selon le dicton. Je suis plutôt un pessimiste qui arrive à en rire de temps à autre. »

Sa modestie n'est pas feinte mais elle est injustifiée. Avec Béatrice, Joris Mertens n'a pas seulement fait acte de présence dans le monde de la BD, le livre a également été couvert de nombreux prix et de louanges. Entre autres, le 'Brüselois' François Schuiten admire le fait que sa ville puisse être dessinée de façon aussi glorieuse par un Flamand qui ne la fréquente plus autant depuis ses études dans les années 1980. Et on peut facilement comprendre pourquoi Béatrice a su à conquérir le grand maître de l'imaginaire urbain : la ville construite par Joris Mertens se trouve sur un terrain mouvant et emprunte des éléments à Bruxelles, Paris et Anvers. Béatrice érige un monde constitué de couches de nostalgie, met en scène de la poésie sans mots et raconte une histoire douce-amère de petits bonheurs fragiles et de profonde tragédie humaine.

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"J'aime le côté tragique", avoue Joris Mertens. « Dans Béatrice, je joue avec l'idée que le bonheur est quelque chose qu'on cherche toujours ailleurs, alors qu'il était là depuis le début mais on ne s'en rend pas compte. L'illusion que la belle vie se trouve ailleurs – dans Béatrice, il s'agit d'un vieil album photo, dans le monde actuel, il s'agirait plutôt d'Instagram ou d'autres réseaux sociaux – tandis que la vraie vie nous échappe. Dans Nettoyage à sec, cette illusion de bonheur renfermée dans le sac plein d'argent que le protagoniste François emporte à la volée, fera prendre à sa vie un tournant fatal. Alors que le ticket de loterie gagnant était dans sa poche depuis le début. »

LE GRAND SAUT
Chercher le bonheur ailleurs, c'est aussi ce que Joris Mertens a fait, mais avec des conséquences moins catastrophiques pour lui. Quand il a débuté comme dessinateur de BD, cela faisait près de trente ans qu'il travaillait dans le monde de la pub, du cinéma et de la télévision. Après avoir terminé ses études de graphiste à l'école Sint-Lukas à Bruxelles, il s'est retrouvé à travailler comme concepteur de décor, directeur artistique, illustrateur, storyboarder, photographe et graphiste pour entre autres Rosie & Moussa, Manneken Pis, In Vlaamse velden, Amigo's, Cordon, De infiltrant, Vele hemels boven de zevende, Le fidèle et GR5. Jusqu'en 2017, lorsqu'il a décidé de faire une pause de plusieurs mois pour s'assurer que son moi de cinquante ans avait encore les mêmes rêves.

J’ai beaucoup aimé travailler pour le cinéma, mais au final, on ne fait que peaufiner la vision artistique d’un autre. J’avais presque cinquante ans, je n’avais pas d’enfants, je vivais seul et je me suis dit : si je veux faire le grand saut, c’est maintenant

Joris Mertens

« J'ai grandi avec Buck Danny, Gaston et Blake & Mortimer, et pendant mes études déjà, j'avais envie de faire ma propre BD. À l'époque, c'était encore la tradition de la ligne claire. Mais au fil du temps, ce rêve s'est recouvert de poussière et ma vie s'est jouée loin des BD. Comment je suis arrivé à cela ? Parce que je suis un réalisateur, acteur et directeur photo frustré. (Rires) J'ai beaucoup aimé travailler pour le cinéma, mais au final, on ne fait que peaufiner la vision artistique d'un autre. J'avais presque cinquante ans, je n'avais pas d'enfants, je vivais seul et je me suis dit : si je veux faire le grand saut, c'est maintenant. Je savais que je pouvais créer une ambiance avec mes dessins et je voulais faire mes preuves en reliant mes dessins à une histoire. Mon expérience avec les storyboards et les découpages m'ont beaucoup aidé. »

"D'ailleurs, je n'aurais pas pu le faire quand j'étais plus jeune", explique Joris Mertens. « Je suis du genre à m'épanouir tardivement, c'est à chaque fois pareil. Et non, ma volonté de devenir un dessinateur de BD internationalement reconnu n'est pas due à ma crise de la quarantaine. (Rires) Même si au début je me suis dit : peut-être que dans le milieu de la BD, je rencontrerai une chouette femme. Mais depuis, j'ai compris que c'était un monde surtout peuplé d'hommes d'âge moyen qui s'appellent Danny, Benny et Ronny. » (Rires)

ENCORE UN BISCUIT
Danny, Benny, Ronny et les autres lecteurs pourront chiner des souvenirs dans Nettoyage à sec. Le protagoniste François – "un homme laid à l'allure peu sympathique, mèche rabattue sur le crâne, qui pourrait aisément être un méchant gangster dans une autre histoire" – parcourt la ville pour la blanchisserie Bianca. Il passe d'une mauvaise expérience à une autre. En chemin, il croise des vies rêvées qui se jouent dans des halls d'hôtel à l'éclairage chaud, des affiches de film de Taxi Driver, Le Vieux Fusil et Quai des Orfèvres, et des bâtiments qui apparaissent comme des souvenirs d'un passé lointain et moins lointain.

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"Je me suis un peu servi du patrimoine belge, en effet", dit Joris Mertens en riant, à propos de la présence difficile à rater d'icônes bruxelloises comme le Cinéma ABC, la tour Martini, le Parking 58, l'Innovation, la salle de cinéma Eldorado, l'Hôtel Métropole… et Marc 'Luigi' Didden. "Il faut voir cela comme un genre innocent de nostalgie", dit-il. « Une certaine vision mélancolique de ma jeunesse, j'ai grandi avec les films français des années 1970. Surtout des films de gangsters comme Le Cercle rouge avec Alain Delon et sa prétention, parlant de lui-même à la troisième personne. (Rires) Toute l'ambiance parisienne de cette époque, les rues pleines de voitures de ma jeunesse. Et puis Bruxelles, la 'dangereuse grande ville' où, en tant qu'étudiant, je venais chaque jour en train depuis Malines pour étudier à l'école Sint-Lukas. Cette ville m'a ouvert les yeux, m'a formé. Des endroits comme le City 2 et Rogier, avec le revêtement de sol Pirelli. Sécher les cours et prendre le tram, parfois vivre des choses passionnantes. Bruxelles a tout ouvert. »

Je ne pense pas que tout était mieux dans les années 1970, loin de là même. Mais contrairement à l’aspect actuel très policé, il régnait un certain désordre. La beauté côtoyait la décrépitude, nous étions plus libres et toujours en quête du bien et du mal

Joris Mertens

"Mais je ne suis pas resté coincé dans la nostalgie", précise Joris Mertens. « Ce monde des années 1970 me sert surtout à créer mon petit monde. À camoufler le fait qu'en réalité, je ne suis pas si fort dans la narration d'histoires. Nettoyage à sec est le fruit de quelques images sans connexion qui s'étaient frayé une place dans ma tête – comme la scène d'un homme qui court dans un bois, apeuré, une image qui fait référence au Cercle rouge de Melville – et que j'ai reliées par la suite pour en faire une petite histoire toute simple. L'atmosphère m'aide à dissimuler que j'ai du mal à raconter une histoire, à dessiner des personnages, à... (Rires) Oh, je suis assez critique envers moi-même, mais je vois aussi quand c'est bon. Il m'arrive alors d'être satisfait pendant un court moment, je mets une chanson et je mange encore un biscuit, avant le retour du stress, parce que les autres dessins devront aussi être à la hauteur. »

LE POIDS DE JE-NE-SAIS-QUOI
Il a dû dévaliser toute une biscuiterie, à en juger par le panorama grandiose qu'est devenu Nettoyage à sec. Tout comme Joris Mertens a connecté les différentes images de sa composition, la ville prend vie. Outre les références à Bruxelles, il contient aussi des influences parisiennes, et même la majestueuse gare centrale d'Anvers semble faire écho au doute et à la solitude de François.

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Cette ville composée, cette mosaïque magique nous en met plein la vue et pique également notre âme contemporaine. "Le monde va à vau-l'eau…", lit-on dans Nettoyage à sec. "Je ne pense pas du tout que tout était mieux dans les années 1970, loin de là même", dit Joris Mertens avec insistance. "Mais contrairement à l'aspect actuel très policé, avec le même mobilier urbain partout et ce besoin d'uniformité austère et impersonnelle, il régnait un certain désordre. À l'époque, la beauté côtoyait la décrépitude, la crasse donnait des couleurs à la vie et les ruines faisaient écho aux temps anciens. Nous étions plus libres et toujours en quête du bien et du mal."

« Cette friction permet de montrer le côté rugueux de la vie, les choses démolies mais qui font encore partie du monde. Et cela dit aussi quelque chose sur l'être humain. Aujourd'hui, il existe dans sa forme policée, dans une perfection fictive, alors que l'échec est tellement le propre de l'humain. On vit dans l'indignation, de tous côtés, et on oublie notre quête de soi et le besoin de douceur et de respect mutuel. Personne n'est quelque chose à 100 %. Ce sont ces extrêmes qui m'étouffent le plus actuellement. C'est pour cette raison que ma ville est avant tout composée de saletés et de choses qui ont disparu, c'est pour ça que ces choses-là sont tellement visibles. Et peut-être que c'est pour cela que je n'ai finalement pas opté pour les titres que j'avais en tête au début : des titres pathétiques comme 'L'abîme du désespoir' ou 'Le poids de je-ne-sais-quoi'. (Rires) Finalement, je préfère de loin Nettoyage à sec. Drôle, sans prétention, sec. Comme la vie. »

JORIS MERTENS : NETTOYAGE À SEC
Éditions Rue de Sèvres, 152 p., 25€

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