Alors que la Palestine est au cœur de l’attention internationale, la dabké — danse folklorique du Levant — investit les réseaux sociaux, les rues et les scènes bruxelloises. Geste collectif et acte de résistance, elle revient au KVS avec Badke(remix), une relecture d’un spectacle déjà présenté en 2013, cette fois portée par des chorégraphes palestiniens. « If you can’t say it, dance it. »
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Taper du pied pour faire entendre la Palestine: ‘Nous ne sommes pas que des victimes’
Sur TikTok et Instagram, les dabke challenges circulent depuis plusieurs années déjà. Mais depuis la fin 2023, dans le sillage de la guerre qui ravage Gaza, cette danse foklorique, traditionnellement pratiquée en groupe, connaît un nouvel élan viral. Au-delà des images d’enfants palestiniens dansant entre les carcasses d’immeubles éventrés, des vidéos affluent des quatre coins du globe sur les réseaux sociaux. On y exhibe ses meilleurs moves, ses frappes de pieds les plus assurées — autant de gestes offerts en signe de solidarité, en témoignent les hashtags qui les accompagnent.
À Bruxelles, des événements comme Estafette for Palestine, porté par Les Halles et le Kaaitheater, ont proposé des ateliers de dabké ouverts à tous. Chaque dimanche, au centre culturel De Rinck à Anderlecht, les cours de la troupe Dabke Love attirent un public désireux d’en épouser le pas, l’élan, la mémoire. Sur TikTok, Dabke Love rassemble près de 27 000 abonnés, participant à la hype autour d’une danse qui, sans être intrinsèquement politique, le devient par vagues — lorsque le monde vacille.
Cela ne date pas d’hier, la dabké a souvent accompagné les soubresauts de l’Histoire du Proche-Orient. Pour ne donner qu’un exemple, dès le début de la guerre civile syrienne en 2011, des performances de dabké ont rythmé les rassemblements contre le régime de Bachar al-Assad. Et lorsque les réfugiés syriens sont arrivés massivement à Bruxelles en 2015, ils ont emporté avec eux cette danse collective, qui a fait vibrer des lieux de rencontre de la capitale jusque tard dans la nuit.
Un autre contexte
Mais ça ressemble à quoi, la dabké, au juste ? Il vous faut imaginer un groupe de danseur. euses en ligne ou en demi-cercle, liés par les mains ou par les bras, qui frappent le sol à l’unisson. Les pieds martèlent, les jambes bondissent, les corps vibrent sur une rythmique cadencée, presque hypnotique. C’est une danse où la force du collectif prime, où l’énergie circule de l’un à l’autre comme une vague. On la danse surtout lors des mariages et des fêtes. Mais elle a aussi sa place sur les scènes de théâtre.
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Kurt Van der Elst
| Cela ne date pas d’hier, la dabké a souvent accompagné les soubresauts de l’Histoire du Proche-Orient.
En 2013, la dramaturge Hildegard De Vuyst, accompagnée des chorégraphes Koen Augustijnen et Rosalba Torres Guerrero, présentait Badke au KVS — une création née d’ateliers menés en Cisjordanie, coproduite par les Ballets C de la B (aujourd’hui rebaptisés laGeste), le KVS et la Fondation Qattan, une organisation palestinienne.
Sur scène, dix danseuses et danseurs palestiniens déconstruisaient les pas classiques de la dabké pour les mêler à l’énergie du hip-hop, du breakdance et de la danse contemporaine. Le spectacle, salué par la critique, avait tourné internationalement pendant plusieurs années, et ce compris à l’intérieur même d’Israël, à Nazareth.
Douze ans plus tard, Badke(remix) voit le jour dans un contexte radicalement différent. Si sa structure originale est conservée, le spectacle est désormais intégralement porté par des chorégraphes palestiniens. À la manœuvre : Ata Khatab, chorégraphe de Ramallah, et Amir Sabra, basé en Irlande et originaire de Naplouse. Le projet est coproduit par laGeste (nouveau nom des Ballets C de la B) et la compagnie palestinienne Stereo48, que Sabra co-dirige.
Interdiction de se déplacer
« Ce ne sont plus les mêmes corps ni la même époque », résume Ata Khatab, déjà impliqué dans la première version de Badke. À la tête de la direction artistique d’El-Funoun — institution culturelle majeure en Cisjordanie, pilier de la dabké contemporaine et symbole de résistance —, lui-même fils de l’un de ses fondateurs, il porte désormais sur scène une réalité politique transformée : plus dure, plus tendue mais traversée par une urgence nouvelle.
Interdit de quitter la Cisjordanie par les autorités israéliennes, Ata Khatab ne peut rejoindre les répétitions organisées à Gand. Ce n’est pas une situation inédite : en 2021, il a été emprisonné pendant quatorze mois. « Ce n’est pas la danse qui dérange », explique-t-il. « C’est ce qu’elle permet : mobiliser les jeunes, transmettre une culture, créer un sentiment d’appartenance collective. »
C’est aussi le cœur du projet Badke(remix) : faire de la scène un lieu de mémoire vive. Rebecca Kaoud, l’une des danseuses, le résume ainsi : « La dabké, c’est mon premier souffle. Une mémoire d’enfance. » Elle ajoute : « L’occupation tente d’effacer cet héritage. Mais à chaque frappe de pied, c’est la terre elle-même que nous appelons à se souvenir de nous. »
« Le monde ne voit pas la cage dont nous essayons de nous libérer en dansant »
Pour elle, c’est précisément cette capacité subversive de la dabké qui nourrit son engagement. « Par la danse, nous existons autrement — au-delà du statut de victimes. » Originaire de Ramallah et formée à l’Académie nationale de danse de Rome, celle qui est aussi chorégraphe défend une danse qui transcende genres et assignations sociales.
« En tant que femme palestinienne, danser et occuper l’espace scénique est un acte de résistance — un geste de défi dans une société où l’expression culturelle est souvent marginalisée et où nos corps sont politisés simplement parce qu’ils existent, bougent et créent. »
Patrimoine de l'humanité
Née dans les campagnes du Levant, la dabké tire son nom du mot arabe « dabka », qui signifie littéralement « coup de pied ». Comme l’explique Rebecca Kaoud, la tradition veut que les paysans frappaient la terre de leurs pieds pour l’aplanir, un geste simple devenu au fil du temps une danse rituelle et collective.
En décembre 2023, la « dabké populaire palestinienne » a rejoint la liste du patrimoine immatériel de l’humanité de l’Unesco. La dabké ne se résume pas à une simple danse : c’est tout un univers culturel, mêlant musique, instruments traditionnels — derbouka, mijwiz, tambours —, chants et paroles en dialectes locaux.
« En dansant, nous racontons toujours une histoire », dit Rebecca Kaoud. « Nous portons tant d’histoires — rarement autorisées à être dites. Des histoires qui révèlent la vérité de notre existence, de notre désir, de notre résistance. Comme celle de deux amants séparés, non par choix, mais par les barreaux glacés d’une prison, dans des territoires occupés par Israël, où même l’amour est perçu comme une menace. »
Aujourd’hui, la dabké dépasse le cadre folklorique. « Si nous étions un peuple libre, ce serait une danse du passé, empreinte de nostalgie », dit Ata Khatab. « Dans la réalité palestinienne, elle est un outil essentiel de résistance et un acte de transmission. Par cette danse, les Palestiniens enseignent leur identité à leurs enfants, préservant ainsi un lien vital avec leur culture. »
Pour le chorégraphe, il est crucial que la dabké ne devienne pas un simple objet de musée. Elle doit rester un art vivant, en évolution, capable de s’adapter aux défis du présent. « Les Palestiniens ne sont pas des individus isolés, mais les porteurs d’une culture dynamique, malgré les tentatives de la propagande sioniste de le nier. »
Trop inconfortable
« Ce qui fait le plus de peine, c’est que le monde ne voit pas la cage dont nous essayons de nous libérer en dansant », déplore Rebecca Kaoud. « J’ai parfois le sentiment que notre peine et notre lutte sont trop inconfortables pour les gens; que ça les met mal à l’aise. » Et c’est là que la danse trouve son sens : « Quand nos mots sont censurés, nos corps eux peuvent parler : If you can’t say it, dance it. »
Le spectacle Badke(remix) sera présenté à la mi-juin au KVS. Un retour aux planches dans un climat international explosif. « Le contexte de la guerre à Gaza joue à la fois pour et contre nous », admet Ata Khatab. « Certaines institutions nous ouvrent grand leurs portes. D’autres préfèrent garder leurs distances. En ce moment, tout le monde n’est pas prêt à accueillir des artistes palestiniens sur ses scènes. »
Pour l’heure, seules Bruxelles et quelques villes flamandes figurent au programme, d’autres dates en Europe devraient suivre. Mais pour le chorégraphe, le simple fait que des danseur.euses palestinien.nes du pays parviennent à performer aux côtés de ceux de la diaspora porte en soi un message puissant. « C’est là la magie de la dabké : rappeler que notre peuple reste indivisible. »
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